Édition du 26 mars 2024

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Politique canadienne

Au Canada, la crise économique et l'austérité étouffent les femmes

L’affirmation selon laquelle les crises économiques et l’’austérité ont un impact inégal sur la classe ouvrière - avec ses effets les plus importants sur les femmes et les enfants - est souvent entendu à gauche. Cependant, avec quelques exceptions importantes, cette affirmation est trop souvent un aparté ou une note de bas de page. Dans cet article, je tiens à examiner l’écnomie de l’austérité selon deux modalités : premièrement, par une réflexion sur les effets inégaux de l’austérité sur les femmes et les familles et, d’autre part, en examinant l’austérité elle-même comme phénomène sexué.

(Traduction Bernard Rioux)

Le Women’s Action Network porte les messages des femmes à City Hall !

Ce que je veux dire par là, c’est que ce n’est pas une coïncidence si les mesures d’austérité frappent plus lourdement les femmes que les hommes. Elles représentent les efforts déployés par le capital pour forcer la classe ouvrière à prendre de plus en plus de responsabilité à son entretien et à sa propre reproduction. Ces efforts détruisent les institutions qui socialisent une partie des coûts de cette reproduction, soit l’aide sociale, les congés de maternité, la garde d’enfants, les subventions aux retraites, la sécurité de la vieillesse et le logement social. Ces acquis, cibles d’attaques, ont été les fruits de dures batailles menées par le monde du travail et par les femmes en particulier.

La construction d’une crise

Un des principaux objectifs politiques et économiques du capitalisme néolibéral a été d’individualiser et de re-privatiser la responsabilité pour les soins et le travail reproductif. L’aide apporté par l’État, produits des vagues précédentes de mobilisations ouvrières et féministes est remis en question. Lorsque Margaret Thatcher a proclamé, "il n’y a pas de société », elle a défini précisément cette logique néolibérale : il ne doit exister aucun soutien, pas de travail de soutien en dehors de la famille.

Si ce n’est pas un nouvel ordre du jour et les mesures d’austérité ne sont pas seulement une réaction à la crise économique, mais plutôt une partie de la volonté actuelle de modifier les rapports de force. Ce qui est en jeu actuellement, c’est de comprendre comment on veut s’y prendre pour transférer le fardeau de cette aide sur le dos des familles.

La dette a été une arme puissante de l’arsenal néolibéral. Depuis des décennies, les gouvernements affirment que nous devons tous nous serrer la ceinture jusqu’à la dernière extrémité. Ils déplorent le manque d’argent pour les programmes de garderies publiques ou pour l’éducation post-secondaire. Mais, soudainement, ils ont été capables de trouver des milliers de milliards de dollars pour renflouer les banques et les grandes entreprises. Et tandis que certains pays - la Grèce, par exemple – ont des dettes nationales massives (la dette nationale de la Grèce est à environ 160% du PIB), le Canada a une dette publique de 34 pour cent du PIB, alors que la moyenne de la dette des pays industriels avancés se situent à 63 pour cent. Qu’est-ce qui se passe donc ?

La dette est utilisée comme un puissant outil idéologique pour forcer mettre l’austérité à l’ordre du jour et enfoncer ces politiques d’austérité dans la gorge des Canadiens. En même temps, on encourage une régression sociale profondément sexiste et qui, une fois encore, rejette le fardeau économique sur les familles.

Femmes et travail rémunéré : mises à pied et privatisation

Une façon que les économistes progressistes ont parlé d’austérité en termes de son impact sexospécifique a été de décrire un « moment masculin » et un moment féminin » « Cette distinction a l’avantage d’apporter une analyse selon le genre en ce qui concerne les mises à pied et la privatisation. À partir de 2008, il y a eu une première vague de licenciements décrite comme le « moment masculin » « car ces derniers ont touché principalement les travailleurs de sexe masculin du secteur privé. Par exemple, dans les huit premiers mois de la récession de 2008, des 370 000 travailleurs licenciés, 71 pour cent d’entre eux étaient des hommes. Ce fut dans ce cadre que plus de 500 000 emplois ont été perdus dans le secteur manufacturier au Canada depuis 2003.

Le « moment féminin » fait référence aux attaques contre les travailleuses du secteur public et les réductions des services publics et des programmes offerts nécessaires à l’entretien des personnes, y compris les soins de santé, l’éducation, la garde d’enfants, les bibliothèques, l’aide sociale, les pensions et le soutien aux personnes âgées. Parce que les femmes sont beaucoup plus fortement représentées dans ces emplois - dans de nombreux cas, elles représentent la majorité des travailleurs confrontés à des licenciements dans les emplois du secteur public - l’argument est qu’elles sont beaucoup plus sévèrement touchées par ces réductions.

Bien que cette façon de voir décrivent certaines dimensions sexospécifiques des pertes d’emplois dû à la récession dans les secteurs privé et public , son silence sur la relation entre le travail rémunéré et non rémunéré néglige certaines des conséquences les plus importantes de l’austérité.

Un exemple. L’argument selon lequel la crise dans le secteur manufacturier représente un « moment masculin » ignore complètement leurs conséquences des licenciements masculins sur leurs partenaires féminins et sur les familles. Ces pertes d’emplois, le fardeau de la reproduction et del’entretien des familles les plus pauvres est maintenant massivement retombé sur le dos des femmes. Le travail non rémunéré des femmes a augmenté, y compris le stress lié à la nécessité de faire face aux coûts de garde d’enfants, du logement et de l’épicerie avec un budget réduit et dans un contexte du travail émotionnel associé à une perte d’emploi. Les femmes dont les partenaires masculins ont été mis à pied deviennent souvent les premiers pourvoyeurs de leur famille, sans compter la nécessité d’occuper un second ou un troisième emploi. Ce n’est pas un hasard si le déclin des emplois manufacturiers est lié à un boom des emplois précaires, mal payés, non syndiqués, féminisées dans les secteurs de la vente au détail ou des services.

En même temps, souligner le travail non rémunéré de soutien et de reproduction éclaire l’impact des suppressions d’emplois dans le secteur public . Dans ce soi-disant « moment féminin », il est utile de souligner le nombre d’emplois frappés par les réductions effectués dans le secteur public. Dans son plus récent budget, le gouvernement fédéral visaient une réduction de 19 000 emplois.

Et, comme l’examen du budget fédéral de 2012 nous le rappelle fédéral,

"Ce chiffre ne comprend pas l’impact des exercices précédents de coupures qui permettra de réduire les emplois au cours des 3 prochaines années, y compris les examens stratégiques de 2007-2010 et le gel du budget pour 2010. Les coupures de 19 000 emplois n’est qu’un début. Il y a encore 6 300 postes visés par les examens stratégiques de 2007 à 2010 et 9 000 autres postes visés par le gel du budget. Au total, la réduction de 2011 à 2014-15 sera 34 000 postes. Et cela seulement dans la fonction publique. "

Il est absolument essentiel de voir les attaques soutenues de tous les niveaux de gouvernements au Canada contre les travailleurs et les travailleuses du secteur public sont des attaques contre l’équité. Les emplois du secteur public sont parmi les mieux rémunérés, sécurisés. Ce sont des emplois syndiqués où les femmes et les personnes de couleur sont fortement représentées au Canada. Les mesures d’équité en emploi dans le secteur public ont été une victoire extrêmement importante fruit de luttes acharnées de la classe ouvrière. Les attaques contre la protection des emplois, contre l’ancienneté ont été des composantes majeures des efforts déployés par l’État et le capital pour affaiblir les syndicats du secteur public. Ces attaques visent directement les femmes et les personnes de couleur qui ont été embauchées dans les 15 ou 20 dernières années. Il s’agit d’un effort évident pour diviser les travailleurs âgés et les jeunes - et pour encourager les divisions entre travailleurs sur la base du sexe et de la race.

Les attaques contre la sécurité d’emploi et contre l’ancienneté affectent de manière disproportionnée les femmes selon différentes modalités. Elles pénalisent les femmes qui ont pris congé de leur emploi pour avoir et élever des enfants ou pour accorder des soins aux parents âgés ou à d’autres membres de leur famille. En l’absence d’un programme de garde d’enfants abordable et public,et du peu de soutien public des personnes âgées ou des personnes souffrant de maladie chronique ou d’invalidité, les travailleuses deviennent en grande partie les responsables de ce travail non rémunéré de soutien et de soins de différentes sortes. Elles doivent concilier le travail rémunéré avec ces responsabilités. Dans le secteur public, le travail à temps partiel bénéficiant d’avantages sociaux, y compris d’une couverture santé et de dispositions concernant les congés de maladie, les jours de vacances flexibles, et les congés de maternité (et de paternité) prolongés était une façon de s’en sortir. La solution qui restera, et qui se répandra, consistera à avoir deux ou trois emplois extrêmement précaires et mal payés dans le secteur privé des services.

Compressions dans les services et le travail non rémunéré

Dans un article sur le féminisme et l’austérité dans « n + Occupyer Gazette », Silvia Federici parle de l’impact sexospécifique des coupures liées à l’austérité, en faisant valoir qu’« il est bien entendu que dans la foulée des coupures, les femmes devront compenser pour ces dernières » Lié à ces réductions d’emplois, les mesures d’austérité attaquent des services qui sont pour beaucoup de gens - pour le dire crûment - la différence entre la vie et la mort. L’aide à domicile pour les personnes âgées, les refuges pour itinérants, les abris et le soutien pour les victimes de violence conjugale, le logement subventionné et l’aide sociale entrent manifestement dans cette catégorie.

Les coupues à ces programmes sont inhumains. Comme l’organisation ontarienne Health Provaiders Against Poverty l’ a fait remarquer récemment en réponse au budget 2012 de l’Ontario, "Un gel des niveaux d’aide sociale est effectivement une coupure sur le revenu des gens qui se battent pour vivre avec près de 60 pour cent de moins que ce qu’ils ont reçu de l’aide sociale il y a 20 ans. "

Comme cela a été bien démontré, ces réductions sont racialisées et genrées. Les familles monoparentales dirigées par des femmes et les personnes racialisées, y compris les populations autochtones, sont beaucoup plus susceptibles d’être pauvres et ont besoin de ces services et de soutien. Rappelons le fait que la différence d’espérance de vie à l’âge de 25 ans entre les groupes de revenus plus élevés et les plus faibles au Canada est de 7,1 ans pour les hommes et 4,9 ans pour les femmes.

Les compressions dans les autres types de services – les retraites et la sécurité de la vieillesse, les bibliothèques, les subventions pour la garde des enfants, les programmes de nutrition dans les écoles, les programmes parascolaires, pour les centres communautaires, de transit - sont également essentiels, car ils représentent d’importants efforts pour socialiser le travail lié au soutien et à la reproduction humaine.
La logique derrière ces coupures est claire : l’État est de plus en plus réticents à fournir des services qui aident à maintenir et à entretenir et à reproduire la classe ouvrière. Ces coûts ne seront pas payés par les impôts, et ils ne seront certainement pas payés en taxant les riches et leurs entreprises. Les coûts seront supportés par les familles individuellement. Les familles doivent s’organiser par elles-mêmes afin de gérer les coûts associés à l’éducation des enfants et au vieillissement de la population. Le travail non rémunéré et non reconnu des femmes est essentiel dans le cadre des politiques d’austérité, car il est considéré comme une ressource infiniment élastique, capable de s’étirer pour répondre même à toutes les exigences.

Mais bien sûr, ce travail n’est pas infiniment élastique, et nous savons que beaucoup de gens tombent à travers les mailles du filet. Inévitablement, travailler dans des emplois encore plus précaires ne suffira pas à payer le loyer et mettre de la nourriture sur la table. Dans un contexte où les hommes font encore des salaires plus élevés en moyenne que les femmes et où le divorce ou la séparation entraîne généralement une chute du niveau de vie des femmes, la pression économique peut forcer de nombreuses femmes à rester dans des relations qu’ils préféreraient rompre. De plus, les difficultés économiques seront traitées par d’autres moyens : s’endetter davantage, frauder le fisc ou le bien-être, plonger dans la prostitution, le trafic de drogue, la mendicité, le vol... L’État sait que trop, qui nous aide à comprendre la logique derrière le caractère punitif de la loi Omnibus sur le Crime.

Aller de l’avant

Sans aucun doute, c’est une situation désastreuse, qui continuera d’exiger une résistance différenciée et bien coordonnée. Il sera nécessaire de rassembler une large coalition des forces sociales. Certaines s’organisent déjà. À Toronto, par exemple, la riposte coordonnée contre les coupures au niveau municipal par le « Toronto Stop the Cuts » et de ses alliés dans la communauté et le mouvement ouvrier a eu un grand impact. Mais nous aurons besoin d’élargir et d’approfondir cette mobilisation. Il sera également important d’y intégrer une analyse féministe et des initiatives liées au travail non rémunéré effectué par les femmes au foyer et dans la communauté.

La mobilisation contre coupures d’emplois et les interruptions de service doit être jumelée à un large débat sur le travail de soin. Ces questions vont devenir encore plus essentielles dans le contexte où les ménages vont être encore plus endettés, dans un contexte où manque d’un programme de garderies publiques nationales, où la population vieillit rapidement, où est remis en question les soins aux personnes âgées ou un une pension appropriée, dans un contexte où une pauvreté élevée frappent les enfants. Le travail du soin aux gens doit être considérée comme une partie essentielle de notre économie, et non relever de la seule responsabilité des familles surchargées et mal supportées. •


Adrie Naylor est membre du Comité d’action féministe du Greater Toronto Workers’Assembly. Elle est membre du "St. Clair West Chapter of Toronto Stop the Cuts" et elle est éditrice d’ « Upping the Anti ». Cet article est paru dans New Socialist Webzine.

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