Édition du 9 avril 2024

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Arts culture et société

Cinéma - La figure du Joker et ses avertissements

Le Joker, éminent « vilain » des aventures de Batman est une figure intemporelle, capable toutefois de nous parler de notre présent et des monstres naissant dans les marges, là où prolifère dans l’indifférence générale, une misère politiquement construite.

Tiré du blogue de l’auteur.

Quand Hollywood résiste...

Sorti le 9 octobre dernier en France, le film Joker fait figure d’exception dans un Hollywood actuellement dédié à nous resservir ad nauseam des licences, dont les adaptions ont bien souvent pour seul mérite de garantir la propagation de leurs produits dérivés. Si l’univers de Batman et son décor urbain a toujours été idéal pour déployer les codes du polar, il permet à travers ses espaces de mettre en scène à grand renfort de symbolisme, la lutte des classes et les figures qui la représente. Avec une interprétation magistrale de Joaquin Phoenix, ce JOKER de 2019, particulièrement savoureux, nous parle plus que jamais de notre présent, des monstres qui naissent dans les marges invisibles, là où stagne dans une indifférence générale, la misère corroborée par le cynisme des puissants.

Les sources de la violence

Souvent on s’étonne de l’actualité et des excès de violence qui font les choux gras de la presse sensationnaliste. "Mais pourquoi s’évertuer à détruire tout sans raison ?", se demande alors la cliente d’une boulangerie saccagée par ces "sauvages" de manifestants. "Notre réponse sera ferme et exemplaire", rétorque alors un quelconque ministre de l’intérieur au visage impassible. Cette violence est consciemment affichée en boucle pour mieux la définir comme un phénomène qui serait représentatif (on pense à tout l’appareillage communicationnel déployé quand il s’agit de retourner l’opinion publique contre un quelconque mouvement social en se centrant uniquement sur les prétendus "casseurs"). S’il s’agit déjà d’une énorme faute de déontologie assumée par toute une partie du corps médiatique, le plus grave serait de corrompre la fonction même du journalisme ; celle d’informer. Heureusement, il existe de prestigieuses écoles pour apprendre à contourner tous les codes d’éthique et performer au journal télévisé.

Peut-être serait-il de bon augure parfois, que les spécialistes du "tout" laissent un peu leur place à des commentateurs plus aguerris capables d’expliquer les racines de cette violence si énigmatique. Hormis quelques pathologies sévères et irréversibles qui altèrent parfois le bon fonctionnement du cerveau humain, je ne pense pas qu’un individu ou qu’une foule devienne violente sans raison. S’il existe bien des façons de faire cette généalogie de la violence, l’étude du contexte est généralement essentielle pour en comprendre les mécanismes. Le cinéma parfois, qui plus est le cinéma hollywoodien, ose faire cette introspection et parvient à livrer des satyres d’une rare lucidité. On pense à Docteur Folamour en son temps, mais bien d’autres exemples pourraient être cités.

Un monde de prédateurs

Voilà ce que parvient à faire le film Joker, érigeant l’un des "vilains" les plus charismatiques de notre mythologie contemporaine, en une figure plausible de rébellion. Certes, on voit dans les films ce que l’on souhaite parfois voir, avec un filtre qui altère notre interprétation et rend la critique de cinéma objectivement subjective. Gotham City devient alors le théâtre de nos peurs, de nos angoisses, mais aussi la représentation d’un monde où les prédateurs sont érigés en modèles. Nous sommes dans une ville tenue par une élite financière (l’Empire Wayne), soucieuse de préserver ses intérêts, s’autoproclamant ambassadrice du "Bien", tout en tenant la plèbe à l’écart de ses privilèges. Fabuleuse image d’ailleurs que cette foule en colère devant une salle de cinéma passant The Modern Times de Charlie Chaplin et réservée à une élite endimanchée, se gaussant des cabrioles de la figure du prolétaire.

L’argent : culte des temps modernes

Ces prédateurs prennent l’apparence de trois jeunes salariés profitant de leur position sociale pour humilier une jeune femme dans le métro. Ils sont la figure de la prospérité, représentants d’une grande entreprise, certainement diplômés des plus grandes écoles et profitant des avantages de leur "réussite". Leur assassinat va ébranler tout Gotham City car ils sont les ambassadeurs de tout un système, du moins de sa partie émergée, celle des gagnants et des "méritants". Cette idée du "mérite" que défendent la grande majorité des politiciens et des entrepreneurs se doit de tout expliquer. Si quelqu’un est pauvre, c’est parce-qu’il ne travaille pas assez. Les hommes se font "eux-mêmes", sans bénéficier ou souffrir des mouvements extérieurs à leur volonté. Les partisans du "progrès sans limite" s’accrochent donc à un Malthusianisme vieux de deux siècles.

Il est tout de même effrayant de constater que ceux qui défendent en permanence l’idée d’un rationalisme acharné pour expliquer le monde, reléguant au passage tout un pan du patrimoine de l’humanité à des "sous-cultures" ou des "temps obscurs", se soumettent si facilement à des croyances aussi farfelues que celles des oracles de la finance (la "destruction créatrice", la "main invisible", le marché "autorégulé" et autres miracles annoncés). Ce déterminisme si marqué quant à l’idée de la place qu’occupent les individus dans ce monde, relève d’une dévotion quasi religieuse dont les leaders sont les prophètes. Car c’est ce que les institutions disséminent au sein même des programmes éducatifs. Les grandes écoles inaccessibles ne sont-elles pas devenues, pour la plupart, des usines à reproduction sociale favorisant l’ascension des prédateurs ? Le monde n’est-il pas régulé par l’ascendance des forts sur les faibles ? Et qui sont les individus qui se sentent le mieux dans un monde érigé en une compétition permanente, sinon ceux que l’on prépare à occuper ces positions ?

Si j’affirmais plus haut que la violence ne venait jamais de nulle part, je pense que c’est également valable pour ceux qui la "subliment" en un outil de domination légitime. Programmés au sein de leur milieu familial et social à sans cesse l’affûter, il s’agit de transmettre une vision du monde qui leur semble juste car ils n’en sont jamais les victimes. Et c’est là que le personnage de Batman devient intéressant car sa raison d’être découle d’une lutte très paradoxale. Si le film ne va pas jusqu’à aborder les prémices de l’homme chauve-souris, le meurtre de ses parents, événement tragique et déclencheur dans sa carrière de justicier, n’est que la conséquence d’une spirale de violence, entretenue par un modèle sociétal finalement très "primitif".

Le Batman et Le Joker agissent souvent en miroir dans les nombreuses adaptations de la licence. L’un ne va pas sans l’autre, leur existence est liée. L’un se drape d’une tenue sombre et mystérieuse représentant le "bien". L’autre joyeux et bariolé représenterait "le mal" incarné. Pourtant, Bruce Wayne est un milliardaire philanthrope qui possède la ville. S’il le souhaitait, il pourrait redistribuer sa richesse et peut-être endiguer cette misère qui engendre la criminalité. Les rôles se confondent et l’oeuvre de Todd Phillips n’a jamais autant questionné cette confusion déjà suggérée dans la trilogie de Christopher Nolan.

Retour de flamme

Si l’on se prend de pitié pour ce clown triste dont la main "invisible du destin" s’abat impitoyablement pour mieux le briser à chaque tentative d’intégration, on jubile presque en le voyant prendre sa terrible revanche. Une revanche au goût amer toutefois puisqu’elle passe par le sang et la violence. Cette violence physique et matérielle, dont les perdants et les oubliés sont les auteurs devenus incontrôlables, agit en conséquence d’une humiliation symbolique trop longuement passée sous silence.

Abordée théâtralement dans le Parasite de Bong-Joon-ho, où l’odeur fixe la limite entre ceux qui possèdent et ceux qui souhaitent posséder, cette violence que l’on définit comme "symbolique" en sciences sociales, finit toujours par investir le réel d’une façon spectaculaire et effrayante. À chaque éruption de cette violence "non légitime" ("classes laborieuses, classes dangereuses"), les dominants (ici représentés par le présentateur de talk-show ou le milliardaire T.Wayne) s’empressent de la dénoncer sans jamais essayer d’en déterminer la cause.

Cette violence n’est souhaitable pour personne pour des raisons d’intégrité morale et physique bien entendu, mais aussi parce qu’elle prépare souvent l’avènement d’un pouvoir encore plus coercitif. Soit par la reprise en main du pouvoir déjà en place et l’usage immodéré des forces de l’ordre et de tout l’appareil législatif à disposition (ce que nous sommes actuellement en train de vivre en France). Soit par une figure tyrannique de remplacement, portant la révolution comme étendard et terrorisant le moindre opposant à ce nouveau régime décrit comme "libérateur". L’Histoire regorge malheureusement de très nombreux exemples, notre présent aussi...

Le rire du clown triste

Alors qu’un clown se doit d’être toujours joyeux et amusant, celui-ci ne rit plus que par contrainte. Ce rire terrible, expulsé tel un spasme d’automate programmé pour divertir, annonce en écho une rage devenue difficile à contenir. "Il faut être joyeux", lui répète continuellement sa mère, "Eh bien, j’aimerais mieux être malheureux que de connaître cet espèce de bonheur faux et menteur dont vous jouissez ici !", aurait répondu le protagoniste du Meilleur des Mondes de Aldous Huxley. Cette injonction au bonheur permanent dicté à travers la publicité, l’entertainment ou les programmes fallacieux de "développement personnel", ne saurait cacher l’érosion des liens qui permettent de vivre ensemble dans un environnement apaisé. Le divertissement ne fonctionne qu’un temps lorsqu’il s’agit de cacher les frustrations qui ne cessent de croître jusqu’au débordement.

Ce rire forcé ou plutôt forcené annonce l’avènement d’un monstre. Ce monstre que l’on créer et qui vient sans cesse nous hanter par des actes terribles (attentats, agressions, émeutes...). Ce monstre si bien décrit dans le Ça de Stephen King (un autre clown démoniaque) et qui personnifie les actes malveillants des habitants de la ville de Derry. Le film ne cautionne pas un tel déchaînement de violence. Les autres aventures du Joker nous montrent d’ailleurs la folie qui s’empare du personnage et son goût prononcé pour le chaos et la destruction. C’est un avertissement sur les conséquences irréversibles d’un système basé sur le cynisme et l’humiliation. En faisant de la "rentabilité" l’intérêt supérieur de chaque action, en subordonnant tout notre système de valeurs par la réussite matérielle et individuelle, nous risquons nous-mêmes d’alimenter ces monstres et de les laisser proliférer...

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