18 avril 2022 | tiré du site alencontre.org
http://alencontre.org/ameriques/amelat/colombie/colombie-bogota-un-an-apres-la-revolte-une-experience-socio-politique-au-dessus-des-nuages-a-la-hauteur-des-reves.html
Nous sommes à la périphérie de la périphérie de Bogotá. C’est ici que la ville côtoie le páramo [écosystème des régions situées au-dessus de la ligne forestière continue] à une altitude de 3100 mètres. Où la précarité des habitations révèle que des milliers de paysans ont dû grimper, littéralement, pour trouver un bout de terrain sur lequel construire leur maison. Toutes ont été construites par des familles de paysans fuyant la violence et par des migrants vénézuéliens.
Le modèle ordinaire des autoconstructions est la verticalité, pour tirer le meilleur parti du terrain. Deux étages sont le minimum, mais cela peut être trois, en fonction du nombre d’enfants et de petits-enfants des familles. Le travail est à inventer : vente ambulante, recyclage de cartons et emplois temporaires montrent la précarité de la vie derrière les briques rouges et les toits de tôle.
L’Alto Fucha compte quelque six mille habitants, mais à La Cecilia, ce quartier coincé entre le páramo et la vallée, où coule la rivière Fucha, ils sont à peine plus de mille. Amener l’eau et l’électricité dans les maisons a été un véritable combat, rendu possible grâce à l’organisation du quartier. Dans la rue principale, toujours en pente, se dresse la Casa de la Lluvia (des Idées), une construction simple avec une structure en bambou ou troncs creux légers (guaduas), des murs légers et des toits transparents.
***
La maison est le centre social et culturel de La Cecilia, située dans la réserve forestière des Cerros Orientales de Bogota. Il a été construit par des dizaines de voisins dans le cadre d’un travail communautaire qui a débuté en 2012, il y a tout juste dix ans.
La zone est riche en ressources et, en raison de son emplacement, elle est convoitée par la spéculation des grands promoteurs immobiliers, qui cherchent à faire des affaires avec des secteurs disposant de hauts revenus s’ils parviennent à déposséder les habitants actuels. Cela est plus que difficile en raison du haut niveau d’organisation de la communauté et de la conscience claire des enjeux.
L’unique pièce de la Casa de la Lluvia est remplie de jeunes, filles et garçons. Il doit y avoir plus de 70 personnes, appartenant à 22 collectifs du quartier et des environs. Ils sont venus pour partager et débattre, pour écouter de la musique et lire des textes. Le matin, ils construisaient un espace en plein air avec des guaduas, de longs troncs creux et épais qui, disent-ils, sont plus résistants que le bois.
Nous avons ensuite déjeuné chez Tina, une voisine qui ouvre ses portes à la communauté, et où les gens se sentent chez eux. Mais si vous ne mangez pas tous les plats qu’ils servent, deux au minimum, vous êtes rigoureusement grondé par les dames en cuisine qui surveillent votre attitude.
La ronde (la réunion collective) commence à prendre forme. Au-dessus de la porte, un énorme panneau en laine indique : « Digna Rabia ». Iván, de Huertopía, un collectif pionnier qui soutient plusieurs jardins potagers et en promeut des dizaines, explique que Bryan Cárdenas, l’un des fondateurs, s’est noyé à Chipas après avoir visité des communautés de l’EZLN. Le zapatisme a une place dans le cœur de ces collectifs.
La présentation de chaque groupe est dynamique mais dure plus d’une heure : bibliothèques, groupes de défense des droits de l’homme, groupes de défense de la nature et du territoire, groupes de femmes et de médias d’en bas, groupes artistiques et culturels, groupes de musique populaire et rappeurs. La surprise est assurée par un groupe d’enfants : Huerta Raíces de la Montaña (Jardin des racines de la montagne).
Ils montrent leur page Facebook pour expliquer qui ils sont et ce qu’ils font : « Nous, les filles et les garçons du collectif Raíces de la Montaña, connaissons l’eau, nous connaissons la terre, nous connaissons le vent, nous connaissons le feu, nous connaissons l’amour, c’est pourquoi cet espace est né de nos cœurs, un espace qui a subi autant de changements que notre existence… »
***
Ils s’occupent de l’un des 23 potagers urbains de ce quartier. Combien y en a-t-il dans tout Bogota ? Et ils le font en jouant et en riant, comme les enfants qu’ils sont.
L’un des hébergeurs, Francelías, explique que la Casa de la Lluvia est « une classe environnementale ouverte construite par la communauté elle-même, car ici tout, tout, a été fait par la communauté. » Il ne le dit pas en public, mais il a reçu plusieurs menaces de groupes para-policiers, c’est-à-dire de l’Etat colombien, parce qu’à un peu plus de 30 ans, il est l’un des leaders du quartier.
Dans la visite, il explique que Huertopía, le collectif qui a commencé il y a quelque temps avec la promotion de potagers urbains, s’est transformé au contact des communautés, où il a pris racine et il a changé, comme cela arrive à toute vie qui est vraiment vivante.
« Le jardin ne sert pas seulement à produire de la nourriture », explique Yodi. « Nous créons des relations sociales, de nouveaux sentiments et de nouveaux sens. Le jardin est une sorte de pédagogie de l’art et de l’éducation à l’environnement. » A côté d’elle, entourée d’enfants agités, Laura ajoute que « tout ce que nous faisons reproduit la vie ». Elle est active dans le domaine des peintures murales, un art collectif qui a gagné une énorme popularité avec la révolte de l’année dernière, déployant ce qu’elle appelle elle-même « l’artivisme ».
Un peu plus sérieusement, Iván ajoute que « le potager fait partie d’un projet de résistance, lié aux collines et aux rivières, un lieu de rencontre pour la résistance ». L’objectif de toutes les personnes présentes est de « transformer les Comandos de Atención Inmediata (CAIS) – unités locales de la Police Nationale de Colombie – en potagers et en bibliothèques ». Les Comandos de Atención Inmediata sont des unités de police territoriales qui sont déployées dans chaque quartier afin de maintenir le contrôle de la police sur la population. Ces dernières années, des centaines d’entre elles (CAIS) ont été brûlées et quelques-unes ont été transformées en bibliothèques populaires dans toutes les grandes villes.
Un militant chevronné affirme que pendant la révolte [dès avril-mai 2021], il y avait une relation directe entre les jardins potagers et les soupes populaires qui étaient installées aux points de résistance. Pour la première fois de leur vie, de nombreux « fauchés » ont eu « trois coups » en une journée, soit trois repas, un rêve impossible dans la vie quotidienne de ceux qui sont au bas de l’échelle. [Voir sur les formes de cette protestation populaire l’article publié sur ce site en date du 24 août 2021.]
***
Peu avant la fin du tour, une pluie impertinente se met à tomber sur les toits et nous empêche d’écouter les dernières interventions. Alors que la réunion commence à se disperser, des sons émergent, d’abord un rap dénonçant les brutalités policières. Un garçon demande, en dansant : « Combien de personnes pourraient manger avec ce que vaut un uniforme de l’Esmad ? » [Esmad : Escuadrón Móvil Antidisturbios]. Aux points de résistance, disent-ils, le rap était le son capable de faire bouger les corps et les consciences.
Puis la musique andine de l’Agrupación Moque – inspirée des rythmes quechuas d’Otavalo [un peuple indigène d’Equateur] – se fait entendre, calme et profonde. Avant de partir, ils montrent des photos de la construction de la Casa de la Lluvia, il y a quelques années à peine, alors qu’elle était la dernière du quartier. Aujourd’hui, on peut voir de nombreuses autres nouvelles constructions en haut de la colline, qui s’installent suite à la migration ininterrompue des paysans.
Nous nous promenons dans le quartier et Francelías nous montre les jardins potagers qui entourent la maison et les espaces communs qu’ils ont créés et qu’ils entretiennent, tandis que certains voisins jettent des regards curieux par les fenêtres. Désignant les maisons, il explique que toutes arboraient des chiffons rouges durant les premiers mois de la pandémie, signe que la famille était affamée. La solidarité et les casseroles étaient la réponse du quartier à l’insupportable absence de l’Etat.
Regardant vers la montagne, il explique que le collectif rêve de gérer l’éventuel parc lié à Fucha, en haut des deux collines. Ils ne cessent de rêver, peut-être parce qu’ils vivent au-dessus des nuages, loin du vacarme infernal de la grande ville. (Article publié sur le site desInformémonos et de Correspondencia des prensa, le 11 avril 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Un message, un commentaire ?