Édition du 16 avril 2024

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Economie internationale

Comment la guerre en Ukraine a changé le monde de l’énergie

En un an, le conflit provoqué par la Russie a redessiné de fond en comble les routes et les marchés énergétiques. Les États-Unis ont remplacé la Russie comme premier fournisseur de gaz en Europe. Le pétrole russe coule désormais vers l’Asie. Deux blocs mondiaux se font face.

Tiré de Médiapart.

Début 2022, aucun.e spécialiste de l’énergie n’aurait osé parier sur un tel bouleversement. Il leur semblait même impossible que des routes d’échange, des flux mondiaux instaurés parfois depuis des décennies, puissent être bouleversés. Et pourtant ! En un an, la guerre d’Ukraine provoquée par la Russie a redessiné de fond en comble le monde de l’énergie, les modes d’approvisionnement et de consommation, les voies d’acheminement.

Si le contrôle du pétrole, du gaz ou du charbon a toujours fait l’objet de féroces batailles politiques et géostratégiques, et de guerres d’influence, les différentes productions ont continué malgré tout à circuler dans le monde, afin de répondre à une demande elle aussi mondiale. Avec la guerre en Ukraine, toutes les pièces de l’échiquier ont bougé, instaurant de nouveaux circuits, rendant caduques du jour au lendemain des infrastructures lourdes, érigeant des frontières dans la circulation mondiale.

L’énergie est devenue un théâtre d’affrontements entre les États-Unis et la Russie, respectivement premier et troisième producteurs mondiaux de pétrole, et de leurs alliés.

Premier fournisseur de l’Europe, le régime de Vladimir Poutine, qui a bâti toute sa puissance et son économie sur la rente gazière et pétrolière, a été le premier à utiliser l’arme de l’énergie comme moyen de chantage et de rétorsion, particulièrement face à l’Europe. Celle-ci a très vite mesuré son état de dépendance : tout au long du printemps et de l’été 2022, Moscou et son bras armé Gazprom n’ont cessé de jouer avec les nerfs des pays européens, menaçant de suspendre les arrivages gaziers pour les reprendre, avant de les suspendre à nouveau, imposant de nouvelles règles selon son bon vouloir.

Les États-Unis et leurs alliés européens ont répliqué. Neuf paquets de sanctions ont été adoptés par les États membres de l’Union européenne et le G7 depuis le 24 février 2022. Du gel des avoirs de la Banque centrale de Russie à l’étranger au plafonnement des prix du gaz et du pétrole en passant par l’interdiction de tous les échanges interbancaires internationaux par la Russie et l’embargo sur toutes les technologies et les équipements critiques, des mesures sans précédent ont été adoptées pour tenter de priver le régime de Vladimir Poutine des ressources nécessaires pour financer son invasion en Ukraine. En vain, jusqu’à maintenant.

L’effondrement économique de la Russie, « en trois semaines » comme l’avait promis le ministre des finances français, Bruno Le Maire, fin février 2022, n’a pas eu lieu. Même si l’économie russe est durablement affaiblie, elle résiste malgré tout. La balance commerciale russe a atteint un excédent record de 282,3 milliards de dollars (contre 170 en 2021) : la flambée des prix de l’énergie lui a permis de compenser, et même au-delà, la baisse des volumes vendus.

  • L’énergie façonne l’ensemble de l’économie, elle en est l’élément constitutif essentiel.

Ces chiffres contribuent à alimenter le débat, qui n’est pas près de se tarir (lire ici ou ), sur la pertinence des sanctions. Celles-ci sont revenues partiellement en boomerang et l’Europe en paie le prix fort. Dans un marché très tendu, à peine remis des chaos engendrés par la pandémie mondiale, cette guerre de l’énergie s’est traduite par une flambée des cours sans précédent. En un an, les prix des hydrocarbures ont bondi de plus 75 % pour le pétrole, plus de 200 % pour le gaz en moyenne. La crise énergétique a déjà coûté près de 800 milliards d’euros au continent, selon les derniers calculs de l’institut Bruegel. Une partie substantielle de ces surcoûts est venue alimenter les superprofits des groupes pétroliers et énergétiques.

Cette explosion des coûts rappelle une donnée oubliée par beaucoup : plus que tout autre facteur, l’énergie façonne l’ensemble de l’économie, elle en est l’élément constitutif essentiel. En quelques semaines, toute l’économie européenne, aux premières loges de la guerre en Ukraine, et dans une moindre mesure l’économie mondiale, a ressenti les secousses de ce choc énergétique. Partout.

L’inflation, qui avait quasiment disparu depuis trois décennies, et avait resurgi à la sortie de la pandémie en raison des goulots d’étranglement, a bondi. En moyenne, elle s’est élevée à plus de 10 % dans la zone euro mais avec des pointes à 23 % en Lituanie, 15 % aux Pays-Bas. Tous les secteurs sont touchés, certains, notamment dans l’industrie lourde, décidant même de se mettre à l’arrêt, incapables de faire face à des factures d’énergie exorbitantes. Les banques centrales occidentales ont été obligées de remonter les taux, faute d’autres instruments à leur disposition, pour tenter de juguler la hausse des prix.

L’Europe est parvenue à éviter, jusqu’à présent, une récession tant redoutée. Mais les dégâts économiques sont considérables. Pour la première fois de son histoire, la zone euro, traditionnellement exportatrice nette, affiche un déficit commercial de 2 87,3 milliards d’euros pour les onze premiers mois de l’année, selon les données d’Eurostat. L’Allemagne, le moteur économique de l’Europe, voit son modèle économique et géopolitique ébranlé : les fondations de la machine industrielle allemande, bâtie sur une énergie peu chère en provenance de Russie et exportant dans le monde entier, sont ébranlées.

Mais ce bouleversement énergétique est aussi géopolitique. Les nouvelles voies d’acheminement du pétrole et du gaz mises en place par la Russie pour contourner les sanctions, bien plus rapidement que ne l’avait escompté l’Occident, tracent un monde qui se fragmente, qui se réorganise selon d’autres axes. Le refus de l’Opep comme celui de nombre de pays d’accompagner les sanctions arrêtées par le G7 ou de s’y joindre dit encore plus que le premier vote de l’ONU demandé pour condamner l’invasion russe : les déchirures mondiales sont béantes, mettant au jour un certain isolement occidental. Le monde se fracture et le secteur de l’énergie est le premier à en rendre compte.

Le grand renversement des flux gaziers

Quelques mois de guerre d’Ukraine ont suffi pour atteindre un but que la diplomatie américaine n’était pas parvenue à réaliser en dix ans : le flot incessant du gaz russe vers l’Europe est interrompu. Alors que les livraisons gazières représentaient plus de 50 % de la consommation gazière européenne, et parfois jusqu’à 100 % pour des pays comme la Hongrie, la Tchéquie ou la Finlande, les exportations de Gazprom vers l’Europe sont tombées à 7 % fin 2022, certains pays enclavés du continent n’ayant pas d’autre solution à ce stade que de s’en remettre au gaz russe acheminé par gazoduc.

Le pari européen de se priver de gaz russe paraissait inaccessible à beaucoup, lorsque la Commission européenne, sous l’impulsion de la Pologne et des pays Baltes en particulier, fixa comme objectif de diminuer des deux tiers les achats à l’automne, avant de les arrêter complètement. La Russie livrait alors 155 milliards de mètres cubes par an au continent. Comment retrouver une telle quantité de gaz, indispensable aux économies européennes, pour remplacer la Russie, premier producteur mondial, alors que les sources de substitution sont rares ?

Les États membres de l’Union, persuadés jusqu’alors que le marché suppléait à tout, ont découvert leur vulnérabilité et compris leur incurie. Au nom des bienfaits de la concurrence, 90 % des capacités de stockage en Europe étaient désormais aux mains du privé (y compris de Gazprom). Et quasiment vides : les exploitants, soumis à aucune obligation ni contrôle, estimant qu’il était de bonne gestion de conserver des quantités minimales afin de ne pas immobiliser inutilement de l’argent.

Les Européens se sont aussi rendu compte qu’ils dépendaient du maillage des gazoducs russes, patiemment développés et complétés ces dernières décennies, pour leurs approvisionnements gaziers. À côté, ils n’avaient quasiment aucune infrastructure gazière : très peu de ports méthaniers, et essentiellement en Europe du Sud (Espagne, France, Italie, l’Allemagne n’en ayant aucun), pas plus de stations de regazéification, et un nombre très limité de méthaniers.

En quelques mois, tous les pays se sont mobilisés pour inverser la tendance, chercher d’autres approvisionnements. Chéquier à la main, chacun est allé, en ordre dispersé, démarcher les autres pays producteurs - Norvège, Qatar, Algérie, États-Unis, Azerbaïdjan - pour obtenir de nouveaux contrats, afin de reconstituer au plus vite ses stocks. Tous les pays producteurs ont compris combien le rapport de force leur était favorable et ont fait monter les enchères. Face à des Européens paniqués, la spéculation s’est déchaînée, chacun bataillant pour arracher une cargaison. Au plus fort des tensions, en septembre 2022 , le cours du gaz sur les marchés spots européens a atteint 340 euros le mégawattheure, ce qui équivaut à un prix du baril de pétrole à près de 500 dollars.

La victoire du GNL américain

Les achats de gaz naturel liquéfié (GNL) constituent désormais l’essentiel des approvisionnements gaziers en Europe. Ils sont en hausse de 58 % par rapport à 2021. Les États-Unis sont les bénéficiaires de ce renversement. Attirés par les prix stratosphériques en Europe, les producteurs américains ont massivement délaissé l’Asie, jusqu’alors leur premier marché, d’autant que la Chine, en raison de sa politique zéro Covid, était quasiment à l’arrêt. Les exportations de gaz de schiste vers l’Europe ont augmenté de plus de 171 % selon le dernier rapport des Amis de la Terre. Ils sont désormais le premier fournisseur de l’Europe, tandis que la France, oubliant ses engagements passés de ne pas acheter du gaz de schiste, est devenue le premier importateur de GNL, le revendant par la suite aux autres pays européens.

Grâce à un hiver particulièrement clément et des économies d’énergie, l’Europe est parvenue à traverser sans trop d’encombre une période très redoutée par beaucoup. Les stocks gaziers sont encore très hauts et le prix du gaz est retombé à 51 euros le MWh. Une embellie que beaucoup espèrent durable. Il faudra cependant passer d’autres hivers avant que l’Europe parvienne à stabiliser et réorganiser complètement son marché de l’énergie, préviennent certains traders.

Pourra-t-elle le faire en se passant définitivement de la Russie ? Le sabotage de Nord Stream 1 et Nord Stream 2, – attribué par le journaliste américain Seymour Hersh aux autorités américaines avec l’appui de la Norvège sans que ces révélations suscitent la moindre réaction des chancelleries occidentales –, a détruit pour une longue période les capacités d’acheminement gazier de Moscou. Même si la Russie répare ces infrastructures comme elle dit en avoir l’intention, difficile d’imaginer que ces échanges puissent renaître facilement. Gazprom a commencé de toute façon à changer la direction de ses exportations gazières : il fournit à plein le gazoduc qui relie désormais sur 3 000 kilomètres la Russie à la Chine. Et de grands travaux ont été engagés pour développer les infrastructures portuaires sur la côte est, afin de pouvoir y exporter du gaz vers l’Asie.

Les nouvelles voies du pétrole russe

« Jamais nous n’accepterons un plafonnement du prix de notre pétrole. Et nous arrêterons toutes les exportations vers les pays qui entendent nous l’imposer », avait prévenu Vladimir Poutine au lendemain du sommet du G7 annonçant que les exportations pétrolières seraient interdites au-delà d’un certain prix. Le dispositif, défendu par les États-Unis, vise à limiter les rentrées financières du régime russe sans déstabiliser le marché pétrolier. Il est entré en vigueur le 5 février : au-delà de 60 dollars le baril et de 100 dollars pour les produits dérivés (diesel notamment), les pays du G7 et de l’Union européenne, qui par ailleurs a banni tout achat de pétrole russe, s’interdisent d’acheter, de transporter et d’assurer toute cargaison russe.

Le 9 février, le ministre de l’énergie russe, Alexander Novak, annonçait que la production pétrolière du pays allait diminuer de 500 000 barils par jour par mesure de rétorsion. La mesure n’est pas pour déplaire aux pays producteurs : elle permet de maintenir la pression sur le marché et de conserver des prix élevés. Dans la foulée, le cours du brent augmentait à nouveau pour atteindre 86 dollars le baril.

Pour la commissaire européenne chargée de l’énergie, Kadri Simson, la réaction de Moscou est la preuve que les sanctions fonctionnent : l’industrie pétrolière russe, coupée des technologies occidentales, a de plus en plus de difficultés à fonctionner.

Les chiffres, cependant, disent autre chose, note Bloomberg. Même si les grandes majors pétrolières, Shell, BP, TotalEnergies, se sont séparées plus ou moins volontairement de leurs grandes explorations pétrolières en Russie, en Sibérie notamment, privant en partie l’industrie pétrolière russe des technologies de pointe qui risquent de la pénaliser à long terme, les pétroliers russes continuent à produire, à forer à un rythme soutenu. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la production du pays a diminué en moyenne de dix mille barils par jour sur les onze premiers mois de l’année 2022.

Après un effondrement de sa production au cours des deux premiers mois de la guerre, l’industrie pétrolière russe est parvenue à se relancer. Elle a surtout mis en place d’autres chemins et d’autres acheteurs pour exporter son brut. Ses tankers empruntent moins la mer Noire et le canal de Suez mais partent plus de la côte est pour aller vers la Chine, Singapour, la Malaisie et surtout l’Inde.

Evolution du Brent sur un an (en dollars par baril). © @Boursorama

Acceptant de vendre son brut de référence, l’ural, avec des décotes allant jusqu’à 35 % - celles-ci seraient de moins en moins élevées ces dernières semaines, selon les confidences de traders à Bloomberg –, à condition que les cargaisons ne soient pas payées en dollars afin d’échapper aux sanctions, les groupes russes ont vite trouvé preneurs et même suscité des vocations. Les raffineurs chinois, indiens, égyptiens ont vite compris l’intérêt d’acheter du pétrole russe au rabais pour le revendre sous une autre étiquette au prix fort. Même l’Arabie saoudite s’y est mise, achetant du pétrole russe pour ses besoins intérieurs et revendant sa production à l’étranger.

Dès le mois de juin, du pétrole russe, officiellement banni, est revenu approvisionner la Grande-Bretagne et les États-Unis, où il a été revendu sous une autre étiquette.

Un marché pétrolier toujours approvisionné

D’une certaine façon, cela arrange tout le monde : il n’y a pas de pénurie, ce qui permet de contenir les cours. Même s’il existe beaucoup de pays producteurs de pétrole – à la différence du gaz –, la place de la Russie, troisième producteur mondial derrière les États-Unis et l’Arabie saoudite, lui donne un rôle essentiel sur le marché pétrolier : avec ses 10 millions de barils par jour en moyenne, elle assure un approvisionnement indispensable sur un marché tendu où la demande mondiale ne faiblit pas.

Cette préoccupation de ne pas déstabiliser le marché pétrolier a été constante chez les responsables politiques. À commencer par l’Europe. Même si les États membres étaient beaucoup moins dépendants du pétrole que du gaz russe, certains pays, notamment de l’Europe centrale, sont là aussi entièrement liés aux approvisionnements russes. Comme pour le gaz, ils se sont opposés au moment de l’invasion de l’Ukraine à un embargo immédiat sur le pétrole russe. Plusieurs pays, notamment la Hongrie, la Tchéquie, la Roumanie tout comme le Japon d’ailleurs, restent dispensés d’appliquer les mesures de plafonnement que s’imposent le G7 et l’Union européenne. La Bulgarie, elle aussi exemptée, est même devenue le troisième acheteur mondial de pétrole russe.

Le gouvernement américain a le même souci. Alors que le gallon (3,78 litres) approchait les 5 dollars, il s’est violemment opposé aux projets européens de déclarer un bannissement total du pétrole russe. Pour juguler la flambée de l’essence, il a puisé dans les réserves stratégiques du pays pour les remettre sur le marché : les deux tiers de ses réserves ont ainsi été distribués entre juillet et novembre, permettant de ramener le prix du WTI, le brut de référence sur le marché américain, à 70 dollars le baril (contre plus de 120 dollars en juillet).

L’Opep aux côtés de la Chine et de la Russie

La visite a été peu commentée en Europe et aux États-Unis. Elle constitue cependant un sérieux avertissement. Reclus en Chine pendant plus de deux ans en raison de la pandémie, le président chinois Xi Jinping a choisi début décembre de se rendre à Riyad pour un de ses premiers déplacements à l’étranger. Il y fut reçu avec faste par le prince Mohammed ben Salmane. Des dizaines de contrats et d’échanges commerciaux, estimés à plus de 26 milliards de dollars, ont été signés à l’issue de cette rencontre entre les deux dirigeants, censée illustrer « le partenariat des puissants ».

Dans le lot, la Chine a signé des contrats pétroliers de très long terme avec l’Arabie saoudite, lui garantissant une sécurité d’approvisionnement, et payables en yuan. Pour la Chine, cela représente un pas décisif dans la longue marche qu’elle a entreprise depuis 2015 pour s’extraire de la domination du dollar.

Cet épisode marque un nouveau revers des États-Unis face à l’Arabie saoudite et à l’Opep. Les tensions avec le cartel des pays producteurs remontent à plusieurs années, quand ces pays ont réalisé que les États-Unis étaient en train de les concurrencer sans ménagement avec la production d’huile et de gaz de schiste. Mais l’année 2022 a constitué un point de rupture.

Dès le début de l’invasion de l’Ukraine, la Maison Blanche espérait que l’Opep abandonnerait la Russie et se rangerait dans le camp occidental en augmentant sa production afin de donner aux sanctions contre Moscou toute leur efficacité. Il n’en a rien été. Tout au long du printemps, le cartel a affiché sa distance, se contentant d’être spectateur dans le conflit.

À l’été, Joe Biden faisait lui-même le déplacement à Riyad pour tenter d’aplanir les tensions avec l’Arabie saoudite, exacerbées depuis les attaques yéménites contre les installations de l’Aramco et la condamnation du prince ben Salmane, désigné comme paria depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. La réhabilitation du prince saoudien par la Maison Blanche n’a rien changé à l’affaire. Le président américain est reparti de Riyad avec de vagues promesses de coopération.

Début octobre, la réponse de l’Opep aux avances occidentales a été des plus limpides : le cartel continuait de défendre ses seuls intérêts et restait aux côtés de la Russie. Il décidait même de réduire sa production de 2 millions de barils par jour, officiellement en raison des nuages pesant sur l’économie mondiale. Cette réduction lui permet surtout de maintenir des prix élevés et de reconstituer des réserves mises à mal par l’inflation et la hausse du dollar. Mais cette décision permet aussi à la Russie de continuer à bénéficier de substantielles rentrées d’argent, grâce à la vente de son pétrole, même au rabais.

Depuis, l’Opep n’a pas bougé d’un iota. Son secrétaire général, le Koweïtien Haitham Al-Ghais, défend les positions du cartel, expliquant que ses mesures permettaient de stabiliser le marché pétrolier dans un contexte difficile, ce qui est, selon lui, sa mission première.

Le prince Mohammed ben Salmane se montre beaucoup moins diplomate. Lors du forum de Davos, il a insisté sur ses ambitions de diversifier l’économie saoudienne, de développer de « nouvelles routes de la soie » avec la Chine. Il a surtout confirmé qu’il était prêt à abandonner le dollar comme seule monnaie de référence dans les échanges pétroliers et d’accepter d’autres devises. Ce qui fait peser une menace sur le statut du dollar comme seule monnaie de réserve internationale.

Le message est clair. L’Arabie saoudite, après plus de quatre-vingts ans d’alignement, est en train de définitivement s’émanciper de la tutelle américaine.

Un commerce pétrolier de plus en plus opaque

Les sanctions contre l’Irak de Saddam Hussein, contre l’Iran ou le Venezuela l’avaient déjà mis en évidence : elles ne sont jamais totales. Des organisations parallèles, des trafics en tout genre, des intermédiaires souvent peu recommandables surgissent de toutes parts pour permettre aux pays bannis de contourner les sanctions et d’écouler leur production pétrolière. Et ils y parviennent, enrichissant au passage les trafiquants.

La Russie ne fait pas exception. Compte tenu de sa taille, elle suscite même une démultiplication des voies parallèles, des trafics. Jamais le commerce pétrolier et gazier n’a été aussi opaque.

Menacés par le gel de tous leurs avoirs, les groupes pétroliers russes ont décidé très vite de céder ou de liquider leurs positions en Europe. En quelques mois, des dizaines d’actifs, représentant des centaines de millions de dollars, ont changé de main, atterrissant chez des propriétaires inconnus. La grande raffinerie sicilienne détenue par Loukoïl, le deuxième groupe pétrolier russe, a ainsi été vendue à un fonds chypriote œuvrant en coopération avec le groupe de trading suisse Trafigura. Dans le même temps, Gazprom ou Statoil se sont débarrassés d’outils industriels avant qu’ils ne soient saisis par les gouvernements européens, comme en Allemagne.

Mais ce sont surtout les flottes de bateaux et de tankers, indispensables désormais à Moscou pour écouler ses productions gazières et pétrolières, qui ont été l’objet de toutes les attentions du régime de Vladimir Poutine. En quelques mois, des centaines de bateaux ont été achetés, d’autres ont changé de pavillon pour ne plus naviguer sous pavillon russe. Selon les estimations de Bloomberg, plus de 10 % de la flotte mondiale est détenue par des propriétaires inconnus, cachés dans des structures nichées dans des paradis fiscaux.

Cela permet à Moscou d’exporter ses productions dans le monde en toute impunité. Cela lui donne aussi d’autres moyens de pression sur le marché de l’énergie : l’essentiel des échanges énergétiques circulant désormais par voie maritime, la mainmise de la Russie et de ses soutiens sur une partie de la flotte mondiale accentue son contrôle et lui permet d’en jouer. Faute de moyens de transport suffisants, le prix des tankers assurant le transport des produits pétroliers en Atlantique s’est envolé de 400 % la semaine dernière, selon Bloomberg.

Les renoncements occidentaux

Sous pression, les pays occidentaux ne sont pas exempts de critiques, acceptant de passer par-dessus bord engagements climatiques et convictions morales pour assurer le court terme. À la recherche de pays gaziers pouvant se substituer à la Russie, la Commission européenne a ainsi promu l’Azerbaïdjan comme grand pays ami de l’Europe, parce qu’il peut fournir quelque 10 milliards de mètres cubes de gaz au continent grâce au gazoduc trans-adriatique partant du sud du Caucase jusqu’en Italie. Cela justifie bien de fermer les yeux sur ce qui se passe en Arménie.

De même, alors que le Qatar est désormais un des principaux fournisseurs gaziers en Europe, les responsables européens se sont bien gardés de critiquer l’émirat pour ses violences sociales, ses pratiques environnementales et sa corruption au moment de la Coupe du monde de football. Ils sont encore plus embarrassés depuis l’irruption du scandale du Qatargate au Parlement européen.

Dans une volte-face surprenante, Washington est prêt aussi à passer l’éponge sur le passé. Depuis l’été 2022, à intervalles réguliers, la Maison Blanche évoque ainsi la possibilité de lever l’embargo contre le Venezuela. Le président américain caressait aussi l’espoir de faire renaître l’accord nucléaire avec l’Iran afin de pouvoir lever l’embargo contre Téhéran. La meurtrière répression des manifestants contre le régime totalitaire iranien, alors que Téhéran fournit des drones à la Russie pour poursuivre ses attaques contre l’Ukraine, a enterré le projet.

Mais c’est surtout en matière environnementale que le revirement est le plus spectaculaire. En dépit des engagements pris pour lutter contre les dérèglements climatiques, la crise énergétique, accentuée par l’invasion en Ukraine, n’a pas accéléré la transition vers les énergies renouvelables. Au contraire. Les pays européens se sont précipités vers les vieilles recettes, rouvrant les centrales à charbon et les centrales au fuel, redécouvrant leur intérêt pour le nucléaire.

Aux États-Unis, Joe Biden, qui avait commencé son mandat en cherchant à limiter les productions et les explorations pétrolières sur le territoire, a fait volte-face. Il presse les producteurs et les grands groupes pétroliers d’augmenter les forages de gaz et d’huile de schiste, de pousser au maximum la production.

Les promesses de réduire au plus vite la consommation des énergies fossiles, voire de les abandonner, se sont évanouies. L’horizon de changement fixé à 2030 a été repoussé à 2050, au mieux. Les majors pétrolières l’ont bien compris : elles ont toutes réduit leurs investissements dans la transition écologique pour revenir à leurs activités traditionnelles. Elles savent qu’elles ont carte blanche pour forer, exploiter partout où c’est possible. Jusqu’à la dernière goutte de pétrole.

Martine Orange

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