Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Canada

Convoi de la liberté… de l’élimination des mesures sanitaires, du passeport vaccinal et du discours sur la nécessité de la vaccination, ou transport d’une idéologie de la société des individus

Une réflexion extrapandémique sur le sens de la liberté

Au moment où ces lignes ont été écrites, différents reportages télévisés portent sur le convoi de camionneurs et de camionneuses qui se dirige vers la capitale canadienne, alors que déjà plusieurs manifestant.e.s s’y trouvent déjà entassé.e.s sur la colline Parlementaire. Si le discours s’articule autour de l’élimination du passeport vaccinal pour les transporteurs devant franchir la frontière canado-étasunienne d’un côté comme de l’autre, un argument beaucoup plus large concerne plutôt la fin de toutes les mesures sanitaires et de la nécessité de la vaccination pour ainsi revenir à une société plus libre.

D’ailleurs, le convoi en question prêche une liberté qui n’appartient pas seulement aux camionneurs et camionneuses, mais à l’ensemble de la population dont plusieurs autres groupes peuvent se sentir interpellés. Au fond, quiconque partage la même conviction peut garnir les rangs du mouvement.

La liberté chez John Stuart Mill

Cette volonté exprimée d’une liberté à retrouver soulève toutefois un questionnement sur sa notion même. Nous avons choisi de nous référer au philosophe John Stuart Mill qui avait déjà prétendu que « la liberté seule détruit l’égalité et l’égalité imposée détruit la liberté », à savoir un verbatim qui a été repris par le sociologue Edgar Morin, notamment dans son intention de nous montrer une nouvelle « Voie » dans l’atteinte d’une société plus équitable, pour ne pas dire dans un équilibre sain entre l’individu et la société. Mais si nous revenons précisément sur l’expression formulée, nous constatons que seule la deuxième partie est revendiquée par les manifestant.e.s du mouvement ; disons donc que le gouvernement canadien, par ses mesures sanitaires, a voulu uniformiser la population par la vaccination et l’obligation à respecter les restrictions exigées, se comparant à une égalité jugée forcée qui a eu pour effets de limiter les libertés individuelles. Malgré quelque mécontentement au cours des derniers mois, la volonté collective a su se plier à ces exigences, en revanche, l’ajout d’une nouvelle mesure pour le transport routier est devenu la goutte qui a fait déborder le vase. S’ajoute aussi une certaine espérance véhiculée par plusieurs experts de la santé sur une sortie de crise, alors que la pandémie deviendrait endémique, ce qui suggérerait normalement un assouplissement rapide des contraintes sanitaires. Sûrement s’agit-il là d’une occasion propice pour revendiquer un retour à l’ancienne liberté. Mais pouvons-nous blâmer le gouvernement Trudeau - et aussi les provinces - d’être prudent ? Le variant Omicron en a surpris plus d’un et rien n’indique pour le moment qu’aucune répétition du genre ne se produira dans les mois à venir.

Néanmoins ce mouvement présentement en cours rappelle certaines questions posées par Mill (1990[1859], p. 176) au sujet des limites de l’autorité de la société sur l’individu : «  Quelle est donc la juste limite de la souveraineté de l’individu sur lui-même ? Où commence l’autorité de la société ? Quelle part de la vie humaine revient-elle à l’individualité, quelle part, à la société ? » À noter que Mill se réfère à la société et non à l’État ; la société se rapporte au collectif et à la solidarité qu’elle implique dans l’usage de la liberté notamment, tandis que l’État possède ici une connotation plus juridictionnelle, administrative, gouvernementale, pour un territoire précis, sans renier la société qui a le pouvoir de choisir ses dirigeant.e.s parmi ses membres. Pour éviter de nous perdre, restons en tout d’abord au rapport de l’individu et de la société.

Les questions précédentes sont fort pertinentes et impliquent des jugements de valeur sinon des idéologies sur un équilibre souhaité ou souhaitable. De manière franche, Mill (1990[1859], pp. 176-177) statue ceci : «  Le fait seul de vivre en société impose à chacun une certaine ligne de conduite envers autrui. Cette conduite consiste premièrement, à ne pas nuire aux intérêts d’autrui, ou à certains de ces intérêts qui, soit par disposition expresse légale, soit par accord tacite, doivent être considérés comme des droits ; deuxièmement, à assumer sa propre part […] de travail et de sacrifices nécessaires pour défendre la société ou ses membres contre les préjudices et les vexations ». Si nous sommes d’accord sur l’importance de ne pas faire de tort à autrui pour vivre notre liberté en collectivité, cela n’empêche point de revendiquer des droits pour plus de liberté si la société ostracise ses membres. Elle peut d’ailleurs nuire ou isoler l’individu de différentes façons qui ne sont pas nécessairement reliées à des règles ou des lois formelles (il n’y a qu’à penser aux préjugés et discriminations de toutes sortes qui deviennent toutefois des atteintes à autrui donnant droit à une réplique en raison des préjudices reçus). Lorsque le cadre formel intervient, l’État apparaît habituellement. Son rôle premier est d’assurer la sécurité et le bien-être collectifs, ce qui implique une instance particulière voulue par la société. En effet, la complexité d’une existence vécue au sein d’une collectivité exige une structure de coopération même si informelle. Nos institutions contribuent à faciliter le vivre ensemble, et cela exige l’occupation de fonctions destinées aux choses « sociales » (souvent dites « publiques ») et non aux choses « individuelles » (pour ne pas dire « privées »).

En définitive, un principe simple vient régir les rapports de la société et de l’individu (entre autres de sa liberté) comme l’entend Mill (1990[1859], p. 74) en ces termes : « Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. […] La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu’un d’autre ». En ce sens, les mesures sanitaires visent une protection des uns et des autres contre un virus pouvant être mortel, non dans le but exprès de limiter les libertés individuelles à des fins tyranniques. Le vaccin a été jugé par le gouvernement canadien comme le meilleur moyen de protéger la société et donc tous les individus sans exception. Même s’il est devenu une contrainte en raison de l’imposition d’un passeport vaccinal donnant des droits d’accès à certains lieux, celle-ci se justifie dans une perspective dépassant l’individu pour lui éviter de nuire à autrui. Mais Mill (1990[1859], p. 75) a aussi mentionné que « sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain », voire un argument employé surtout par les personnes qui ont choisi de ne pas être vaccinées. Notons ici que la contrainte du passeport vaccinal n’oblige aucunement les gens à le faire. Il y a même respect de ce choix, voire du droit de l’individu sur son corps. En revanche, l’État doit veiller aux choses « sociales » et donc à la protection de l’entière société, ce qui l’a amené à proposer la meilleure voie possible pour assurer le bien-être collectif. Même si ses agissements ne sont pas parfaits, il a su agir et faire de son mieux pour remplir ses devoirs envers la population, toujours sous les recommandations de la Santé publique (une institution bâtie par la société qui a jugé en avoir besoin). Ainsi le choix individuel de ne pas se faire vacciner engage par défaut l’acceptation de ne pas recevoir un passeport vaccinal et d’être contraint de ne pas entrer dans certains lieux, à la fois pour le bien-être d’autrui et par décision personnelle de vivre sa liberté ailleurs en renonçant au sacrifice de la vaccination.

Et pendant ce temps au Québec…

De l’autre côté de la rivière des Outaouais, la métaphore d’un tunnel et d’une lumière au bout ne cesse d’être reprise par le premier ministre Legault, ce qui peut avoir pour effet de créer davantage de grogne chez la population québécoise. Mais où est donc le bout du tunnel pour l’individu et la société ? À vrai dire, nous sommes plutôt dans un moment où nous devons nous inspirer de la fable de la cathédrale dont le « bout » en question arrive avec des lampions[1]. C’est d’ailleurs tout ce qui reste, pour le moment à François Legault, pour nous illuminer ou pour allumer en nous un espoir de sortie de crise de la présente pandémie. À court d’expressions diversifiées, il ne cesse de nous répéter que depuis le mois d’avril 2020, il voit cette lumière au bout du tunnel, ce tunnel qui semble plutôt être, pour plusieurs, une interminable traversée du désert dans un contexte où la désertification gagne de nouveaux espaces. C’est à se demander si François Legault aurait pu répondre avec autant d’honnêteté à la même question que Jean-René Dufort a osé poser à Justin Trudeau dans son émission de fin d’année 2021 d’Infoman. Le premier ministre canadien a su dire à sa façon que la lumière au bout du tunnel prendrait plus de temps à atteindre, évitant ainsi d’être pris dans le piège des tergiversations sur le nombre de personnes pouvant se regrouper dans les maisons, puis d’enlever et de remettre des contraintes sanitaires sur la base qu’un nouveau variant serait apparu inopinément.

Conclusion

Le convoi pour la liberté souhaite comme tout le monde une fin à cette pandémie. Cette liberté revendiquée tient compte d’une réalité qui n’existe toutefois plus, précisément dans un contexte bien différent qui a toutes les chances de devenir un souvenir de l’époque pré-COVID ; la sortie du tunnel risque donc de nous placer devant une lumière moins reluisante que lors de notre entrée. Au bout du compte, la liberté défendue doit être celle qui sera la plus bénéfique pour le vivre ensemble dans une société aspirant à la meilleure qualité de vie envisageable, ce qui implique indubitablement le sacrifice de la liberté naturelle, c’est-à-dire celle de l’état sauvage, pour accepter d’évoluer dans les contraintes d’une existence avec autrui.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

Références

Mill, J. S. 1990. De la liberté [1859]. Paris : Gallimard, 242 p.

Morin, Edgar. 2011. La Voie : Pour l’avenir de l’humanité. Paris : Arthème Fayard, 514 p.

[1] Perrier, Yvan. 2022. Début sous peu de l’an 3 de la COVID-19… La fable de la cathédrale. https://www.pressegauche.org/Debut-sous-peu-de-l-an-3-de-la-COVID-19. Consulté le 29 janvier 2022.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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