Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Crise économique et rejet de l’autre

Une des conséquences, et non des moindres, de la crise économique qui balaye l’Europe depuis plusieurs années est la montée en puissance de sentiments et de partis xénophobes et/ou nationalistes situés toujours plus à droite de l’échiquier politique. De la France à la Hongrie, en passant par la Belgique, la Grèce ou la Scandinavie, la plupart des membres de l’Union européenne sont confrontés à une poussée plus ou moins forte de l’extrême droite.

(tiré du site du CADTM | 11 juin 2013)

Cet état de fait regrettable n’est évidemment pas dû au hasard et puise pour l’essentiel ses sources dans les politiques économiques mises en place depuis trois décennies, accentuées suite à la crise de la dette européenne. Évidemment, le succès de la droite dure obéit à d’autres variables, tels que le charisme de ses leaders ou la présence ou non d’un fort sentiment national, mais il est impossible de comprendre ce phénomène sans prendre en compte la variable économique. Du point de vue historique comme géographique, cette situation n’est pas l’apanage de l’Europe, de nombreux exemples appuyant ce lien entre crise et rejet de l’autre.

Crise économique et violences de masse

Depuis quelques temps, de nombreux observateurs multiplient les références aux années trente pour expliquer les phénomènes de repli identitaire que connaît la société européenne. Bien que le monde actuel soit nettement différent de celui de l’entre-deux-guerres, la façon dont se sont déroulés certains évènements mérite que l’on s’y attarde afin d’apprendre de certaines erreurs. Comme aujourd’hui, cette décennie fut caractérisée par une crise économique mondiale majeure et l’on peut affirmer sans risque de se tromper que l’explosion du chômage en Allemagne fut sans doute le facteur le plus favorable au succès d’Hitler à partir de 1933. À cette époque, ce ne sont pas moins de 44% des travailleurs allemands qui sont sans emploi |1|. Cette manne de désespoir social constituera un des terreaux les plus fertiles aux thèses racistes et antisémites du mouvement national socialiste. C’est d’autant plus vrai que les politiques mises en œuvre par le parti nazi vont faire diminuer drastiquement les taux de chômage, bien évidemment au prix d’un effort de guerre qui se révélera désastreux dans les années suivantes. Bien sûr, d’autres facteurs encouragèrent l’ascension d’Hitler au pouvoir, notamment l’humiliation politique de l’Allemagne par le traité de Versailles |2| mais ce qui est fondamental ici, c’est le désespoir social dans lequel se trouvait une majorité de la population, lequel la rendra plus réceptive aux thèses nazies, avec les funestes conséquences que l’on connaît.

Autre lieu, autre époque : le Rwanda à la fin des années quatre-vingt. Comme l’Allemagne cinquante ans plus tôt, le pays se trouve dans une véritable débâcle économique, notamment en raison de l’effondrement des prix du café, produit cultivé par de nombreuses familles rwandaises depuis la colonisation. Les conséquences vont également être terribles. La plus grave étant de faciliter l’instrumentalisation d’une population appauvrie par les extrémistes hutus, ouvrant la porte au génocide de 1994. Comme dans tous les pays où il intervient, le FMI va envenimer la situation en instaurant un plan d’ajustement structurel qui va mettre à terre une population précarisée. Gel des salaires, licenciements dans la fonction publique, dévaluation de la monnaie nationale ou encore augmentation des impôts : autant de mesures qui vont faciliter l’embrigadement par les miliciens extrémistes de dizaines de milliers de personnes désemparées. Inutile de rappeler que nombre de ces personnes assassineront leurs voisins dès que l’ordre leur sera donné quatre ans plus tard |3|. Dans son volumineux rapport sur le génocide, l’Organisation de l’Unité Africaine déclarait que « la pauvreté accroissant les tensions sociales, les crises économiques augmentant l’instabilité, ces conditions rendent les peuples plus réceptifs aux messages démagogiques des semeurs de haine » |4|. On ne pourrait être plus clair. Bien entendu, loin de nous l’idée d’affirmer que toute crise économique débouche sur des crimes de masse. La plupart des crises qu’a connu le monde depuis les années quatre-vingt n’ont heureusement pas débouché sur des massacres de grande ampleur. Néanmoins, l’explosion du tissu social et la montée du chômage s’accompagnent souvent d’une poussée de violences vis-à-vis de populations minoritaires. La raison principale était probablement la disparition d’une certaine culture ouvrière, laissant la porte ouverte à des revendications plus confessionnelles, nationalistes, voire ethniques. Dans ce cas, le programme politique et économique importe moins que le sentiment d’appartenance, voire d’homogénéisation, plus rassurant pour des populations en manque de perspectives.

Extrême droite et repli identitaire : les enfants de la crise actuelle

Ici comme ailleurs, l’actualité nous le prouve hélas chaque jour. Le cas le plus emblématique à cet égard est la Grèce, laquelle a vu aux dernières élections un parti néo-nazi rafler plus de 12% des votes. Cela dans une ambiance toujours plus nauséabonde, dans laquelle de plus en plus de travailleurs immigrés sont victimes de violences physiques ou verbales de la part de Grecs. Ce n’est évidemment pas un hasard si c’est dans le pays le plus frappé par la crise qu’a émergé ce type de parti. La France est également révélatrice de cette tendance avec la montée du Front National, en particulier dans les régions les plus touchées par le chômage. De plus en plus de déclarations de Marine Le Pen, plus prudente que son père, pointent d’ailleurs en premier lieu la mondialisation, le capitalisme ou encore le pouvoir des élites comme les maux qui rongent la société française |5|. On voit ici comment la crise économique peut discréditer des idées d’ouverture et au contraire pousser le commun des mortels dans un repli sur soi communautariste anachronique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le Front National s’est inscrit comme le fer de lance dans la lutte contre les délocalisations. Ces dernières symbolisent en effet la mainmise du capital étranger sur les travailleurs autochtones et permettent de ce fait d’associer lutte ouvrière et repli national. Malheureusement, la détresse combinée à l’absence de conscience de classe pousse de nombreux travailleurs à embrasser ces thèses patriotiques.

Mais l’extrême droite ne s’accompagne pas toujours de revendications « socialistes ». Au contraire, ces dernières années ont vu apparaître des partis radicaux, très à droite du point de vue économique et dont le discours est essentiellement basé sur une dénonciation de la solidarité financière vis-à-vis de régions économiquement désemparées. La NVA en Flandre, la Ligue du Nord en Italie ou encore le parti des Vrais Finlandais en sont de bons exemples. Les succès électoraux de ces partis se basent uniquement sur la peur d’une dégradation du niveau de vie, ainsi que d’un sentiment de chacun pour soi rendu propice par la crise économique. Il est d’ailleurs navrant qu’en cas d’application des programmes de ces partis, c’est une bonne partie de leur électorat qui en pâtirait.

La question de l’islamisme à la lumière de la crise

Toute proportion gardée, cette explication est également valable, à certains égards, pour comprendre la montée en puissance d’un extrémisme islamique, aussi bien dans les sociétés occidentales que dans des pays musulmans. Dans les premières, le repli religieux se fait souvent dans les quartiers les plus défavorisés, au sein desquels le manque d’emplois et de perspectives économiques conduit de nombreux jeunes, souvent d’origine étrangères mais nés en Occident, à embrasser des idéologies religieuses sectaires |6|. Les groupuscules extrémistes, tels que Sharia4Belgium |7|, prolifèrent sur un terrain composé de misère sociale, de taux de chômage dramatique et de ghettoïsation urbaine dans lequel l’appartenance religieuse est pour de nombreux jeunes l’unique facteur d’espoir |8|.

Dans les pays à majorité musulmane, on constate depuis plusieurs années une recrudescence de mouvements sectaires prônant une vision très rigoriste de la religion. De nouveau, ces mouvements doivent une bonne partie de leur succès aux difficultés économiques que connaissent des millions de personnes. Dans son célèbre livre « Les identités meurtrières », Amin Maalouf pointe « l’incapacité à résoudre les problèmes liés au sous-développement » comme une des raisons qui ont conduit une partie significative de la population à prêter oreille aux discours du radicalisme religieux |9|. Si cette explication n’est pas la seule (les agressions impérialistes nourrissent également l’extrémisme le plus obscur, décrédibilisant les idées de démocratie et de droits humains au nom desquelles les guerres sont menées), elle est tout de même fondamentale. Et la capacité des forces réactionnaires à canaliser les mécontentements, notamment en mettant en œuvre des politiques sociales alternatives |10|, explique pour beaucoup la montée en puissance de cette extrême droite religieuse. Le plus regrettable est que ces extrémistes nourrissent une méfiance grandissante chez de nombreux occidentaux |11|, alimentant des positions politiques de rejet. L’islamophobie rampante aux quatre coins de l’Europe le confirme |12| et encourage à son tour une radicalisation de nombreux Musulmans. On le voit, les extrémismes (politiques ou religieux) se renforcent l’un l’autre à coup de déclarations provocatrices et d’amalgames à tout va, le tout dans un contexte de frustrations et de désespoir social toujours plus réel. Nous sommes ainsi face à ce qu’André Réa appelle une « culturisation des problèmes sociaux », c’est-à-dire une situation dans laquelle les différences culturelles prennent une importance disproportionnée par rapport aux différences d’ordre économique, pourtant plus fondamentales.

Un altermondialisme réactionnaire ?

Un autre facteur qui explique ces phénomènes inquiétants est la priorité accordée au libre-échange et à la mise en concurrence des différents pays. Cela décrédibilise complètement l’idée même de mondialisation ainsi que les valeurs que cette dernière devrait véhiculer, tels que l’universalisme ou le mélange des cultures. En effet, pour des millions de gens, la seule expression visible au quotidien de la globalisation est l’exploitation économique et son corolaire qu’est la misère sociale. De ce fait, il n’est guère surprenant de voir un rejet de plus en plus préoccupant de ces valeurs de tolérance universelle. Cela fait apparaître ce qu’on pourrait appeler un altermondialisme réactionnaire, qui pourrait inclure la plupart des mouvances extrémistes mentionnées dans ce texte. Georges Corm va dans ce sens quand il écrit que « le retour à des identités primaires que les grandes vagues successives de modernisation avaient fait reculer, reviennent en grâce avec la mondialisation, l’homogénéisation des modes de vie et de consommation, ou encore les bouleversements sociaux provoqués par le néolibéralisme, dont sont victimes de larges couches de population dans le monde » |13|.

La situation européenne, où la poussée réactionnaire semble la plus forte, obéit à la même logique. Pour le commun des Grecs, des Hongrois ou des Espagnols, les seuls effets tangibles du pouvoir européen sont malheureusement les plans d’austérité drastique. Ceci explique l’explosion des sentiments anti-européens. La situation atteint un tel paradoxe que dans les années à venir, il ne serait guère surprenant qu’une majorité du parlement européen soit composé de formations eurosceptiques. Les contradictions de la construction européenne et la propagande officielle et médiatique conduisent à une situation où d’un côté, les populations de la périphérie européenne dénoncent, à juste titre, la politique d’appauvrissement massif organisée par la Troïka et de l’autre, les pays du Centre s’insurgent contre les transferts financiers à destination des pays en difficultés. Outre le côté inexact de cet argument (l’ensemble des plans d’aides à destination de ces pays ne sert en réalité qu’à rembourser ses dettes auprès des grands créanciers), il détourne les préoccupations de tout un chacun des vrais responsables de la crise et favorise l’adoption de mesures d’exception, au nom de la souveraineté nationale (l’exemple de la Hongrie en est une parfaite illustration).

Pour cette raison, l’idée même d’Europe est dans une situation plus qu’ambigüe. D’un côté, les politiques économiques européennes doivent à tout prix être combattues mais de l’autre, la construction d’un projet commun, loin des frontières, doit être approfondie de façon à gommer autant que se peut la montée des nationalismes /régionalismes toujours plus virulents. Pour ce faire, il est indispensable de mettre en œuvre de véritables politiques de sortie de crise à l’échelle européenne : harmonisation fiscale et salariale (vers le haut, cela va de soi), taxe sur les transactions financières, fin de l’indépendance de la banque centrale, instauration d’un impôt sur la fortune, remise en causes des traités européens, augmentation de l’usage du référendum… En d’autres termes, atteindre une Europe démocratique et sociale non plus basée sur la concurrence mais sur la solidarité.
Sans quoi c’est le projet européen dans son ensemble qui va s’effriter |14| .

Où est passée la Gauche ?

Parlant des années trente, Eric Hobsbawn résume parfaitement la situation : « le renforcement de l’extrême droite profita, tout au moins dans les pires années du marasme, des revers spectaculaires de la Gauche révolutionnaire », en particulier son attitude suicidaire, sous estimant le danger du national socialisme et se focalisant sur sa lutte contre les sociaux-démocrates |15|. Aujourd’hui encore, la Gauche a une responsabilité importante dans la détérioration de la situation. Si les exemples passés en revue ci-avant démontrent une chose, c’est bien qu’il ne faut pas sous-estimer les conséquences négatives du désespoir populaire et sa tentation à désigner des boucs émissaires. Sur cette base, ils nous mettent également en garde contre l’incapacité des forces politiques de gauche à prendre en charge cette masse de désespérés. Plutôt que d’orienter son combat contre les classes exploiteuses et la dette illégitime, elle perd trop souvent son temps, son énergie et surtout sa crédibilité dans des luttes intestines et sectaires. Au contraire, la priorité doit être d’informer les victimes de la crise sur les véritables causes de cette dernière, sur les mécanismes de l’endettement, du capitalisme, et surtout sur la pertinence de l’analyse sous l’angle des classes sociales plutôt que sur les différences religieuses, nationales ou « raciales ». Si les syndicats et (certains) partis ont un rôle à jouer, il est primordial que tout un chacun (des mouvements sociaux aux indignés en passant par les individus) continue dans cette tâche, de façon à donner lieu à des mobilisations importantes surpassant les clivages identitaires et dont le seul but sera de construire une autre société. N’oublions pas que les oligarques au pouvoir n’ont pour la plupart que faire des différences culturelles et nationales. Ils sont cependant bien conscients du fait que les divisions entre les peuples ont l’avantage de détourner ces derniers des bonnes questions.

Notes

|1| HOBSWAWN, Eric, L’âge des extrêmes, Éditions Complexe, Paris, 2003, p132.

|2| Le parallèle peut évidemment être fait ici avec la Grèce, « sacrifiée » sur l’autel des créanciers européens.

|3| Pour plus d’infos sur les liens entre le génocide et la crise économique, voir DUTERME, Renaud, Rwanda : une Histoire volée, Tribord/CADTM, Mons, à paraître en août 2013, http://livre.fnac.com/a6103644/Rena....

|4| OUA (Organisation de l’Unité Africaine), Rapport sur le génocide au Rwanda, mai 200, p45.

|5| Bien que derrière cette rhétorique critique, apparaît rapidement des positions plus que douteuses sur l’immigration, l’islam ou la nation française.

|6| On constate également dans plusieurs pays occidentaux une recrudescence de mouvements chrétiens évangéliques. De nouveau, ces idées trouvent un écho le plus souvent auprès d’un public fragilisé.

|7| Antenne belge d’une organisation salafiste radicale dont l’objectif avoué est d’imposer la loi islamique comme fondement de l’État.

|8| Ces facteurs expliquent également les émeutes urbaines ponctuelles. Les dernières en date, à Stockholm, le démontrent. Malheureusement, le plus souvent, ces violences spontanées restent « récréatives » et ne débouchent pas sur une prise de conscience politique.

|9| MAALOUF, Amin, Les Identités meurtrières, Éditions Grasset, Paris, 1998, p96.

|10| VANDERMOTTEN, Christian, Territorialités et politique, Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 2005, p342.

|11| Il faut également souligner les responsabilités de nombreux médias dans l’intégration de cette méfiance, en atteste l’obsession de nombreux journalistes sur les questions liées à l’islam.

|12| Dernier exemple en date : suite au meurtre barbare d’un militaire britannique par un fanatique islamiste, les actes de violences envers la communauté musulmane (incendies de mosquées, violences physiques, arrachage de voile, insultes…) se sont multipliés dans tout le Royaume-Uni.

|13| CORM Georges, Pour une analyse profane des conflits, Le Monde Diplomatique, février 2013.

|14| Pour celles et ceux qui en doutent, il suffit de voir la méfiance réciproque entre les peuples du Sud et l’Allemagne. Il ne serait guère surprenant qu’en cas de poursuite des politiques d’austérité, cela se traduise par des violences populaires.

|15| HOBSBAWN Eric, op. cit., p147.

Renaud Duterme

Renaud Duterme est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

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