Édition du 5 novembre 2024

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Histoire

Une petite histoire des lois du travail et des lois spéciales

De Colonie à Dominion à État indépendant doté d’une Charte des droits et libertés

Pour être en mesure d’étudier la régulation étatique des rapports collectifs de travail, il faut d’abord préciser le contexte politique et constitutionnel dans lequel s’est faite l’évolution du droit du travail au Québec.

Ce droit, qui voit le jour dès le début du libéralisme (fin du XVIIIe et début du XIXe siècle), nous provient de la Mother land (la Grande-Bretagne), à cause du statut colonial qui caractérise, de 1763 à 1867, la Province of Quebec d’abord (de 1763 à 1791), le Bas-Canada (de 1791 à 1840) et par la suite le Canada-Uni (de 1840 à 1867). Dans ce contexte politique, notons que les lois de la puissance coloniale s’appliquaient aux colonies[1]. À partir de 1867, la modification qui survient au statut des colonies britanniques de l’Amérique du Nord, qui ont décidé de fonder le "Dominion du Canada", entraîne un changement dans la problématique juridico-politique des relations de travail. Examinons brièvement cette nouvelle problématique qu’entraîne l’adoption de l’AANB.

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB)

C’est en 1867 que prend forme le régime politique fédéral (régime qui est toujours en vigueur au Canada). Sous un régime politique de ce type, l’action législative des deux paliers de gouvernement s’exerce sur la population et le territoire du Québec. De plus, en regard de certaines questions, l’action législative des deux gouvernements est possible. Ils peuvent éventuellement légiférer sur certaines questions, donc agir sur les citoyens et les rapports sociaux constitutifs d’un domaine particulier de la pratique sociale.

Il importe de savoir lequel des deux paliers de pouvoir a compétence dans le domaine de la régulation étatique des rapports collectifs de travail. En effet, comme la rubrique "relations de travail" n’apparaît pas dans les principaux articles de l’AANB définissant les sphères de compétence et de juridiction des deux parlements, chacun d’eux peut légiférer en cette matière ; les règles de partage sont donc, à n’en pas douter, fort complexes. De fait, cette matière est l’objet d’un champ de compétence concurrentiel[2].

La juridiction constitutionnelle relative aux relations de travail ne figurant pas d’une manière spécifique dans l’AANB, les tribunaux se sont vu conférer un rôle important dans la définition de l’étendue des pouvoirs respectifs des deux gouvernements sur cette question.

Le gouvernement fédéral, du début du siècle à aujourd’hui, adoptera un certain nombre de lois qui seront par la suite contestées par les provinces jusqu’au comité judiciaire du Conseil privé de Londres (1949) et jusqu’à la Cour suprême du Canada (par la suite). Les deux paliers de gouvernement (le Parlement canadien et les dix assemblées législatives) sont en droit, si la loi proposée correspond à leur sphère de juridiction telle que précisée dans l’AANB, d’adopter des lois concernant les relations de travail. Comment y voir clair dans ce qui s’annonce, d’entrée de jeu, comme un imbroglio juridique indescriptible et impénétrable ?

Les enseignements des constitutionnalistes et des spécialistes du droit du travail[3] nous seront d’un précieux secours ici. Le travail fait l’objet de trois droits différents : le droit criminel[4], le droit civil et le droit administratif[5]. À ces divers droits s’ajoutent aussi certains pouvoirs définis comme relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral. Rappelons que, en vertu de l’AANB, le Parlement fédéral a le pouvoir "de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada"[6] (disposition introductive de l’article 91 de l’AANB). Ceci dit, en vertu de la règle constitutionnelle à l’effet que dans un régime fédéral les gouvernements ont le pouvoir de légiférer dans leur sphère de compétence respective, parmi les 31 catégories de sujets mentionnés à l’article 91, quelques-unes précisent la capacité d’action du gouvernement au niveau des relations de travail. Sur cette base, seul le gouvernement fédéral a compétence pour définir les relations de travail dans les secteurs économiques suivants : le transport ferroviaire, le transport aérien, le transport maritime, le camionnage interprovincial, les établissements bancaires, la radiodiffusion, les mines d’uranium, les silos à grains, le fonctionnariat fédéral et les sociétés de la Couronne[7]. De plus, les relations de travail relatives aux ouvrages déclarés être d’intérêt général pour le Canada tombent sous les lois du gouvernement fédéral.

Pour leur part, les assemblées législatives (parlements provinciaux) ont compétence sur les matières entrant dans les catégories de sujets énumérés à l’article 92. Si les provinces peuvent légiférer en matière de relations de travail, c’est parce que "la propriété et les droits civils de la province", ainsi que "toutes les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province" relèvent de la compétence des assemblées législatives[8].

Selon la jurisprudence, les assemblées législatives se sont vu reconnaître (en 1925) la compétence de principe[9] pour légiférer en matière de réglementation des rapports collectifs de travail[10]. À ce principe s’ajoutent des exceptions. Les assemblées législatives ne doivent pas empiéter sur les attributions fédérales à l’égard des employés du gouvernement fédéral ou de personnes dont les relations de travail sont intimement reliées à l’exploitation d’un ouvrage, d’une affaire ou d’une entreprise relevant de la compétence du gouvernement fédéral.

Beaudoin nous apprend aussi que, malgré la compétence de principe reconnue aux assemblées législatives en matière de relations de travail, les pouvoirs du gouvernement fédéral peuvent rendre caducs les lois et règlements des gouvernements provinciaux. Ceci en vertu de la "Théorie de la situation d’urgence nationale" (d’origine jurisprudentielle liée aux dispositions introductives de l’article 91 de l’AANB) où le parlement fédéral peut, dans certaines circonstances dites exceptionnelles[11] (la guerre, une invasion, une insurrection réelle ou appréhendée, etc.), "légiférer pour assurer la survie de l’État, et, en ce faisant, peut empiéter dans les domaines qui normalement relèvent des législatures provinciales de façon exclusive"[12]. Dans le Renvoi sur la loi anti-inflation, "la Cour suprême a ajouté le taux élevé d’inflation conjugué avec un degré de chômage"[13] comme étant une situation permettant au gouvernement fédéral de suspendre temporairement les pouvoirs des gouvernements provinciaux en matière de relations de travail.

C’est donc dans ce contexte juridico-constitutionnel que se développera le droit du travail dès l’entrée en vigueur de l’AANB, le 1er juillet 1867.

La Loi constitutionnelle de 1982

L’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 n’aura pas pour effet de remettre en cause ce partage des pouvoirs et des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et territoriaux en matière de droit du travail. L’adoption de la Charte canadienne des droits et des libertés a plutôt eu pour effet d’imposer certaines règles juridiques aux différents paliers de gouvernements. Ceux-ci doivent respecter les dispositions de la Charte qui ont pour effet de protéger les libertés fondamentales (ex. la liberté d’association, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique (art. 2)). S’ajoutent ici certaines dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne (qui a été adoptée en 1975 au Québec) en lien avec le principe de l’égalité et de la non-discrimination.

Quelques remarques sur les régimes concernant les rapports collectifs du travail au Canada et au Québec.

Au Canada et au Québec, c’est le système de la négociation collective accompagnée d’un monopole de la représentation syndicale et d’une limitation précise et stricte de l’action collective qui s’applique. Des diverses lois qui s’appliquent en matière de relations de travail certaines ont pour effet d’imposer des régimes propres et spécifiques aux salariés de certains secteurs de l’activité économique (pensons ici aux salarié.e.s des secteurs public et parapublic, ainsi qu’aux les salarié.e.s de la construction).

Sur la protection des droits syndicaux

Au Canada et au Québec, malgré la jurisprudence récente en provenance de la Cour suprême du Canada[14], seul le droit d’association semble faire l’objet d’une protection qui en impose au législateur. Mais cette imposition n’est pas absolue étant donné que le gouvernement peut faire adopter une loi de mise en tutelle des associations syndicales.

Mentionnons, que les droits de négociation et de faire la grève sont des droits que les parlementaires peuvent remettre en question. Ils n’ont qu’à adopter ce qu’il est convenu d’appeler dans le jargon parlementaire des mesures « ad hoc » ou des « lois spéciales ». Selon le contenu des lois, tantôt les salariés devront retourner au travail, tantôt ils devront suspendre l’exercice de leurs moyens de pression. Selon les dispositions de la loi, ils pourront ou ils ne pourront pas poursuivre la négociation. Dans ce dernier cas, ils se verront décréter leurs conditions de travail. Un premier ministre, qui dispose d’une majorité parlementaire, se retrouve en position de force pour bafouer les droits fondamentaux des salariés syndiqués.

Dans la série de texte qui suivra, au retour de la période des vacances, nous serons en mesure de voir comment les différents chefs de gouvernement, qui se sont succédé à Ottawa comme à Québec depuis 1950, n’ont pas hésité à recourir à ces lois spéciales qui ont eu pour effet de briser divers mouvements de contestation et de résistance des salarié.e.s syndiqué.e.s.

Yvan Perrier

9 juin 2023

8h30

yvan_perrier@hotmail.com

[1] André Morel, Histoire du droit, Montréal, Université de Montréal, 1982, pages 9 à 23.

[2] Gérald A. Beaudoin, Le partage des pouvoirs, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1980, page 93.

[3] Sur cette question, voir : Gérald A. Beaudoin, op. cit., 432 pages. Marie-Louis Beaulieu, Les conflits de droit dans les rapports collectifs du travail, Québec, les Presses de l’Université Laval, 1955, 541 pages. Robert P. Gagnon et al., Droit du travail, Québec, les Presses de l’Université Laval, deuxième édition, 1991, 1065 pages. André Morel, Histoire du droit, Montréal, Université de Montréal, 1982, 228 pages. Fernand Morin, Rapports collectifs de travail au Québec, Montréal, les Éditions Thémis, 1982, 619 pages. André Tremblay, Précis de droit constitutionnel, Montréal, les Éditions Thémis, 1982, 341 pages.

[4] Le droit criminel relève de la compétence exclusive du Parlement fédéral, lui seul peut donc légiférer sur ce droit.

[5] Noël Malette (dir.), La gestion des relations du travail au Québec. Le cadre juridique et institutionnel, Montréal, McGraw-Hill, 1980, page 2.

[6] Gérald A. Beaudoin, op. cit., page 393.

[7] Pradeep Kumar, "La croissance des syndicats au Canada : rétrospective et prospective", dans W. Craig Riddell (dir.), Les relations de travail au Canada, Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada, Ottawa, Approvisionnements et services, 1986, volume 16, pages 117-118.

[8] Gérald A. Beaudoin, op cit., pages 396-397.

[9] Jules Brière, "Les règles du partage de la compétence législative : quelques questions de terminologie", dans Fernand Morin, op. cit., pages 563 à 565.

[10] André Tremblay, op. cit., page 341.

[11] Gérald A. Beaudoin, op. cit., pages 71-72.

[12] Ibid, page 47.

[13] Ibid, page 74.

[14] Voir à ce sujet les décisions suivantes : Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn, c Colombie-Britannique, [2007] , CSC p. 20 ; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1 ; Meredith c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 2 ; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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