Édition du 26 mars 2024

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La révolution arabe

Égypte : le combat des travailleurs se poursuit

Le succès du soulèvement du 25 janvier pour renverser Hosni Moubarak a été rendu possible par l’existence de luttes ouvrières dans des secteurs clés de l’économie égyptienne et non pas exclusivement par les rassemblements populaires de Tahrir et autres places des villes. Commencée le 7 février, une grève des transports en commun du Grand Caire, couplée à des conflits du travail le long du Canal de Suez ainsi que d’autres grèves dans tout le pays, a contribué à faire tomber Moubarak le 11 février. Une année en revue...

La révolution a donné naissance à la première Fédération syndicale indépendante dans l’histoire de l’Égypte. Elle a également poussé les autorités à dissoudre le Conseil de la Fédération Égyptienne des syndicats contrôlée par l’État (ETUF = Egyptian Trade Union Federation), à qui la loi avait confié le monopole du mouvement syndical depuis 1957.

La révolution a également conduit à l’élaboration, mais pas à la publication, d’une nouvelle loi syndicale garantissant les libertés d’organisation et le pluralisme syndical. En outre, l’Égypte a engagé un mouvement de renationalisation de sociétés privatisées pendant les 30 ans de pouvoir de Moubarak.

Pourtant l’année 2011 a été également marquée par de nombreuses violations des droits des travailleurs. Selon Karam Saber, directeur de l’ONG « Land Center for Human Rights », « les plus grands revers du mouvement ouvrier et des syndicats cette année en Égypte » comprennent : la publication d’une nouvelle loi criminalisant les grèves, la dispersion violente des grèves par des voyous recrutés à cet effet et par les forces de sécurité, et la comparution de grévistes devant des tribunaux militaires.

Saber ajoute : « d’autres reculs comprennent la carence des autorités à publier la nouvelle législation syndicale et par conséquent la non reconnaissance des syndicats indépendants. Il y a également la négligence des droits du travail, le non versement des primes, les licenciements en masse, des fermetures d’usine et des lock-out. »

Suivant l’avis de Saber, « les plus hauts accomplissements de la révolution du 25 janvier ont été la création de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU), avec la formation des fédérations et des syndicats d’agriculteurs. » Il n’existait pas d’organisations ouvrières d’une telle ampleur avant la révolution.

La création de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants

Établie le cinquième jour de la révolution, l’EFITU compte désormais plus de 1.6 million d’adhérents, ouvriers, employés et retraités.
Plus de 100 syndicats indépendants et d’associations professionnelles ont vu le jour.

Des travailleurs précédemment non syndiqués, y compris des pêcheurs, des plongeurs professionnels, des employés de supermarché, des ouvriers saisonniers, des infirmières et du personnel des hôpitaux, des journalistes du Web, des artisans potiers et des ouvriers des carrières ont établi leurs propres syndicats indépendants.

En outre, des milliers de travailleurs syndiqués ont quitté l’ETUF contrôlé par l’État et ont établi des syndicats indépendants. Cela inclut les chauffeurs, les contrôleurs, les ingénieurs et les employés de la compagnie publique des bus du Caire qui ont créé en mars le syndicat indépendant de l’administration des transports publics. L’EFITU et les autres syndicats indépendants ont joué un rôle important en dirigeant des grèves cette année.

La vague de grèves de 2011

Avec la vague de grèves de 2011, l’Égypte a été témoin du plus grand nombre de grèves de son histoire, ou du moins la plus importante depuis la précédente vague de 2007-2008.

Les statistiques ne sont pas encore consolidées et pourtant ils indiquent que plusieurs centaines de grèves,- bien plus de 200-, ont été signalées dans le pays, avec des milliers de conflits du travail, des marches, des grèves de la faim, des sit-in et des occupations de locaux. Selon Barakat, les exigences communes à la plupart de ces conflits du travail sont les augmentations des salaires, le paiement des primes versées en retard, des conditions de travail respectant davantage la sécurité des travailleurs, des contrats à durée indéterminée pour du travail à temps plein et depuis le début un salaire minimum mensuel fixe de 1 200 Livres Egyptiennes (LE) - autour de 150€ - et un salaire maximum pour l’encadrement.

Écartant le salaire minimum de 1200 LE réclamé par les travailleurs, le ministère de la Main-d’œuvre et le ministère des Finances ont convenu de fixer le salaire minimum mensuel à 700 LE (environ 90€). Ce salaire minimum devrait entrer en vigueur début de 2012, mais il pourrait ne pas être appliqué. Aucun salaire maximum n’a encore été fixé pour l’encadrement dirigeant.

« Tout au long de la révolution, la couverture médiatique égyptienne et étrangère s’est focalisée sur la place Tahrir, sur les partis politiques et sur les élections législatives, plutôt que sur les aspects des luttes de la classe ouvrière, » dit Barakat. « Dans ces conditions, nombreux sont les conflits du travail et les grèves dont on n’a pas parlé ou qui n’ont pas reçu la couverture qu’ils méritaient. » De nombreuses grèves ont été signalées dans beaucoup d’entreprises dans les différents secteurs de l’économie (public, privé et informel).

Parmi les grèves les plus importantes on peut noter : les grèves des travailleurs de l’Office public de Transport en février et en septembre/octobre, la grève à la société de Textile Misr à Mahalla en février, la grève générale des médecins en mai et la grève massive des enseignants en septembre.

Même les forces de police, à qui toute action de grève est strictement interdite, ont fait grève au Caire et dans d’autres villes en février et de nouveau en octobre. Le Ministère de l’intérieur a été partiellement incendié pendant la grève en octobre et les salaires des policiers auraient été augmentés de 200 pour cent. En avril, dans un geste sans précédent, le gouvernement provisoire a annoncé une loi criminalisant les grèves et les manifestations accusées « de nuire à l’économie nationale ». La Loi a été adoptée officiellement en juin, mais n’a guère été appliquée.

La Loi stipule que les manifestants et les grévistes qui perturbent le travail peuvent être sanctionnés par des peines d’amendes et/ou emprisonnés, avec des amendes allant de 30 000 à 500 000 LE (approximativement de 4000 € à 65 000 €) et des peines d’emprisonnement d’un an ou plus. La Loi est destinée à être appliquée uniquement au cours de la phase nationale de transition.

Selon Barakat, « les forces de sécurité ont sévi lors de nombreuses manifestations, grèves et marches. Des centaines de travailleurs ont été temporairement arrêtés ou détenus. Cependant, peu ont effectivement été poursuivis ou condamnés. » Suite à une telle répression, le 29 juin, un tribunal militaire a condamné cinq travailleurs à un an de prison pour avoir protesté au ministère du pétrole. Toutefois, la Cour a suspendu l’application de ces peines. Un nombre inconnu d’autres travailleurs a été détenu en attendant les investigations des procureurs.

Conflits du travail et succès juridiques en 2011

De nombreux contentieux juridiques ont été portés devant les tribunaux avant et depuis la révolution, - pour un salaire mensuel minimum décent, pour la dissolution de l’ETUF aux ordres du pouvoir, pour la renationalisation de sociétés égyptiennes et pour l’abrogation de la loi réprimant les grèves.
Selon Wael Habib, membre du conseil exécutif intérimaire de l’ETUF, « les travailleurs égyptiens luttent pour reconquérir leurs droits et leurs libertés devant les tribunaux et par des grèves et des protestations. »

Habib, ouvrier du textile et militant syndical, a ajouté : « Nous avons gagné sur de nombreux aspects, y compris la dissolution du Conseil exécutif de la Fédération (ETUF) et de 12 de ses unions syndicales » sur un total de 23.
Les élections de la Fédération (ETUF) devaient se dérouler en novembre 2011, mais elles ont été reportées jusqu’en mai 2012, pour éviter le chevauchement avec les élections parlementaires.

Habib a ajouté, « la loi 35/1976 relative aux syndicats a été mise au rebut et une nouvelle loi a été rédigée, mais les autorités ont beaucoup traîné des pieds. » Il a poursuivi : "Les travailleurs utilisent tous les moyens légitimes à leur disposition afin de reprendre leurs entreprises et les syndicats des mains des hommes de Moubarak qui restent ancrés dans les entreprises des secteurs public et privé. »

Le militant syndical a souligné que « c’est la capacité des syndicats à mener la négociation avec les patrons et avec l’Etat qui déterminera l’issue de la lutte contre la corruption des syndicats et celle de l’administration, de même que celle pour un nouveau salaire minimum et pour un salaire maximum »
Le fait que cinq sociétés privatisées au cours de la dernière décennie soient en cours de renationalisation suite à des décisions de justice constitue une autre victoire juridique pour les travailleurs.

Le 21 septembre, le tribunal administratif a annulé les contrats de privatisation concernant trois sociétés au motif que leur privatisation était illégale car elles avaient été cédées à des investisseurs pour un prix inférieur à leur valeur marchande réelle.

La Cour a jugé que l’entreprise Indorama Shebin Textile, la société Tanta Flax and Oils et la société Nasr for Steam Boilers devaient être rendues au secteur public. Les contrats de privatisation de deux autres sociétés, - Omar Effendi et Nile Cotton Ginning Company, - étaient de même annulés par les décisions du tribunal administratif respectivement en mai et décembre.
Selon Gamal Othman, un militant ouvrier de l’entreprise Tanta Flax and Oils Company,

« Notre entreprise et nos droits en tant que travailleurs, ont été violés par les investisseurs saoudiens qui ont acheté cette société. » Othman a fait remarquer que lors de sa privatisation en 2005, la compagnie employait quelque 2 300 travailleurs sur dix lignes de production, mais que « maintenant nous sommes seulement 300 ouvriers pour seulement deux lignes de production »

Bien que le tribunal administratif ait décidé l’annulation du contrat de privatisation de cette compagnie, le verdict a fait l’objet d’un appel et la décision sera prise le 4 janvier. Selon Othman, « le Ministère de l’investissement et d’autres autorités gouvernementales se sont pourvus contre ce verdict parce qu’ils prétendent qu’ils veulent protéger les droits des investisseurs et qu’ils ne veulent pas effrayer les investisseurs en Égypte. Nous tenons aussi à protéger les droits des investisseurs, mais pas si cela signifie que l’investisseur est autorisé à violer les droits des travailleurs et les droits de l’État égyptien. »

Et Othman de conclure : « les pratiques corrompues de l’ancien régime ne doivent pas être tolérées dans la nouvelle Égypte. »

Les conflits du travail dans les médias

À en croire les reportages de certains médias, les conflits du travail ont fait perdre des centaines de millions de LE à des entreprises appartenant à l’Etat et à des entreprises privées. Les grèves dans les transports et les blocages de routes ont gêné les banlieusards tandis que de telles grèves ont censément fait perdre à la bourse du Caire des milliards par la chute des cotes.

De nouveaux termes ont même été introduits dans le jargon des médias égyptiens à l’occasion de la couverture des conflits du travail, expressions qui n’existaient pas avant 2011. Il s’agit par exemple de « ta’ateel ’ agalet al-intag » (stopper la roue de la production) et fe’awiya (sectaire/ouvriériste) pour décrire les protestations ouvrières et leurs revendications, comme pour les opposer aux demandes de la révolution.

Mustafa Bassiouny, journaliste au journal indépendant Al-Tahrir l’a déclaré :
« Les grèves ont effrayé les touristes. Les grèves ont nui à la bourse et l’économie nationale. Ce sont des actes égoïstes et préjudiciables et les revendications des grévistes ne sont pas des exigences révolutionnaires ...
Voilà ce que les médias traditionnels voudraient nous faire croire »
Bassiouny ajoute : "la réalité, c’est que les protestations et les grèves des travailleurs sont et seront toujours partie intégrante de la révolution du 25 janvier. Ce sont les grèves et les manifestations qui, dans la dernière semaine du soulèvement, ont effectivement renversé Moubarak.

Le slogan majeur de cette révolution est « le pain, la, liberté et la justice sociale », et c’est précisément ce que les travailleurs cherchent à atteindre par leurs luttes. »

* article paru le 31 décembre 2011 sur www.almasryalyoum.com/node/576386 Traduit de l’anglais par Pierre-Yves Salingue.

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