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REPORTAGE

En Colombie, des chiffons rouges dévoilent l’ampleur de la précarité

Avec la pandémie du Covid-19 et le confinement obligatoire des Colombiens, de nombreuses familles sont plongées dans la misère. Pour appeler à l’aide, un nouveau code se répand dans le pays : le chiffon rouge, signe qu’une famille a faim.

12 mai 2020 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/120520/en-colombie-des-chiffons-rouges-devoilent-l-ampleur-de-la-precarite?page_article=2

Bogotá (Colombie), de notre correspondante.– Quand Iván Ospina, propriétaire d’un restaurant réputé du quartier de Teusaquillo, a voulu offrir des repas aux plus nécessiteux, il a pris sa voiture avec deux aides de cuisine et a roulé le coffre plein vers Santa Fe, un secteur marginal du centre de Bogotá. C’était il y a un mois, au début du confinement obligatoire décrété par le président Iván Duque. Le restaurateur cherchait du regard des taches rouges : tee-shirts, chiffons, parfois une vieille chaussette, pendouillant sur les façades républicaines noircies par des décennies d’abandon. « On sait que là, les gens ont des problèmes. Alors on a commencé par frapper aux portes des maisons qui avaient des chiffons rouges », raconte Iván Ospina.

Ces dernières semaines, de plus en plus de familles colombiennes ont accroché un bout de tissu rouge à la façade de leur maison : il indique que derrière ces murs, on n’a plus un peso pour acheter à manger. « On leur dit : bonjour, combien de personnes vivent ici ? Dix ? Et on leur laisse dix repas. Ici quatre ? Quatre repas. Et ainsi de suite. On fait le tour du quartier en suivant les chiffons rouges », explique le restaurateur.

Depuis le début du confinement, Iván Ospina se rend plusieurs fois par semaine à Santa Fe, avec dans son coffre des repas gratuits confectionnés par ses soins. « 240 hamburgers vendredi dernier », énonce-t-il fièrement. La voix nouée, il évoque les visages angoissés de ceux qui n’ont pas de quoi nourrir leurs enfants : « C’est très douloureux. Nous devons les aider. » Une collecte organisée sur WhatsApp auprès de son cercle d’amis lui permet d’acheter les ingrédients de base. Pas question de leur faire une vulgaire soupe au riz : « Ce n’est pas parce que les gens sont pauvres qu’ils n’ont pas droit à de bons repas, avec des ingrédients de qualité. » Son restaurant El Barrio survit pourtant à peine grâce au service à domicile auprès d’une fidèle clientèle.

« On assiste à un grand réveil de la solidarité », se félicite Dario Sendoya. Fonctionnaire de la Commission de la vérité, ce sociologue anime, à ses heures libres, Casa B, un centre culturel du quartier Belén, devenu en quelques années le moteur de la vie sociale du secteur. Dans ce barrio situé à deux pas des rues coloniales de La Candelaria vidées de leurs touristes, les chiffons rouges se multiplient à mesure que le confinement se prolonge. « Dans les quartiers populaires, les gens ont l’habitude de s’entraider. On partage un sac de riz avec le voisin, car le jour où on n’en aura pas, le voisin partagera, explique Dario Sendoya. Cette micro-solidarité, à l’échelle d’un pâté de maisons, se pratique maintenant avec beaucoup plus de force. »

Grâce à des donations, Casa B organise des distributions de denrées alimentaires. La semaine dernière, un camion entier de frites surgelées a fait le bonheur du quartier. La cargaison était destinée à des restaurants et allait être jetée. Le transporteur est venu les donner aux habitants de Belén. Comme Casa B, « partout dans la ville, il y a tout un réseau d’organisations de quartier, associations culturelles ou de jeunesse, très actives en ce moment. La plupart se sont mises à collecter des aliments pour les répartir dans leur zone. Cela permet une certaine contention de la faim ». Avec les chiffons rouges, les bénévoles savent où aller en priorité, même si parfois, explique Dario Sendoya, la honte fait que des familles s’abstiennent de les accrocher. Comme elles connaissent bien leurs voisins, ces associations de quartier savent déjà à quelles portes frapper.

Les chiffons rouges ont d’abord fait leur apparition aux fenêtres de Soacha, municipalité d’un million d’habitants dans la banlieue sud de Bogotá. L’idée a été lancée fin mars par son maire centriste, Juan Carlos Saldarriaga, qui demandait aux foyers en détresse de se manifester ainsi. « Si vous voyez un chiffon rouge à la porte de votre voisin, c’est un appel à la solidarité », lançait-il dans une vidéo au début du confinement national obligatoire, qui a commencé le 25 mars et devrait s’étendre jusqu’au 25 mai en Colombie – qui comptait lundi 11 mai plus de 11 000 cas et 479 décès. Le rouge n’a pas été choisi par orientation politique, mais pour être une couleur accrochant le regard. 

À Soacha comme à d’autres endroits de la planète frappés par la pauvreté, le confinement obligatoire décrété par le gouvernement s’est abattu comme une tragédie. D’après Juan Carlos Saldarriaga, « sur un total de 228 000 familles de notre commune, 126 000 appartiennent aux strates 1 et 2 ». En Colombie, les classes socioéconomiques sont réparties en six niveaux, de 1 à 6, de la plus vulnérable à la plus aisée. Les plus basses vivent au jour le jour de petits boulots informels, souvent dans les rues : vendeurs de fruits, de cigarettes, distributeurs à la criée de babioles, cireurs de chaussures, ouvriers journaliers, serveurs ou employés domestiques. Le confinement obligatoire les prive de leur salaire quotidien. D’où cette phrase du maire, entendue ailleurs dans le monde : « La faim risque de faire plus de morts dans notre ville que le coronavirus. »

Sur ce point de passage obligé entre Bogotá et le sud du pays, les bicoques de briques rouges et les barres d’immeubles chétifs ont depuis longtemps balayé toute végétation. Avec un habitant tous les 25 m2, l’une des plus fortes densités du continent, la ville est un creuset étroit où viennent s’échouer toutes les misères du pays. « Nous avons 56 000 personnes déplacées par la violence, énumère Juan Carlos Saldarriaga, et 1 900 familles vivant au jour le jour du recyclage des ordures. »

Le maire de Soacha, qui a donné son salaire, en appelle à la solidarité nationale et internationale pour pouvoir continuer à distribuer une aide alimentaire d’urgence. « C’est Dieu et le maire qui vous l’offrent ! », dit-il lors des distributions. Selon lui, Soacha compte aussi « plus de 30 000 Vénézuéliens, et deux enfants vénézuéliens naissent ici chaque jour ». Les migrants vénézuéliens, dont près de deux millions résident en Colombie, figurent parmi les plus précaires. Certains, chassés avec leurs enfants des chambres qu’ils payaient à la journée en mendiant dans les rues de la capitale, ont entrepris de regagner à pied leur pays – deux semaines de trajet pour les bons marcheurs.

Popularisés par les médias, les chiffons rouges de Soacha ont vite gagné Bogotá et le reste du pays. Sur certains versants de Ciudad Bolivar, l’un des secteurs les plus pauvres de la capitale, sur ces collines où s’agrippent des maisons de briques et de tôles, presque tous les foyers arborent un chiffon rouge. La misère derrière les murs est devenue visible d’un coup d’œil, dans les quartiers populaires de Medellin, Cali, Barranquilla ou Bogotá.

« Le phénomène a mis au jour une gigantesque bombe à retardement qui menace depuis longtemps en Colombie : le secteur de l’économie informelle a atteint une proportion énorme. C’est un indicateur terrible du mauvais fonctionnement de notre marché du travail », souligne Daniel Aguilar, sociologue de l’université Externado de Bogotá. « La quantité de personnes qui vivent au jour le jour de transactions commerciales non formelles, sans conditions de travail stables, est gigantesque. La vulnérabilité économique d’une grande partie de la population devient évidente. » Selon les données officielles, 46 % des Colombiens vivent du travail informel, un chiffre qui serait en dessous de la réalité.

« Il devient un symbole de protestation »

Les chiffons rouges révèlent la fragilité du système socioéconomique qui régit le pays. « Ils ont mis au jour l’ampleur à Bogotá de ce qu’on appelle la pauvreté cachée », estime Vladimir Rodriguez. Haut conseiller de la mairie pour la Paix et la réconciliation, il consacre la plupart de son temps à répartir les aides d’urgence débloquées par Claudia López. La maire de Bogotá, en fonctions depuis janvier, a pris le problème du coronavirus à bras-le-corps, devançant par de strictes mesures de confinement les décisions du président de droite Iván Duque. Une bonne partie des fonctionnaires municipaux sont affectés à la distribution des denrées alimentaires et des subsides monétaires aux 500 000 foyers ciblés comme étant les plus pauvres.

Mais la stratégie commence à être revue. De plus en plus de chiffons rouges s’affichent dans les quartiers des niveaux 3 et 4 où vivent les classes moyennes. Vladimir Rodriguez a été surpris d’en voir « dans certains quartiers résidentiels, là où les gens ont une voiture et un appartement avec tous les services de base ». Le phénomène démontre que « la pauvreté de la population dépasse largement celle que nous connaissions déjà. Avec la pandémie, les indicateurs classiques sont dépassés ». Le marché colombien du travail est sans filet, fortement précarisé. L’allocation chômage n’existe pas. Selon les syndicats, plus de 10 millions de travailleurs (soit 43 % de la population active) sont embauchés comme « prestataires de services », avec des contrats de courte durée sans congés payés ni cotisations sociales. « Il y a tout un groupe de population qui n’est pas défini comme étant pauvre, mais qui, s’il arrête de produire au jour le jour, n’a aucune garantie et peut devenir rapidement très vulnérable », analyse Vladimir Rodriguez.

@Distribution dans le quartier de Soacha ©Nadège Mazars

« Le chiffon rouge n’est pas seulement un appel à l’aide », selon Dario Sendoya, de l’association culturelle Casa B. « Il devient un symbole de protestation. De nombreuses familles l’utilisent pour dire : “Regardez, nous sommes là, nous voulons faire partie de cette cartographie de la pauvreté qu’élaborent les institutions.” C’est une revendication de visibilité. » Dans les quartiers périphériques et populaires, il s’agit d’une demande historique : ne plus être invisibles, être enfin pris en compte dans le débat public. « Ils savent que le phénomène des chiffons rouges a un écho dans les médias de masse et même jusqu’à l’étranger, ce qui rend cette revendication plus puissante », estime Dario Sendoya.

Le gouvernement d’Iván Duque a lancé un programme baptisé « revenu solidaire », visant à soulager 3 millions de familles vulnérables en leur versant un subside de 37 euros, 16 % du salaire minimum en Colombie. Un maigre palliatif, loin de couvrir l’ensemble des besoins. Toute une partie de la population se plaint de ne recevoir aucune aide. Selon Carlos Cortés, leader afro-colombien de la fondation Oruga, une organisation de jeunes de Soacha, « des aides alimentaires arrivent, mais elles proviennent surtout de dons de particuliers ». Elles sont redistribuées par des associations de quartier comme la sienne. « Les gens sont très en colère, aussi bien contre la mairie locale que contre le gouvernement. »

Dans les secteurs défavorisés, nombre d’habitants trouvent suspect ce « virus bourgeois », comme l’appellent certains. « On était dans notre meilleur moment en Amérique latine. Les gens commençaient à protester. Et puis arrive ce fichu virus, sorti de nulle part. Il arrange bien le gouvernement, pour qu’on ne parle plus des problèmes », comme les inégalités criantes ou les assassinats de leaders sociaux, s’insurge Carlos Cortés.

« Quand les gens ont faim, ils se révoltent plus facilement, surtout que beaucoup d’entre eux n’avaient jamais ressenti cela », analyse Daniel Aguilar. « En plus, en ce moment, il n’y a pas de football à la télévision pour distraire les gens et les telenovelas sont des rediffusions », ajoute le sociologue. Dans le sud de Bogotá, aux abords des quartiers populaires, les blocages de route deviennent fréquents. « Nous avons faim ! », crient des habitants, le ventre vide, à Soacha, Usme, Kennedy ou Ciudad Bolivar. Certains agitent même des chiffons rouges, décrochés des façades pour aller exprimer dans les rues une indignation croissante.

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