Édition du 16 avril 2024

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Europe

Entrevue avec le philosophe hongrois G. M. Tamas

G. M. Tamas : « En Hongrie, la seule source de la loi est désormais Orban lui-même »

Pour le philosophe hongrois G. M. Tamas, grande figure intellectuelle de la gauche hongroise, l’épidémie de Covid-19 a renforcé la dimension « post-fasciste » du régime de Viktor Orbàn. Ce concept, qu’il a développé il y a une vingtaine d’année, désigne une forme de pouvoir autoritaire qui n’a plus besoin de répression massive pour contourner la démocratie. La gestion de la pandémie fonctionne ici comme un puissant révélateur.
Né en 1948 à Cluj (Roumanie) au sein de la minorité hungarophone, le philosophe, G. M. Tamas est l’un des grands intellectuels de la gauche hongroise, au sein de laquelle il est respecté et écouté. Passé par la phénoménologie et le libéralisme politique, il a ensuite développé une approche marxiste issue de la théorie critique. Il doit à ce riche parcours d’avoir été dissident sous le règne de Janos Kadar, au temps du socialisme réel, et exclu de son poste de directeur de l’Institut de recherche de l’Académie hongroise des sciences sous le gouvernement de Viktor Orban. Il est l’un des fondateurs du groupe ATTAC en Hongrie et a participé à de nombreux mouvements de la gauche écologiste et féministe. Philosophe de renom, il est aussi un journaliste et un activiste, et se réclame volontiers d’une forme de tradition française dans ce domaine, celle de l’intellectuel public. Une de ses contributions les plus remarquées est le développement du concept de post-fascisme, une forme de pouvoir autoritaire qui n’a plus besoin de répression massive pour contourner la démocratie. JLF, sociologue

18.04.20 | AOC
https://aoc.media/

La loi qui vient d’être adoptée à l’occasion de la pandémie de coronavirus accorde encore plus de pouvoirs à Viktor Orban. Est-ce seulement une manifestation opportuniste destinée à museler encore plus l’opposition et les médias alternatifs, ou doit-on y voir autre chose ?

Hélas, ce n’est pas un geste opportuniste, mais un changement décisif du système constitutionnel. En établissant un gouvernement par décret sine die, il est évident que la seule source de la loi est désormais M. Orban lui-même et personne d’autre. Ce n’est pas une transgression de la loi constitutionnelle, mais sa suspension pure et simple. Les résultats sont visibles. Les règles et usages les plus élémentaires de l’administration publique ont été ignorés. La cheffe des services de santé du pays, une secrétaire d’État, le Dr Ildikó Horváth, n’a pas paru en public depuis deux mois. Aucun médecin, aucun virologue ou épidémiologiste n’a l’autorisation de s’adresser à la presse. La situation liée au virus est gérée par un groupe de policiers et de militaires à la tête duquel se trouve un comité dont l’existence est tenue secrète. Les directeurs d’hôpitaux sont limogés par M. Orban (avec la contresignature d’un ministre potiche des ressources humaines sans aucun pouvoir). Ce n’est pas seulement le parlement qui est empêché de fonctionner, c’est aussi le reste de l’exécutif. Dans un système constitutionnel, il n’existe pas de pouvoirs occultes ou informels. Ceux-ci ne prennent les commandes que dans une tyrannie.

Comment définiriez vous le régime d’Orban ? Il l’a qualifié lui-même de démocratie « illibérale ». Peut-on le comparer à des formes gouvernementales du passé ? L’analogie avec le fascisme est-elle pertinente ?

Le régime d’Orban est l’un de ceux que j’ai définis il y a vingt ans comme post-fascistes dans un essai traduit en de nombreuses langues, mais pas en français malheureusement. À la différence du fascisme « classique » ces systèmes ne massacrent pas leurs adversaires, du fait que leur ennemi principal – le mouvement ouvrier ou le socialisme – est mort, mais ils atteignent leur but d’une manière formellement plus ou moins légale : leur but est la suppression de l’égalité des citoyens et de la sphère publique (Öffentlichkeit). La distinction entre différentes formes de pouvoir appartient au passé. M. Orban a annoncé que l’État hongrois n’obéirait pas aux décisions de justice donnant raison aux plaignants Roms exposés à des formes de discrimination négative. Et il ne le fait pas d’ailleurs. Il n’y a plus de distinction entre la propriété d’État et les avantages de l’oligarchie au pouvoir. La propriété d’État est l’objet d’un don à l’oligarchie. La plupart des médias sont la propriété du cercle privé de M. Orban ou de l’État de M. Orban, la différence n’étant d’ailleurs pas claire. Les lieux traditionnels d’autonomie (universités, groupes professionnels, « chambres ») sont démolis. Lors des dernières élections, le parti de M. Orban n’a présenté aucun manifeste électoral : leur unique programme était une propagande anti-immigants, anti-Européenne et anti Soros (qu’on peut facilement traduire par anti-Juif) alors que l’opposition ne pouvait pas faire entendre d’autres préoccupations, une opposition qui soit dit en passant est trop lâche pour faire du racisme une question publique.

Les dernières élections municipales ont été moins faciles que prévu pour Orban, particulièrement à Budapest. Voyez-vous les signes avant-coureurs d’une opposition plus forte dans un futur proche ?

Il faut comprendre que, sauf pour une toute petite minorité, mais qui vocifère, Orban n’est pas un leader charismatique. L’opposition n’a pas vraiment amélioré ses scores précédents. Il s’agit seulement du fait que, en s’unissant cette fois-ci, ils ont permis à leurs supporters – une majorité dans toutes les grandes villes sauf une – de voter pour eux. Les conseils municipaux et les maires sont sans pouvoir. Le gouvernement régional au niveau du comté, qui a été puissant pendant un millier d’années, a été supprimé sans qu’on entende un seul murmure de protestation. Depuis ce moment, les budgets ont été brutalement coupés par le gouvernement central (ce qui veut dire le petit cercle autour de M. Orban, avec son personnel très changeant de favoris et d’hommes de cour qui sont la plupart anonymes). Etant donné le système électoral, avec la moitié des suffrages, M. Orban peut gagner indéfiniment avec une majorité des deux tiers. Mais son opposition est pragmatique comme le sont ceux qui le soutiennent. Les gens savent que le régime est corrompu, autocratique et inefficace, mais aussi longtemps qu’il semble maintenir à bonne distance l’influence occidentale « libérale » (le terme a un sens égalitaire en Hongrie qu’il n’a pas en France – pas de féminisme, pas d’égalité entre les genres, pas de droits au chômage pour la population de couleur, les Roms) et aussi longtemps qu’il évite l’entrée d’immigrants Arabes et Africains, il est populaire dans l’électorat, (bien qu’il ne soit pas aimé en tant que personne), en dépit des doutes qu’on peut avoir. Le sentiment anti-Roumain joue un certain rôle aussi.

La pandémie pourrait-elle accroître le soutien à Orban sous la forme d’une « union sacrée » ou d’un appel à l’obéissance ?

Je n’en suis pas sûr. L’énigme que constitue le régime de la pandémie est toujours plus obscure et l’électorat, en règle générale, n’aime pas l’excès de secret. Les conférences de presse autoritaires quotidiennes blessent même les politiciens les plus aimés comme Sebastian Kurz, le chancelier d’Autriche, parce qu’elles font apparaitre la réalité du pouvoir discrétionnaire. Les chiffres concernant la popularité sont positifs pour le moment, mais cela pourrait ne pas durer. Autre chose : le nationalisme hongrois n’est pas l’équivalent des nationalismes occidentaux : il est presque entièrement négatif et aisément réductible à la xénophobie – il n’y pas de vrai culte de la solidarité nationale, de l’unité etc. Il faut dire que ces choses ont été trop prêchées par des leaders soumis aux pouvoirs étrangers dans le passé pour ne pas susciter le cynisme des citoyens à leur propos. Il n’y a pas de tradition de conformisme patriotique et d’obéissance volontaire.

Pourriez-vous nous parler du système de santé aujourd’hui en Hongrie, et ce qu’il était pendant le socialisme ? Comment les Hongrois le voient-ils ? Y a-t-il un important secteur privé ? Si la pandémie est considérée comme mal gérée, cela peut-il avoir des conséquences pour le gouvernement ?

Pendant le « socialisme réel », le système de santé était public, gratuit et universel et, pour un pays arriéré jusqu’à ce que l’industrialisation et la modernisation socialistes l’aient transformé à partir des années 1950, d’une grande qualité professionnelle. Comme dans les autres pays de l’Europe de l’Est, il a été réduit en cendres, par les coupures budgétaires, les bas salaires des médecins et des infirmiers qui ont émigré en masse – il y a des milliers de postes vacants dans un petit pays de neuf millions et demi d’habitants –, donc le système de santé est depuis trente ans le plus grand scandale. Le secteur privé ne joue pas de rôle important. Les gens riches vont se faire soigner à l’étranger. Ce qui reste des « cabinets médicaux » des années 1970 ne tient que grâce à l’héroïsme et à l’engagement des médecins locaux, particulièrement des pédiatres, mais les hôpitaux où vous devez acheter votre propre papier-toilette, les médicaments, les désinfectants et les bandages depuis maintenant des décennies sont une vraie abomination. Quant à ce qui concerne l’état de l’opinion à propos de l’épidémie de coronavirus, nous ne savons rien de précis, mais, quand on voit que les médias de droite ont relancé la campagne anti-Soros et qu’ils blâment l’Union européenne pour tout ce qui arrive, on peut penser que l’oligarchie a quelques doutes.

Comme dans tous les régimes autoritaires, la vie intellectuelle et la vie scientifique sont des cibles. Pouvez-vous décrire brièvement la situation sous ce rapport ? Y a-t-il une scène alternative ?

L’autonomie des universités est morte, l’Académie des sciences est défunte ; l’indépendance de la recherche appartient au passé ; la culture critique ou rebelle – de la philosophie aux sciences sociales, à l’art et à la littérature –, tout cela est terminé. Disons que, il y a encore sept ans, les journaux (ils existaient encore) étaient pleins d’articles critiques écrits par des intellectuels. C’était un genre traditionnel dans les cultures de l’Europe de l’Est où la critique sociale et politique était dévolue à nous, les intellectuels, un peu comme en France depuis la Révolution jusqu’à une époque récente. Maintenant, comme avant 1989, il faut à nouveau lire entre les lignes, exactement pour les mêmes raisons : l’argent. Si vous faites des déclarations contre le régime, on ne vous poussera pas dans le souterrain obscur d’un donjon. On ne vous donnera pas de contrat, votre éditeur pourrait recevoir un coup de téléphone discret, votre partenaire pourrait ne pas trouver de travail, votre film sera privé de financement, votre université pourrait perdre son programme doctoral, votre maison pourrait faire l’objet d’impôts locaux plus élevés. Le répertoire est infini. Et les intellectuels ont surtout été préoccupés de garder le silence. La production intellectuelle est moins intéressante qu’elle ne l’était dans les années 1980. Les presqu’îles d’art critique qui survivent sont caractérisées par l’amertume et la crudité de langage, remplies de haine anti-politique et anti-intellectuelle, opposées à toute forme d’idées. Le journalisme politique d’opposition parle dans une langue de charretier et est cynique. Le souci moral de la vieille dissidence serait aujourd’hui incompréhensible.

Est-ce que la partie de la loi consacrée aux fake news est déjà en application ? A-t-elle des conséquences sur la manière dont les médias indépendants traitent l’information ?

Le seul résultat visible est l’autocensure. Le délit de calomnie sera surtout appliqué aux parlementaires d’opposition, beaucoup moins aux journalistes et aux écrivains. Orban préfère acheter les médias dissidents plutôt que d’avoir des journalistes arrêtés et de prendre le risque de les voir acquittés devant des tribunaux qui ne sont pas en bons termes avec un gouvernement qui a confisqué une bonne partie de leur indépendance et de leur influence.

Le consentement populaire à l’égard des mesures d’Orban semble être élevé. Comment l’expliquer ?

Au départ on a eu la même réaction partout ; même Trump et Johnson ont eu l’approbation de la majorité, bien qu’ils aient été bien pire qu’Orban dans leur manière de gérer la crise. Personne ne sait si ça va changer ou pas.

Les pays européens et l’Union européenne devraient-ils être plus durs avec Orban ? Cela n’a pas l’air d’être très efficace, d’autant plus que de nombreux gouvernements ont pris des mesures autoritaires à la faveur des situations d’urgence.

Il est vrai que la plupart des gouvernements sont plus autoritaires maintenant (considérez par exemple la Nouvelle-Zélande !). Il est vrai aussi que l’Europe de l’Ouest – ce qu’on entend par Union européenne ici – n’a rien fait contre Orban au moment où il aurait été plus facile de le faire. Donc ils ne feront rien de significatif ou de décisif mais je ne peux pas faire semblant de savoir ce que les rares personnes qui sont concernées par la Hongrie dans l’establishment occidental ont en tête. Ils pensent que l’élargissement de l’Europe était une erreur, que l’Europe orientale, récalcitrante, anti libérale et anti-démocratique par essence, ne devrait pas avoir son mot à dire dans des décisions qui ont des effets sur la partie occidentale de l’Europe. Je pense qu’ils prient secrètement pour qu’Orbán, Kaczyński, Babiš, Matovič et Janša quittent le pouvoir et laissent l’Europe au même moment. Bon débarras serait leur seul mot d’adieu. La popularité de l’Union en Hongrie est purement matérielle : des emplois bien payés pour les travailleurs émigrés plus les bakchich d’État (les « fonds de cohésion »), c’est tout ce que nous aimons. Mais il y a pire : des commentaires dans la presse et les médias sociaux qui blâment l’Ouest pour avoir pour ainsi dire « recruté » Orban – parce que beaucoup de gens n’arrivent pas à croire que la Hongrie est un pays vraiment indépendant (ce qu’elle est en fait). Ils pensent que l’Europe force les Hongrois à aller travailler à l’étranger, en Autriche ou en Allemagne avec ses politiques pourries, parce qu’elle a besoin d’une force de travail à bas coût. Des racistes aux égalitaristes, tout le monde blâme l’Union européenne, tout en prenant son argent qu’au fond, entre nous, nous méprisons.

Orban incarne-t-il l’Europe du futur ?

Je ne le pense pas. La situation est trop spécifique. Le sentiment selon lequel nous sommes seuls et que nous devons être seuls n’est pas uniquement hongrois. Comparez avec l’Italia farà da sé ou le Sinn Fein (qui veut dire « nous nous-mêmes »), mais le sentiment d’une défaite glorifiée et de la mauvaise volonté du reste du monde est particulièrement puissant ici. Orban parle d’une dictature libérale en Europe – là encore « libéral » signifie l’activisme pour les droits humains et l’antifascisme, pas le néo-conservatisme libertarien comme en France. Il parle aussi d’un complot libéral-marxiste contre la nation hongroise. La culture de droite ici est très largement inspirée par des intellectuels français – depuis Renaud Camus et Eric Zemmour jusqu’à Chantal Delsol et Michel Onfray (les libéraux de leur côté adorent Michel Houellebecq). Alors, s’ils sont l’avenir de l’Europe, Orban l’est aussi. C’est à la fois horrible et ridicule.

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