Édition du 10 décembre 2024

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Gaza devant l’histoire, le livre dissonant d’Enzo Traverso

Gaza devant l’histoire, le nouveau livre de l’historien Enzo Traverso, opère comme une dissonance, comme un « contrepoint » au discours dominant de l’Occident. Un court essai saisissant qui apporte une profondeur historique à une guerre atroce justifiée à coup de hasbara, de propagande, de désinformation et d’idéologie d’extrême droite.

Tiré du blogue de l’auteur.

Le texte s’ouvre avec le poème Silence pour Gaza de Mahmoud Darwich et le premier chapitre commence par une histoire allemande, « J’ai l’impression qu’aujourd’hui la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes, à la différence près que les agresseurs actuels ne sont plus les vaincus mais les vainqueurs. »

Gaza devant l’histoire est un court essai, 136 pages saisissantes où Enzo Traverso, spécialiste de la modernité politique européenne et du judaïsme, convoque l’Histoire, la mémoire, l’origine des mots, les analogies historiques, les références géopolitiques pour contre-enquêter sur les attaques du Hamas, le 7 octobre 2023, et la guerre à Gaza.

Un livre qui apporte une profondeur historique à une guerre atroce justifiée à coup de hasbara, de propagande, de désinformation et d’idéologie d’extrême droite.

Qualifier les attaques meurtrières du 7 octobre de « pogrom », et les inscrire dans les persécutions subies par les juif·ves depuis des siècles, jusqu’à la Shoah, c’est dénier la colonisation et l’oppression des Palestinien·nes depuis 1948. Un autre déni amplement diffusé : Israël, pays né de la Shoah, ne peut pas commettre un génocide.

« Tout est planifié : la destruction des routes, des bâtiments, des écoles, des hôpitaux, des universités, des musées, des monuments et même des cimetières, rasés par les bulldozers ; l’interruption de l’approvisionnement en eau, en électricité, en gaz, en carburant, et d’internet ; le déni d’accès à la nourriture et aux médicaments ; l’évacuation de plus de 1,8 million des 2,3 millions de Gazaouis vers le sud de la bande, où ils sont à nouveau bombardés ; les maladies, les épidémies et maintenant la famine. Incapable d’éradiquer le Hamas, Tsahal a entrepris l’élimination de l’intelligentsia palestinienne : universitaires, médecins, techniciens, journalistes, artistes, intellectuels et poètes. »

Les solidarités avec la Palestine s’étendent du Sud global à l’Occident où de nombreux juif·ves clament « not in our name », « pas en notre nom ». La cause palestinienne est désormais l’emblème d’une grande partie de l’opinion publique, surtout des jeunes aux États-Unis et en Europe.

« Les États-Unis n’avaient pas connu des mobilisations d’ampleur similaire depuis la guerre du Vietnam. (…) À l’instar de leurs ancêtres, les étudiants d’aujourd’hui ont compris que leur action est cruciale pour arrêter le massacre, que leurs manifestations ne sont pas de simples gestes de solidarité, mais un soulèvement organiquement lié à la résistance palestinienne. »

Gaza devant l’histoire d’Enzo Traverso est un livre en situation, comme il dit ; écrit selon le précepte de Sartre, en situation dans son époque, et en réaction urgente aux fausses vérités et à la partialité des jugements.

Visionner l’entrevue sur vidéo.

EXTRAITS DE GAZA DEVANT L’HISTOIRE D’ENZO TRAVERSO

EXÉCUTEURS ET VICTIMES

(…) Les souffrances infligées aux civils allemands pendant et après la Seconde Guerre mondiale, quand ils furent expulsés par millions d’Europe centrale, sont incontestables, mais lorsque Martin Heidegger les évoqua pour renverser les rôles et présenter l’Allemagne comme ayant été victime d’une agression extérieure, Herbert Marcuse mit un terme à leur correspondance. En adoptant ces positions, écrivit-il, Heidegger se plaçait « hors du logos », hors de « la dimension dans laquelle un dialogue entre êtres humains est encore possible ».

Ce n’est qu’à la fin des années 1990, une fois que l’Allemagne réunifiée eut pleinement intégré la mémoire des crimes nazis dans sa conscience historique, que ses propres souffrances pendant la Seconde Guerre mondiale purent être non seulement étudiées, mais reconnues et débattues dans l’espace public sans susciter de malentendus, sans apparaître comme des excuses ou des tentatives d’auto-absolution. En ce sens, j’ai l’impression qu’aujourd’hui la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes, à la différence près que les agresseurs actuels ne sont plus les vaincus mais les vainqueurs.

La guerre à Gaza n’est pas la Seconde Guerre mondiale, cela est bien évident, mais les analogies historiques – qui ne sont jamais des homologies –peuvent nous orienter, même si elles mettent en scène des acteurs très différents et des événements qui n’ont pas la même échelle. C’est dans cet esprit que, en 1994, Jean-Pierre Chrétien évoqua un « nazisme tropical » à l’œuvre lors du génocide des Tutsis au Rwanda et que le mot « génocide » refit son apparition en Europe pendant la guerre en ex-Yougoslavie, notamment après le massacre de Srebrenica. Lors d’un génocide, aussi complexe en soit le contexte historique, il y a toujours des exécuteurs et des victimes. Or, l’écrivain qui racontera demain la guerre à Gaza devra faire un autre constat que celui de Sebald, car aujourd’hui les rôles sont inversés. Alors qu’Israël détruit Gaza sous une pluie de bombes, Israël est présenté comme la victime du « plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste ».

La scène est paradoxale, comme un procès de Nuremberg où, au lieu de juger les atrocités commises par les nazis, on jugeait celles commises par les Alliés. Symbole de la justice des vainqueurs, le procès de Nuremberg était pétri de contradictions, mais personne ne pouvait sérieusement contester la culpabilité des accusés. Depuis le 7 octobre 2023, en revanche, Israël pose en victime. (…)

Le discours dominant autour du 7 octobre fait de cette date une sorte d’épiphanie négative, une apparition soudaine du mal d’où jaillit une guerre réparatrice. Le compteur est reparti à zéro, ce jour-là, comme s’il s’agissait de la seule origine de cette tragédie. Le 7 octobre aurait déchiré le voile sur le Hamas et Israël, assignant à chacun son rôle, l’auteur et la victime. La bande de Gaza, territoire habité par 2,4 millions de personnes soumises à une ségrégation totale depuis douze ans, est donc devenue le berceau du mal, où des assassins sans scrupules agissent en toute impunité, transformant les civils en « boucliers humains ». La réalité, c’est que la destruction de Gaza est l’aboutissement d’un long processus d’oppression et de déracinement. Il y a vingt-deux ans, en août 2002, Edward Said décrivait en ces termes la violence israélienne lors de la seconde Intifada :

« Gaza est entouré sur trois côtés d’une barrière électrifiée. Parqués comme des bêtes, les Gazéens ne peuvent plus se déplacer, travailler, vendre leurs fruits et légumes, aller à l’école. Ils sont exposés aux frappes aériennes des avions et hélicoptères israéliens, et aux tirs terrestres des tanks et des mitrailleuses qui les fauchent. Appauvri, affamé, Gaza est un cauchemar humain où chaque petit incident […] se solde par la participation de milliers de soldats dans l’humiliation, la punition, l’affaiblissement intolérable de chaque Palestinien sans distinction d’âge, de sexe ou d’état de santé. On retient les fournitures médicales à la frontière, on tire sur les ambulances ou on les arrête, des centaines de maisons sont démolies et des centaines de milliers d’arbres et de terres agricoles sont détruits dans des actes systématiques de châtiment collectif contre des civils qui, pour la plupart, sont déjà des réfugiés de la destruction par Israël de leur société en 1948. »

ORIENTALISME

(…) La différence entre l’époque où Said écrivait L’orientalisme et aujourd’hui tient au fait qu’au XXe siècle, l’Occident conquérant prétendait répandre ses lumières, tandis qu’aujourd’hui il se considère comme une forteresse assiégée. Ainsi, blessée par l’attaque « barbare » du Hamas, « la seule démocratie du Moyen-Orient » a, affirme-t-on, le droit de se défendre : tous nos chefs d’État se sont rendus en pèlerinage à Tel-Aviv pour assurer Netanyahou de leur soutien. Soutien qui demeure inébranlable, même après la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pour un cessez-le-feu à Gaza – laquelle restera un vœu pieux tant que personne n’agira pour en imposer l’application – et même après que sa CIJ a reconnu qu’il y a un risque de génocide.

À côté des déclarations rituelles sur le droit d’Israël à se défendre, personne n’évoque jamais le droit des Palestiniens à résister contre une agression qui dure depuis des décennies, parce que personne ne reconnaît que les Palestiniens ont une histoire. Le trope de la confrontation entre civilisation et barbarie, aujourd’hui explicitement reformulé comme un duel entre démocratie occidentale et terrorisme islamique, a trouvé son expression la plus cynique dans les propos des porte-parole de Tsahal cités par les médias israéliens +972 et Local Call.

Les barbares du Hamas, disent-ils, tuent des civils et tirent des roquettes à l’aveuglette sur les villes israéliennes dans l’espoir que quelques-unes ne soient pas interceptées et fassent des dégâts. Tsahal, au contraire, incarne le progrès technologique : ses bombes ne sont pas aveugles, mais choisissent leurs cibles à l’aide de l’IA. Selon un ex-officier du renseignement, l’armée israélienne a développé un programme appelé « Habsora » (Évangile) qui sélectionne automatiquement ses cibles et fonctionne comme une « usine d’assassinats de masse ». Comme l’explique un autre officier de Tsahal, « rien n’arrive par hasard. Quand une fillette de trois ans est tuée dans une maison à Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé qu’il n’était pas grave qu’elle meure, que c’était le prix à payer pour atteindre [une autre] cible. Nous ne sommes pas le Hamas. Il ne s’agit pas de roquettes tirées au hasard. Tout est intentionnel. Nous savons exactement combien de dommages collatéraux il y a dans chaque maison ». (…)

Israël vit le jour en 1948, quand le monde entrait dans l’ère de la décolonisation, et le monde arabe, en Palestine comme ailleurs, avait développé une conscience nationale. Son projet consistant à bâtir une société nationale juive sans Arabes, le sionisme se tint toujours en équilibre entre une composante séculière et une composante religieuse. La première était exposée en permanence aux excès du nationalisme colonial et hiérarchique ; la seconde – pendant longtemps minoritaire au sein du judaïsme – revendiquait la terre au nom du mythe biblique : si les Juifs sont les habitants premiers et légitimes de la Palestine, les Palestiniens n’en sont que les occupants abusifs. La colonisation n’est qu’un « retour », dont la condition nécessaire est l’expulsion des intrus.

Ces deux formes de colonialisme, l’une séculière et l’autre religieuse, ont toujours été inextricablement liées au sein du sionisme. Gordon, un des théoriciens du sionisme travailliste, nationaliste juif ukrainien qui s’installa dans la Palestine ottomane en 1904, réunissait dans ses écrits les arguments classiques du colonialisme (la supériorité raciale des Européens sur les Arabes) et ceux de la théologie. En 1921, il se demandait : « Et qu’ont donc créé les Arabes tout au long de leur séjour ici ? De telles créations, ne serait-ce que celle de l’Ancien Testament, confèrent un droit indéfectible au peuple juif qui les a créées sur la terre où il les a créées, surtout si le peuple venu après lui n’y a rien créé de semblable ou n’y a rien créé du tout. » Soulignant que ces idées avaient « l’assentiment complet de tous les pères fondateurs », Sternhell conclut que, « de fait, la Bible a été l’argument suprême du sionisme ».

Aujourd’hui, ces deux tendances, séculière et religieuse, se sont coalisées dans un projet théologico-politique qui prend un caractère radical, rédempteur. Dans ce cadre, le sionisme socialiste des origines a proprement disparu.

(…) Israël viole le droit international depuis des décennies et aujourd’hui, son armée détruit Gaza avec un arsenal fourni principalement par les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie et la France. Les États-Unis pourraient faire cesser la guerre en quelques jours, mais ils ne veulent pas retirer leur soutien à un gouvernement corrompu d’extrême droite, composé de fondamentalistes, racistes et criminels de guerre. Ils en sont incapables parce que ce gouvernement fait partie intégrante de leur dispositif géopolitique et parce qu’ils éprouvent à l’égard des Israéliens une compassion narcissique qu’ils ne sauraient étendre aux Arabes.

RAISON D’ÉTAT

(…) La mémoire de l’Holocauste est rituellement honorée, dans les pays de l’Union européenne, comme une religion civile de la démocratie et des droits de l’homme. Aujourd’hui, elle tend à perdre sa vocation initiale pour être de plus en plus assignée à la défense d’Israël et à la lutte contre l’antisionisme, considéré comme une forme d’antisémitisme.

Angela Merkel et Olaf Scholz ont tous deux affirmé à plusieurs reprises que le soutien inconditionnel à Israël a la force d’une « raison d’État » (Staats-raison) pour la République fédérale d’Allemagne (RFA).

(…) De Machiavel et Friedrich Meinecke, ses théoriciens, jusqu’à ses moins nobles exécuteurs tel Paul Wolfowitz, tous conviennent que la raison d’État désigne un pouvoir politique qui enfreint ses propres principes éthiques au nom d’un intérêt supérieur, généralement un intérêt de puissance.

(…) Le 27 juin 2024 est entrée en vigueur la nouvelle loi sur la naturalisation qui fait de la reconnaissance de l’État d’Israël une condition pour devenir citoyen de la RFA. Omer Bartov a bien montré que, par son interprétation du caractère unique de l’Holocauste, l’Allemagne s’est « placée dans une position moralement très douteuse » qui consiste à la fois à banaliser ses propres crimes coloniaux et à « nier la culpabilité d’Israël dans la destruction actuelle de Gaza, y compris dans le fait d’assassiner et de faire mourir de faim des dizaines de milliers de civils palestiniens ».

FAUSSES NOUVELLES SUR LA GUERRE

(…) Bloch écrit : « L’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable. En elle, inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, toutes leurs émotions fortes. »

(…) De nombreux historiens de l’Inquisition et de l’antisémitisme ont étudié la mythologie du « meurtre rituel » du Moyen Âge jusqu’à la Russie des tsars, démontrant entre autres que la rumeur selon laquelle les juifs tuaient des enfants chrétiens pour utiliser leur sang à des fins rituelles se répandait régulièrement avant l’éclatement d’un pogrom.

De façon analogue, après le 7 octobre, la plupart des médias occidentaux, y compris de nombreux journaux réputés sérieux, ont publié de fausses histoires de femmes enceintes éventrées, de dizaines d’enfants décapités et de bébés jetés dans des fours par les combattants du Hamas. Les journalistes des chaînes télévisées annonçaient d’un air grave et indigné qu’ils détenaient des images terribles d’atrocités qu’ils ne diffuseraient pas pour ne pas perturber les téléspectateurs.

Ces inventions diffusées par l’armée israélienne ont été immédiatement acceptées comme des preuves – Joe Biden, Antony Blinken et des ministres des gouvernements européens les ont reprises dans leurs discours – pour être démenties du bout des lèvres quelques semaines plus tard.

ANTISIONISME ET ANTISÉMITISME

(…) La réalité est que l’antisémitisme est devenu une arme de combat (a été weaponized, comme on dit aux États-Unis). Non pas l’antisémitisme d’autrefois, qui était dirigé contre les Juifs, mais un nouvel antisémitisme imaginaire qui sert à criminaliser la critique d’Israël. Le mouvement antiguerre est très large et présente une grande diversité, aux États-Unis comme en Europe. Dans cette vaste constellation, trois sensibilités principales se détachent assez nettement. La première est celle des jeunes d’origine postcoloniale, qui sont nés en Europe ou dans les Amériques au sein de familles issues d’Afrique et d’Asie. Pour ces jeunes, la cause palestinienne est une nouvelle étape de la lutte contre le colonialisme. Il y a ensuite les Africains- Américains, qui associent la libération de la Palestine à un combat global contre le racisme et les inégalités. Comme celles des Noirs, les vies des Palestiniens « comptent » (Black Lives Matter) ; Israël a instauré à l’égard des Palestiniens un système d’apartheid comparable à celui qui existait autrefois en Afrique du Sud.

Il y a enfin les jeunes qui réactualisent une tradition universaliste et internationaliste spécifiquement juive, une tradition qui s’est toujours manifestée à l’écart, sinon contre le sionisme. Beaucoup d’entre eux sont des « Juifs non juifs » au sens d’Isaac Deutscher : des « hérétiques » qui participent d’une tradition juive en transcendant le judaïsme. D’autres sont des « dreyfusards » au sens de Pierre Vidal-Naquet, des Juifs qui ne tolèrent pas qu’on discrimine, opprime et tue en leur nom, comme les Français qui soutenaient la cause algérienne au nom d’un certain idéal républicain d’égalité et de justice. Au XXe siècle, cette tradition avait placé les Juifs à l’avant-garde de tous les mouvements émancipateurs. Visiblement, elle reste très vivante et on doit s’en réjouir. La campagne médiatique qui dénonce le prétendu antisémitisme des étudiants mobilisés pour la Palestine s’attaque directement à ces trois courants.

Assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme permet de faire d’une pierre trois coups, en frappant à la fois l’anticolonialisme, l’antiracisme et l’anticonformisme juif. (…)

La droite conservatrice et même l’extrême droite sont devenues d’ardentes défenseuses du sionisme, considérant que les immigrés arabes et musulmans font de bien meilleurs boucs émissaires que les Juifs. Les antisémites d’hier sont aujourd’hui à l’avant-garde dans la lutte contre l’antisionisme, dénoncé comme une forme d’antisémitisme. (…) Aujourd’hui, une campagne médiatique persistante dépeint les étudiants propalestiniens comme des antisémites. Dans certaines universités américaines, ils sont blacklistés ou menacés de sanctions en raison de leur participation aux manifestations contre le génocide à Gaza. Le principe sacré du free speech apparaît soudainement intolérable lorsqu’il dérange les puissants donateurs des grandes universités, qui se révèlent ainsi être des corporations avant d’être des espaces de liberté. L’association antisioniste Jewish Voice for Peace est interdite sur plusieurs campus américains. (…)

À New York, des fourgonnettes circulent autour de l’université Columbia en arborant des photos d’étudiants propalestiniens avec leurs noms et le stigmate « antisémite », triste parodie de l’Allemagne nazie de 1935, à l’époque des lois de Nuremberg, lorsque les Juifs étaient exhibés dans les rues avec un panneau autour du cou où on pouvait lire : Jude.

VIOLENCE, TERRORISME, RÉSISTANCE

(…) Certains ont vu dans les atrocités du 7 octobre « le pire pogrom de l’histoire après la Shoah », d’autres le produit d’une longue séquence de violences israéliennes. Bien évidemment, ceci ne justifie pas cela : des décennies d’occupation n’atténuent en rien l’horreur du massacre d’enfants israéliens et, de la même façon, l’histoire de l’antisémitisme ne peut pas être invoquée pour cautionner un génocide à Gaza.

Ces violences, cependant, sont nées dans un contexte explosif. Perpétrer un carnage lors d’une rave-party constitue sans aucun doute un crime abominable qui doit être sanctionné, mais une rave-party protégée par un mur électronique à côté d’une prison à ciel ouvert n’est pas aussi anodine qu’un concert dans une salle parisienne. Dans les années 1980, dans Berlin divisé, on organisait des concerts rock près du mur pour que, de l’autre côté, les gens puissent entendre. Le message était simple : nous voudrions être avec vous et ce concert est une protestation contre ce mur qui nous sépare. Mais la rave-party du Néguev se déroulait dans la plus totale indifférence de ce qui se passait au-delà du mur électronique. Gaza n’existait pas. Tôt ou tard, la cocotte allait éclater.

L’attaque du 7 octobre est une atrocité. Soigneusement planifiée, elle a été bien plus meurtrière que le massacre de Deir Yassin ou d’autres tueries similaires commises par l’Irgoun en 1948. Elle visait à répandre la terreur et, cela va de soi, rien ne la justifie, mais elle doit être analysée et pas seulement déplorée. Le débat sur le rapport entre la fin et les moyens ne date pas d’aujourd’hui. La dialectique qui les unit fait que tous les moyens ne sont pas admis pour atteindre un but ; au contraire, chaque fin exige des moyens appropriés : la liberté ne peut pas être conquise en tuant consciemment des innocents. En l’occurrence, ces moyens inappropriés et répréhensibles ont été utilisés dans le cadre d’une lutte légitime contre une occupation illégale, inhumaine et inacceptable.

Comme l’a souligné António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, le 7 octobre n’est pas surgi du néant. Il est une conséquence extrême de décennies d’occupation, de colonisation, d’oppression et d’humiliation. Toutes les formes de protestation pacifique ont été réprimées dans le sang, Israël a saboté les accords d’Oslo dès le début, et l’Autorité palestinienne, totalement impuissante, est devenue en Cisjordanie une sorte de police auxiliaire de Tsahal. En octobre 2023, Israël était en train de « négocier la paix » avec ses voisins arabes sur le dos des Palestiniens et poursuivait l’objectif, qu’il reconnaît ouvertement aujourd’hui, d’étendre des colonies en Cisjordanie. (…)

Le terrorisme du Hamas n’est que la doublure dialectique du terrorisme d’État israélien. Le terrorisme n’est jamais beau ou réjouissant, mais celui des opprimés est engendré par celui de leurs oppresseurs. Les terroristes qui tuent des enfants dans un kibboutz sont détestables ; les snipers qui tuent des enfants dans une rue ou font exploser un convoi humanitaire le sont tout autant ; les deux doivent être condamnés. Mais on ne peut pas pour autant mettre un trait d’égalité entre la violence d’un mouvement de libération nationale et celle d’une armée d’occupation, car leur légitimité n’est pas la même.

Les crimes du premier tiennent à l’usage de moyens illégitimes ; ceux de la seconde tiennent à sa propre finalité, dont ils découlent. Le concept de terrorisme est controversé et difficile à définir. La seule différence normative qui distingue les combattants d’un groupe ou d’une organisation terroriste des soldats d’une armée régulière est d’ordre juridique : les premiers ne possèdent pas le statut légal que confère l’appartenance à un État. Cette différence se manifeste souvent dans la tenue vestimentaire. Les idéologies, les valeurs, la morale et les méthodes d’action peuvent varier considérablement aussi bien chez les mouvements terroristes que chez les armées, mais ces dernières disposent généralement de moyens de destruction beaucoup plus puissants. La supposée supériorité éthique des armées sur les groupes terroristes a été réfutée à d’innombrables reprises dans l’histoire. (…)

Frantz Fanon souligne le caractère libérateur de la violence exercée par les dominés : « L’homme colonisé se libère dans et par la violence. » Jean-Paul Sartre, dans la préface, va encore plus loin en approuvant sans réserve la violence anticoloniale. (…)

Le 7 octobre marque le retour spectaculaire de la violence palestinienne après l’échec des accords de paix d’Oslo. Cela ne signifie certes pas que cette intervention sera efficace ou inéluctable, mais il serait difficile de nier qu’elle est une conséquence de cet échec, de ce naufrage voulu par Netanyahou et consciemment perpétué par tous les gouvernements israéliens depuis trente ans.

Il serait stupide de se réjouir de ce retour de la violence, mais la portée de ce tournant historique ne peut être sous-estimée. L’expliquer par le fanatisme islamique, la barbarie du Hamas ou l’antisémitisme atavique serait une piètre échappatoire, une façon de se cacher la face derrière des préjugés. Dans la terrible compétition entre la violence israélienne et celle des Palestiniens, c’est incontestablement la première qui gagne. Mais le Vietnam et, plus récemment, l’Afghanistan nous ont enseigné que dans une guerre, les rapports de force ne se mesurent pas seulement sur le plan militaire, et la résistance armée peut faire plier un adversaire bien plus puissant, lorsque sa domination est devenue à tel point illégitime qu’elle se révèle coûteuse, inefficace et contreproductive. Les leaders israéliens et leurs alliés n’ont pas l’air d’avoir compris la leçon.

MÉMOIRES CROISÉES

(…) Désormais intégré au sein du monde occidental, Israël emprunte son langage et ses vieux préjugés racistes pour les transposer sur les Palestiniens. (…) En 1983, Rafael Eitan, chef d’état-major de l’armée, avait déjà qualifié les Palestiniens de « cafards [...] dans une bouteille ». Ceux qui connaissent un peu l’histoire de l’antisémitisme, de Édouard Drumont à Hitler, n’auront aucun mal à retracer la généalogie de cette rhétorique. Par ricochet, l’arsenal très riche en stéréotypes antisémites créé en Europe à la fin du XIXe siècle s’est déplacé aujourd’hui au Proche-Orient, où il prospère, y compris sous ses formes les plus grotesques comme celle des Protocoles des sages de Sion, facilement accessibles sur internet et dans les librairies des capitales arabes.

Cette greffe moyen-orientale de l’antisémitisme européen vient conforter le récit sioniste selon lequel ce ne sont pas les décennies d’oppression et de déni des droits des Palestiniens qui sont derrière l’attentat du 7 octobre, mais plutôt l’antisémitisme ancestral, la haine éternelle et inguérissable des Juifs.

L’attentat est devenu un « pogrom », comme si c’était le Hamas qui détenait le pouvoir, et que les Israéliens n’étaient qu’une minorité opprimée comme les Juifs à l’époque des tsars. Une réécriture de l’histoire à laquelle Benjamin Netanyahou s’est essayé plusieurs fois, notamment en prétendant que l’inspirateur d’Hitler avait été le grand mufti de Jérusalem et que le Hamas – comme jadis Yasser Arafat – ne serait que la réincarnation du nazisme.

Il n’y a là rien d’inédit.

Exaspérés par la prolifération de ces récits mythologiques et par la violence qu’ils alimentent, certains intellectuels ont tenté d’en retracer les origines. À la fin des années 1980, le journaliste israélien Yehuda Elkana, qui avait assisté à plusieurs atrocités pendant la guerre du Liban en 1982, a suggéré que cette propension découlait d’une « profonde peur existentielle [...] tendant à faire du peuple juif l’éternelle victime d’un monde hostile ». Cette croyance, qui n’a visiblement pas disparu quarante ans plus tard, constituait à ses yeux, « paradoxalement, la tragique victoire de Hitler ». Constatant que le nazisme n’avait pas cessé d’affecter les esprits, il proposait d’explorer les vertus de l’oubli. Il écrivait : « Le joug de la mémoire historique doit être extirpé de nos vies. »

Il y a une vingtaine d’années déjà, l’historien anglo-américain Tony Judt constatait avec désespoir qu’après la guerre de 1967, et plus encore après la première Intifada, Israël avait subi une sombre transformation :

« Aujourd’hui [l’image d’Israël] est effroyable : un endroit où des jeunes de dix-huit ans armés de M16 rudoient en ricanant des vieillards impuissants (« mesures de sécurité ») ; où des bulldozers aplatissent régulièrement des bâtiments entiers (« châtiment collectif ») ; où des hélicoptères tirent des roquettes dans les rues de quartiers d’habitation (« assassinat ciblé ») ; où des colons subventionnés s’ébattent dans des piscines entourées de pelouse en oubliant que, quelques mètres plus loin, des enfants arabes croupissent dans les pires taudis de la planète ; et où des généraux en retraite et des ministres en exercice parlent ouvertement […] de débarrasser le territoire de son cancer arabe. »

FROM THE RIVER TO THE SEA

(…) Après l’annexion de Jérusalem Est, où ont déménagé 220 000 colons, l’installation de 500 000 colons en Cisjordanie et la destruction de Gaza, le scénario des deux États est devenu objectivement impossible. Qui plus est, le gouvernement d’Israël ne veut pas de deux États ; il veut annexer la Cisjordanie et procéder au nettoyage ethnique de Gaza.

(…) Alors que peut-on espérer ? Il y a vingt ans, Edward W. Said affirmait qu’un État binational laïque – une république démocratique capable de garantir une totale égalité des droits à ses citoyens juifs comme palestiniens – était la seule voie possible vers la paix. C’est d’ailleurs le sens du slogan From the river to the sea, Palestine will be free – avec ses variantes From the river to the sea, we demand equality et From the river to the sea, everyone must be free – que la plupart des médias s’obstinent à qualifier d’antisémite, reprenant une accusation qui remonte aux années de la guerre de Kippour, lorsque l’Anti-Defamation League du B’nai B’rith s’est mise à dénoncer un nouvel antisémitisme à gauche de l’échiquier politique. (…)

En 1950, au lendemain de la première guerre israélo-arabe, Arendt écrivait que la principale tragédie provoquée par ce conflit était « la création d’une nouvelle catégorie d’apatrides, les réfugiés arabes ». Loin d’assurer sa sécurité, la victoire d’Israël avait jeté les prémisses d’une crise permanente.

Arendt : « Et même si les Juifs devaient gagner la guerre, la fin du conflit verrait la destruction des possibilités uniques et des succès uniques du sionisme en Palestine. Le pays qui naîtrait alors serait quelque chose de tout à fait différent du rêve des Juifs du monde entier, sionistes et non sionistes. Les Juifs « victorieux » vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur autodéfense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et toutes leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire ; le développement économique serait exclusivement déterminé par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui – quel que soit le nombre d’immigrants qu’elle absorberait et si loin qu’elle étendrait ses frontières (la revendication absurde des révisionnistes inclut l’ensemble de la Palestine et la Transjordanie) – resterait néanmoins un tout petit peuple, largement supplanté en nombre par des voisins hostiles. »

Cette perspective, que Arendt envisageait comme un cauchemar, est aujourd’hui sous nos yeux.

Gaza devant l’histoire, Enzo Traverso, Lux Éditeur, Québec, 2024

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Hejer Charf

Blogueur sur Mediapart, France

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