13 mars 2023 | tiré du site alencontre.org | Photo : Rassemblement le 12 mars devant le Parlement à Athènes.
http://alencontre.org/europe/grece/grece-la-colere-populaire-suscitee-par-laccident-de-train-resultat-des-privatisations-et-de-lausterite-pourrait-deboucher-sur-un-tournant-politique.html
La collision frontale entre deux trains, qui s’est produite le 28 février sur le réseau situé dans le dème de Tempé (circonscription administrative), près de la ville de Larissa dans le centre de la Grèce – qui a fait 57 morts officiellement confirmés à ce jour et des dizaines de blessés – a changé la situation sur le fond.
Ainsi, la journée féministe du 8 mars s’est transformée en une mobilisation massive extraordinaire, où les chants du mouvement des femmes se sont harmonisés avec l’expression générale de la colère de la classe laborieuse contre les privatisations et contre la primauté de la recherche du profit comme déterminant ultime de l’organisation de nos vies publiques et de la société.
Le 8M était une véritable grève de masse. La bureaucratie syndicale nationale qui contrôle la Confédération générale des travailleurs du secteur privé (GSEE) a déserté la bataille, mais cela n’a pas suffi à retenir le flot de colère. L’appel à la grève lancé par les syndicats de cheminots a été rejoint par la Confédération générale des travailleurs du secteur public (ADEDY), relativement plus radicale. Cette dernière a déclaré une grève dans le secteur public, y compris dans des domaines cruciaux tels que l’éducation et la santé. Les unions locales syndicales qui rassemblent les travailleurs et travailleuses à l’échelle d’une ville sont entrés en scène, déclarant des grèves afin de permettre aux salarié·e·s du secteur privé qui le souhaitaient manifestement de se joindre à la mobilisation. Ces actions combinées ont permis au 8M de rassembler une grande partie des forces de la classe laborieuse.
Le 8M a été une explosion impressionnante de la colère des jeunes dans les rues. A l’heure actuelle [9-10 mars], plusieurs dizaines d’écoles sont occupées dans tout le pays, sous le slogan « Nos vies comptent ». Les manifestations dans les grandes villes (Athènes, Thessalonique, Patras, etc.) ont été massives. Il convient de souligner que des rassemblements ont été organisés dans plus de 60 villes dans toute la Grèce. Dans les petites villes, les rassemblements du 8M ont été les plus importants depuis les grandes luttes de 2010-2013.
Les organisations et collectifs de femmes ont accueilli avec orgueil cet « élargissement » de la mobilisation pour le 8M de 2023. Et vice versa, les chants du mouvement des femmes ont bénéficié d’un large soutien parmi les secteurs plus larges qui sont descendus dans la rue.
L’ampleur de la manifestation « résume » de nombreux facteurs en interaction. Par exemple, d’autres luttes cruciales en cours, comme la lutte persistante des travailleurs et travailleuses du secteur de la culture qui occupent les principaux théâtres publics, nationaux et municipaux, et les écoles d’art dans tout le pays [suite à un décret du 17 décembre qui dévalorise tous les diplômes]. A quoi s’ajoutent les « messages » transmis par des mobilisations déterminées des salarié·e·s en France, en Grande-Bretagne, au Portugal et en Espagne. Il s’avère que ces « messages » reçoivent un écho intéressé parmi la classe laborieuse et la jeunesse en Grèce.
Il s’agit probablement d’un tournant socio-politique. Il est apparu dans cette période électorale proche [des élections doivent se tenir avant juillet] et il menace (comme nous le verrons plus tard) de dynamiter les plans des forces structurant le système politique. Il est évident qu’à l’origine de cette vague se trouve la colère massive suite à l’accident de train qui s’est produit à Tempé.
Un accident ?
Lors de cette nuit fatidique [du 28 février au 1er mars] à Tempé, un train de nuit de passagers reliant Athènes à Thessalonique est entré en collision frontale avec un train de marchandises qui se rendait de Thessalonique à Athènes. Les deux trains circulaient sur la même voie ferrée, se dirigeant depuis un certain temps l’un vers l’autre, alors que rien ne les avait prévenus de l’inévitable collision. Les conducteurs des deux trains et un grand nombre de personnes montées à bord du train de passagers ont trouvé la mort. De nombreuses victimes étaient des jeunes gens, garçons et filles, qui retournaient à l’université de Thessalonique après avoir visité leur ville natale pour les festivités du carnaval.
Une telle collision frontale devrait être impossible si l’on tient compte de la technologie dont nous disposons au XXIe siècle. Pourtant, tous les systèmes de télécommande, et même les feux de signalisation, étaient hors d’usage. Il ne s’agit pas d’un retard technologique général de l’Etat grec. En effet, il y a quelques mois, la société grecque a été choquée d’apprendre que le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis avait la capacité de surveiller et de suivre les communications et les déplacements de milliers d’« ennemis » du premier ministre (et de certains de ses « amis »), en utilisant les systèmes de surveillance et d’espionnage les plus sophistiqués que les services secrets israéliens peuvent fournir [voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 14 septembre 2022]. C’est ce gouvernement qui affirme aujourd’hui qu’il y a eu des difficultés techniques à suivre deux trains qui se trouvaient sur une voie « assurant » leur collision et à avertir les conducteurs de la menace imminente !
Mais en réalité, même en termes de technologie du XXe siècle, une telle collision est inconcevable. Même à l’époque du télégraphe, les cheminots ont développé le savoir-faire nécessaire pour assurer la sécurité des lignes, en communiquant entre eux d’une gare à l’autre. Mais ce savoir-faire a été mis à mal – tout comme l’emploi stable et à temps plein dans les chemins de fer – par la flexibilisation des relations de travail. La dernière ligne de défense du gouvernement a été de dire que la collision tragique était le résultat d’une « erreur humaine ».
Mais la nuit fatidique, dans la grande gare de Larissa, un seul (!) chef de gare travaillait. Il s’agissait d’un travailleur « mobile » [sans poste fixe], qui avait reçu une brève formation pendant quelques mois avant d’être transféré à Larissa pour y assumer des responsabilités essentielles. Selon des cheminots syndiqués plus âgés, il n’aurait pas été capable de gérer une difficulté, même dans une petite gare, et encore moins à Larissa, étant donné la position stratégique de ce nœud ferroviaire et la lourde charge de travail qui lui incombait. La révélation que le chef de gare en question a obtenu ce poste grâce aux réseaux de clientélisme du parti de droite (Nouvelle Démocratie) possède une certaine valeur politique. Mais, à juste titre, les syndicats de cheminots et le grand public ont choisi de voir la forêt dans son ensemble plutôt que de se concentrer sur un seul arbre : non, la responsabilité de la vie de centaines de personnes ne peut reposer sur les épaules d’un seul travailleur non qualifié, isolé et souvent épuisé, quel qu’il soit !
Les récits d’« erreur humaine » ou de « malchance » ont été immédiatement rejetés par l’opinion publique, qui a vu juste.
La privatisation tue
En Grèce, les chemins de fer étaient autrefois exploités par l’Organisme des chemins de fer helléniques (Organismós Sidirodrómon Elládos-OSE), un organisme public. Au début du siècle, à la veille de la crise financière, l’OSE employait 20 000 cheminots avec des contrats permanents à temps plein. Dans les années 1970 et 1980, leur nombre a doublé. Les syndicats de cheminots étaient puissants et coordonnés par la Fédération nationale des cheminots, formant une vertèbre importante de l’épine dorsale du mouvement de la classe ouvrière qui s’est affirmée après la chute de la dictature militaire (1974).
Pendant des décennies, les gouvernements grecs successifs ont systématiquement manqué à leurs obligations financières envers l’OSE. Celui-ci a été contraint de couvrir les coûts d’exploitation, les salaires, ainsi que le coût des investissements de modernisation, en empruntant de l’argent. Les dettes accumulées par l’OSE (qui, selon la « troïka » UE-BCE-FMI, s’élevaient à plus de 10 milliards d’euros en 2011-2012) sont devenues le principal argument en faveur de la privatisation. Ce débat était plein d’entourloupettes : les chiffres ont été gonflés pour faciliter l’argumentation en faveur de la privatisation. Les données présentées ne reconnaissaient pas la valeur du travail effectué dans le secteur des chemins de fer au cours des décennies. Elles ne prennent pas non plus en compte l’argent que le budget étatique devait à l’OSE, cela également au fil des décennies.
Mais les cheminots se sont révélés être un adversaire résistant à la privatisation voulue par la droite. Sur ce terrain, l’aide directe du social-libéralisme était nécessaire. Le premier acte du drame s’est joué sous le PASOK (Mouvement socialiste panhellénique), de 1996 à 2003, date à laquelle les sociaux-démocrates ont cédé le pouvoir au parti de droite. La recette était typique : diviser l’OSE en petites « entreprises » (plus faciles à vendre), dégrader le travail effectué sur les rails, réduire le nombre de travailleurs à temps plein, sous contrat à durée indéterminée. Après le démantèlement de l’OSE, de nombreuses entreprises ont été créées : ERGOSE [créé en 1996] était responsable des investissements coûteux dans l’infrastructure et, en tant que tel, était destiné à rester dans le secteur public. TRAINOSE [créée en 2005 sous la forme de filiale à 100% de l’OSE] s’est vu confier l’exploitation commerciale du transport de passagers et de fret. GAIOSE [créée en 2001] a pris en charge la gestion et l’exploitation des (grands) actifs immobiliers d’OSE. Et quelques autres « entreprises » encore plus petites dont plus personne ne se souvient qu’elles ont existé.
Cette politique a été poursuivie (avec détermination, il faut le dire) par la Nouvelle Démocratie, sous le règne du premier ministre Konstantinos Karamanlis (Junior, 2004-2009). En 2007, les effectifs des chemins de fer ont été considérablement réduits.
Mais l’acte final du drame, la vente de TRAINOSE aux Ferrovie dello Stato Italiane (FDSI), a été joué en 2017 et signé sous le gouvernement de SYRIZA [2015-2019]. Il est vrai que la « Troïka » a exercé une pression importante pour que cet accord se conclue, mais il est également vrai que SYRIZA n’y a pas réellement résisté. Alexis Tsipras a présenté l’accord comme « un pas vers la croissance », parlant d’« un investissement très important et je dirais le début d’une série d’investissements italiens très sérieux en Grèce ». Une description plutôt habile : la société FDSI a acquis TRAINOSE et les droits d’exploitation de tous les transports ferroviaires en Grèce pour 45 millions d’euros ! Il était convenu que le contenu intégral du contrat serait secret et il l’a été, car il s’agit d’un pur scandale. Le chiffre d’affaires annuel de TRAINOSE était et reste supérieur à 120 millions d’euros, alors que l’Etat grec s’est engagé à subventionner la firme FDSI à hauteur de 50 millions d’euros chaque année !
Des journalistes d’investigation se sont concentrés sur d’autres aspects de l’accord, qui n’ont pas été suffisamment pris en compte. Avec l’acquisition de TRAINOSE et son changement de nom en Hellenic Trains, FDSI a obtenu un accès privilégié à une vaste zone foncière appartenant auparavant à l’OSE, près du port du Pirée, où se trouvaient les dépôts et les entrepôts. Cette zone est destinée à accueillir la construction d’un centre logistique gigantesque au service de Cosco, la société chinoise qui a déjà racheté le port du Pirée. La perspective d’une coopération entre la totalement opaque Cosco et la FDSI (qui peut difficilement être considérée comme une « colombe blanche » dans le domaine de l’entreprenariat…) n’a inquiété personne – ni en Grèce, ni dans l’UE. Pourtant, cela devrait être le cas…
Afin d’obtenir le contrôle stratégique de l’OSE, la FDSI a promis un grand plan d’investissement pour la transition vers les trains à grande vitesse. Ce plan ne s’est pas concrétisé. Ils ont transféré des rames de trains qui avaient été retirés des chemins de fer européens parce qu’ils n’étaient pas sûrs. Ils ont été remis en état par l’entreprise et présentés comme les « flèches blanches » [Frecciabianca, qui assurent la ligne Turin-Milan-Venise-côte adriatique], mais en fin de compte, leur vitesse réelle était similaire à celle des… anciens trains de l’OSE.
Entre-temps, le gouvernement de Mitsotakis, après son arrivée au pouvoir en juillet 2019, a apporté un ajustement « mineur » au contrat avec la FDSI : l’Etat grec, qui reste en charge de l’infrastructure centrale, ne financerait pas l’achèvement du projet de télécommande électronique des trains, exigé par les normes européennes et les directives de l’UE. Alors que la FDSI, de son côté, était libérée de l’obligation d’investir dans les voies ferrées et dans les trains. La nuit fatidique de Tempé, l’impossibilité totale de connaître la trajectoire des trains jusqu’à la collision a été le résultat de cet arbitrage.
Il convient de noter que le projet de télécommande des trains a été initialement confié à un consortium composé de la grande entreprise de construction grecque AKTOR [membre du groupe Ellaktor, très présent en Grèce et le sud-est de l’Europe] et de l’entreprise française Alstom. Conformément à la norme habituelle dans de telles « joint-ventures » entre le secteur privé et le secteur public, et malgré la conscience des dangers pour les passagers, ce consortium a retardé la livraison du projet, à la recherche de rémunérations toujours plus importantes. Le retard a duré plus d’une décennie, jusqu’à ce que nous arrivions finalement à l’arbitrage susmentionné.
Pendant ce temps, le nombre de cheminots a été réduit à l’extrême. Aujourd’hui, il n’y a que 850 employés permanents à temps plein qui travaillent sur les rails dans toute la Grèce ! Les lacunes évidentes sont « comblées » par la sous-traitance et les emplois « saisonniers ». C’est pourquoi, la nuit fatidique, dans la gare de Larissa, il n’y avait qu’un seul chef de gare, inexpérimenté, non formé et épuisé.
Le verdict prononcé par la population est juste : les personnes décédées à Tempé sont des victimes de l’appât du gain, des victimes des privatisations. Cette prise de conscience a provoqué une colère généralisée dans la société grecque.
Pour tenter de se défausser [1], Mitsotakis a accepté la démission de son ministre des Transports, Kostas Karamanlis. Mais son successeur, le secrétaire d’Etat Giorgos Gerapetritis, a des liens étroits (familiaux et autres) avec la grande entreprise de construction GEK-TERNA [conglomérat dont la branche construction est l’une des principales en Grèce]. Il a donc été confirmé que la volonté du parti de droite de démanteler les chemins de fer est liée à ses relations avec la branche des distributeurs de carburants et avec les entreprises de construction qui tirent profit de l’exploitation des grands axes routiers.
Impact politique
Le statut politique de Kyriakos Mitsotakis a subi un coup dur. Tous les analystes s’accordent à dire que la perspective d’une majorité parlementaire absolue n’est plus possible pour la Nouvelle Démocratie sous la direction de Kyriakos Mitsotakis. Suite à l’effondrement de sa capacité à coaliser d’éventuels alliés politiques, en particulier le PASOK qui est en troisième position dans les sondages, cette situation semble être le début de la fin pour Mitsotakis.
La panique gouvernementale n’est pas facile à cacher. Mitsotakis envisage déjà de reporter les élections générales du 9 avril au 21 mai, dans l’espoir qu’avec le temps la colère retombera et que le parti de droite retrouvera sa dynamique.
Il est impressionnant que dans cette situation SYRIZA reste stagnant dans les sondages. En effet, il n’est pas facile de camoufler la responsabilité de Tsipras dans la privatisation de l’OSE. Les derniers sondages d’opinion montrent une baisse du soutien à Nouvelle Démocratie de 4 à 5%, mais aussi une baisse de 1% pour SYRIZA.
La presse grand public et les organismes de sondage s’accordent à dire que la colère généralisée renforcera un comportement électoral « anti-système ». A gauche de l’échiquier politique, cela pourrait se traduire par un soutien accru au Parti communiste (KKE) et au MERA25 de Gianis Varoufakis – et, dans une moindre mesure, aux candidats de l’extrême gauche.
En ce qui nous concerne, il s’agirait d’une évolution positive. Mais il ne faut pas oublier la menace de l’extrême droite, ni minimiser la tendance à l’abstention ou au vote nul, que la loi électorale préjudiciable transforme en un plus grand nombre de députés pour le parti arrivé en tête [pour obtenir des élus le quorum se situe à 3% des votes ; une redistribution des sièges en faveur du premier parti s’opère sur la base des « restes » des partis n’ayant pas atteint le quorum].
La nouvelle la plus importante est l’émergence de cette tendance évidente à l’essor des luttes, en pleine période électorale. Si cette tendance se confirme sur la durée, il sera plus facile de porter un coup fatal à Mitsotakis. Mais surtout, il sera plus facile de transformer sa crise en une crise de la politique capitaliste néolibérale qui a prévalu ces dernières années. (Article reçu le 11 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Antonis Ntavanellos est membre de la direction de DEA et rédacteur du journal Ergatiki Aristera.
PS. Le dimanche 12 mars, un rassemblement significatif a eu lieu devant le parlement grec et les confédérations syndicales ADEDY et GSEE ont appelé à une grève à l’échelle nationale le jeudi 16 mars. (Réd.)
[1] Selon Filippa Chatzistavrou, chercheuse au laboratoire ELIAMEP et professeure assistante à l’Université nationale et capodistrienne d’Athènes, dans un entretien donné à France Culture le 14 mars 2023, à 6h45 : « Une enquête grecque a été ouverte à la demande du Premier ministre Mitsotákis. Toutefois, cette enquête est prise en charge par une série de personnes qui gravitent dans l’environnement très proche du Premier ministre. Le procureur grec qui a été saisi est à ce titre une personnalité très proche du parti Nouvelle Démocratie. » Le système fonctionne à son habitude comme explicité dans l’article d’Antonis Ntavanellos.
De plus, le gouvernement, pour tenter de briser la mobilisation étudiante, a fermé les universités. (Réd.)
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