Édition du 15 octobre 2024

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Europe

Grèce, les bouleversements en cours

Nous avons effectué cet entretien avec Antonis Davanellos – journaliste, syndicaliste et un des animateurs de la Gauche ouvrière internationaliste (DEA) – le 19 juillet 2011. Nous avons laissé explicitement de côté, ici, les thèmes les plus directement économiques, sur lesquels nous reviendrons. Le but de cet entretien : disposer d’une appréciation sur la conjoncture socio-politique dans la foulée des deux jours de grève générale des 28 et 29 juin 2011.

Quels sont les traits essentiels de la situation socio-politique grecque dès mai 2011 ?

Antonis Davanellos : La situation présente en Grèce est marquée par deux éléments nouveaux, outre l’accumulation des luttes passées.

En premier lieu, depuis quelque trente jours, les places des principales villes du pays sont occupées par un nombre considérable de personnes. Le thème central de ces occupations est le suivant : « Nous ne quitterons pas ces places, vous quitterez le gouvernement ! »

L’alliance entre le gouvernement du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) et la troïka – c’est-à-dire le FMI, la Banque centrale européenne (BCE) et les institutions exécutives de l’Union européenne (UE) – est dénoncée. Cela traduit une avancée dans la prise de conscience politique générale.

Sur la place de la Constitution (place Syntagma, au centre d’Athènes), dès le 25 mai 2011, a pris forme une nouvelle dimension du mouvement de résistance. Il s’inspirait des initiatives du mouvement des « Indignés » dans l’Etat espagnol. La composition des occupant·e·s et des manifestant·e·s a changé au cours des semaines. Dans un premier temps, la majorité était composée de jeunes et de personnes qui n’avaient pas l’habitude de participer à des manifestations organisées par le mouvement syndical ou des forces de gauche.

Brutalement frappés par les mesures de régression sociale, ils se sont mobilisés, se sont activés. Il y avait là : des personnes qui ne peuvent plus payer leur loyer ; qui ne peuvent plus faire face au paiement de leur dette hypothécaire ; qui ont des difficultés d’accès aux soins de santé ; qui ne peuvent plus vivre avec leur pension. De cette façon, elles protestaient contre le gouvernement et ses décisions.

Puis, la présence de travailleurs et travailleuses organisé·e·s dans un syndicat ou liés à des forces de gauche s’est renforcée. La grande majorité de la gauche radicale – comme nous, membres de la Gauche ouvrière internationaliste (DEA) – avons été présents dès le début dans ce mouvement, contrairement à ce que certains « observateurs » ont affirmé. En y étant immergés, nous défendions avec le plus de pédagogie possible une idée : la force de ce mouvement serait accrue si se concrétisait une alliance avec les travailleurs et travailleuses du mouvement ouvrier organisé, en particulier celles et ceux menant des luttes, des occupations et des grèves.

Cela est capital, car dans le nouveau programme du gouvernement – selon les conditions imposées et acceptées par la troïka – les privatisations de très nombreux secteurs vont avoir des effets directs sur les usagers et vont être, simultanément, contestées par les salarié·e·s ; ce qui est déjà le cas dans le secteur de l’électricité et des transports. Il y a un facteur objectif et subjectif favorisant la jonction des composantes du mouvement social de résistance ; jonction qui peut se renforcer dès septembre, lorsque la mise en pratique des privatisations s’accentuera.

Il faut avoir à l’esprit que l’enjeu des privatisations portera sur la production et la distribution d’électricité, sur les télécommunications, sur la distribution de l’eau, sur les transports. Il est facile d’imaginer quelles peuvent être les conséquences d’une privatisation de la distribution de l’eau sur des secteurs entiers de la population d’une ville comme Athènes, ayant plus de 4 millions d’habitants.

En second lieu, dans ce contexte, les deux principales centrales syndicales – celle du secteur privé (GSEE) et celle du secteur public (ADEDY) – ont appelé à deux jours de grève consécutifs : les 28 et 29 juin 2011. Une telle initiative représentait, pratiquement et symboliquement, un pas important dans la mobilisation initiée depuis des mois. En effet, de cette façon une certaine rupture était introduite avec la pratique antérieure d’une grève de 24 heures suivie d’une relativement longue période de « démobilisation », telle que le dictait la pratique des appareils des deux centrales syndicales.

A l’occasion de ces deux jours de grèves s’est confirmée, d’en bas, l’alliance entre le mouvement d’occupation des places et le mouvement des grévistes. La force de cette convergence a été confirmée. Et, à sa manière, l’extraordinaire brutalité de la répression policière valide, « d’en haut », cette appréciation.

En Grèce, nous avons l’habitude, lors des manifestations, des interventions de la police, des tirs de gaz lacrymogènes, etc. Mais, ce que nous avons connu ces 28 et 29 juin est tout à fait particulier. L’offensive policière a été sans précédent. J’ai quelque trente ans d’expérience de ces affrontements avec les forces dites de l’ordre et je n’ai jamais connu cela. La police a tiré sur les manifestant·e·s, à Athènes en particulier, des milliers de grenades lacrymogènes.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il ne s’agissait pas des usuelles grenades lacrymogènes, mais de grenades à gaz de type militaire. L’Etat grec les a achetées à l’Etat d’Israël. Mais la volonté de résistance des militant·e·s et de « personnes ordinaires » a été exceptionnelle, ce qui révèle la profonde colère populaire contre la régression sociale et l’expropriation par des instances extranationales (la troïka), en alliance avec le gouvernement, de tout pouvoir de décision du peuple sur l’avenir du pays.

Après ces deux jours de mobilisations et de répression, la conviction qu’il faut se défaire du gouvernement est très largement partagée dans la population. C’est un tournant politique qui va très probablement se prolonger et se confirmer dans les mois à venir.

La période estivale ne va-t-elle pas favoriser le gouvernement ?

A. Davanellos : En effet, en Grèce, il y a une tradition, durant l’été, de « suspendre » les mobilisations et les actions de résistance. Ce n’est plus le cas, aujourd’hui. Par exemple, dans les hôpitaux divers types de luttes se développent et continueront durant la période estivale. Dans beaucoup d’entreprises du secteur public, il y a et il y aura de nombreuses luttes et mobilisations. Un élément de continuité existe donc entre fin juin et septembre. Elément dont la portée politique ne doit pas être sous-estimée.

Dans la perspective de septembre se profile donc la mobilisation contre les privatisations, une relance de la jonction avec le mouvement d’occupation des places et, à coup sûr, une réactivation du mouvement étudiant.

En effet, le projet du gouvernement dans le domaine de l’enseignement supérieur est tout à fait clair. La réduction drastique des budgets pour l’enseignement supérieur a pour objectif la création d’un système à deux vitesses : une université publique de basse qualité et une université dite « d’excellence », privée, avec des coûts d’inscription très élevés et donc une sélection sociale fortement marquée. Face à ce choix, la réaction de larges secteurs d’étudiant·e·s et d’enseignant·e·s est certaine.

Dès lors, en septembre, le gouvernement va devoir s’affronter à des grèves, à la mobilisation populaire – sous des formes que l’occupation de la place Syntagma a indiquées mais qui peuvent se modifier – et à une vague de mobilisation de la jeunesse étudiante.

Dans les divers sondages d’opinion ressort de même un trait fort et nouveau. On constate un déclin rapide du gouvernement du PASOK : il réunit quelque 20% des intentions de vote. Simultanément, le parti de la droite traditionnelle, la Nouvelle Démocratie – qui est formellement dans l’opposition – est crédité de 30% des voix.

Donc, ensemble, les deux grands partis bourgeois ne pourraient pas, du point de vue du fonctionnement parlementaire, disposer d’un gouvernement stable. Les mêmes sondages d’opinion, qui se multiplient, constatent que « la gauche » est créditée de quelque 25% des voix. Je place dans cette catégorie « la gauche » : le KKE avec 12% des intentions ; la coalition de diverses organisations réunies dans Syriza avec 9% ; les Verts avec 3% et Antarsya avec 1% à 2%.

Il en découle une déstabilisation de la scène politique traditionnelle. Ce qui est le résultat du mouvement de résistance social dans ces diverses facettes. Les mois à venir sont donc critiques. Personne ne peut connaître quelles seront les issues des affrontements socio-politiques de classes. Les résultats seront rédigés dans la rue, pourrait-on dire.

Tu soulignes les répercussions de l’essor de la mobilisation sur les formations politiques dominantes, mais qu’en est-il au plan syndical ?

A. Davanellos : Au sein du mouvement syndical, la période de luttes commence à avoir des répercussions significatives. Tout d’abord, les directions traditionnelles du GSEE et d’ADEDY, regroupées traditionnellement autour du PASOK, commencent à se déliter quelque peu, sous l’effet de la pression active de leurs bases.

Ainsi, dans la fédération des travailleurs de l’électricité, des dirigeants importants ont déclaré qu’ils n’avaient plus rien à voir avec le PASOK. Et d’autres quittent le PASOK. Ce n’est pas le seul exemple. On constate que les mêmes failles se produisent dans le syndicat des travailleurs et travailleuses des municipalités, dans le secteur de la santé (médecins, infirmiers et infirmières, personnels du secteur hospitalier), etc.

Dans la conjoncture actuelle, il paraît peu probable que la direction et l’appareil du PASOK puissent regagner et contrôler – comme lors d’épisodes passés – des fractions critiques importantes de fédérations syndicales. Ensuite, et c’est plus important, il y a dans de très nombreux lieux de travail des initiatives de luttes et de résistances qui sont prises par les salarié·e·s, souvent sous l’impulsion de militant·e·s de la gauche.

Et ces initiatives propres, en quelque sorte autonomes, prennent une dimension inconnue par le passé. Cela révèle une conscience plus aiguë des enjeux et du contenu de l’affrontement de classes que synthétise les plans d’austérité et leur application dans tous les segments de la société. Ce n’est pas seulement la radicalisation des actions et des revendications qu’il faut souligner, mais la conquête de pratiques démocratiques dans l’organisation des actions de résistance, dans l’occupation de l’espace public et dans le début de construction d’un discours politique alternatif que s’approprient des fractions de la classe ouvrière.

Toutefois, le problème de la division au sein du mouvement ouvrier reste. Le KKE dispose d’une organisation séparée qui se donne les traits d’un syndicat, le PAME (le Front militant des travailleurs). Il est difficile de savoir si c’est un syndicat ou si c’est une organisation de masse qui est le prolongement du KKE. PAME n’appelle pas, au même titre que le GSEE ou ADEDY, à des grèves et ses membres adhèrent aussi aux deux centrales syndicales.

Cette division a pesé et pèse toujours sur le mouvement. On constate cependant, dans divers secteurs, un changement : dans la pratique, la tendance se renforce à ce qu’agissent en commun des membres de PAME et des syndicalistes liés à la gauche radicale ou des syndicalistes classistes indépendants. Le KKE maintient une attitude sectaire face aux autres composantes de la gauche. Il combine des déclarations maximalistes avec une orientation qui a comme axe central : « penser mieux et donc voter plus pour nous ».

Le KKE reste une organisation forte, mais qui ne joue pas dans le développement du mouvement social un rôle qui serait en syntonie avec cette force organisationnelle. Toutefois, dans le développement de la résistance, des moments de convergence se sont produits. Cependant, lors des 28 et 29 juin, le tronçon du PAME s’est dirigé vers la place Syntagma, puis il a très rapidement quitté cette dernière pour se diriger vers un autre lieu de rassemblement. Et cela au moment où la confrontation, liée à la brutalité de la répression policière, prenait un tour exceptionnel au centre d’Athènes.

Néanmoins, aujourd’hui, le KKE ne peut plus dénoncer les forces de la gauche radicale comme étant des « provocateurs », ce qui était encore le cas il n’y a pas très longtemps. Il faut souligner que le PASOK mène une campagne médiatique systématique contre la gauche radicale, en particulier contre Syriza, laissant entendre que la colère populaire contre des élus du PASOK serait stimulée par Syriza sous la forme d’attaques physiques contre des élus du PASOK. Que quelques-uns aient reçu un pot de yogourt, c’est un fait. Mais c’est l’expression de la colère populaire et non pas d’initiatives planifiées par des partis et des organisations membres de cette coalition.

Pour terminer, dans les changements en cours, il faut indiquer la collaboration meilleure et plus étroite entre des composantes de Syriza et des composantes de la coalition Antarsya. Ce qui est de même le résultat assez logique du fait que les militant·e·s sont actifs ensemble, de manière régulière, dans les diverses expressions organisées du mouvement de résistance. Le même processus trouve des prolongements aussi dans les initiatives à la base au sein des organisations syndicales. Les débats politiques au sein des coalitions deviennent aussi plus intéressants. Ce qui est une nécessité face aux échéances qui s’annoncent.

* Publié sur le site de A l’Encontre.

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