Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Je ne suis pas nationaliste

Depuis maintenant longtemps, j’ai toujours pensé que l’émancipation sociale, au Québec, allait de pair avec l’émancipation nationale. J’ai appris cela, notamment, avec Parti Pris, puis avec le Front de libération populaire et d’autres groupes de gauche à la fin des années 1960.

Il me semblait évident qu’un projet de transformation de la société ne pouvait se faire dans le cadre d’un État né du colonialisme et de la monarchie, et qui avait réussi à gouverner, à la bonne manière britannique, par le « divide and rule », confinant des peuples à la subordination et à l’exploitation. Il faut se souvenir que dans ces années, les « Canadiens-français » (c’est comme cela qu’on s’appelait à l’époque) étaient encore, grosso modo, des porteurs d’eau. Dans les rues de Montréal, de jeunes anglais nous narguaient. On était des « pepsis », des demeurés en fin de compte.

En lisant les personnalités des mouvements de libération nationale comme Fanon, Guevara, Cabral, Ho Chi Minh et tant d’autres, il m’est apparu clair que la lutte anticapitaliste devait être en même temps une lutte anticolonialiste et anti-impérialiste, contrairement à une gauche canadienne « bien-pensante », communiste-orthodoxe ou social-démocrate, qui était enfermée dans un socialisme désincarné. Pour nous, la lutte d’émancipation n’avait rien à faire avec le nationalisme éculé d’une certaine droite québécoise, surtout cléricale (les adeptes de Lionel Groulx), partisans d’une « nation canadienne-française » épurée, catho-réactionnaire. Nous nous sentions alors bien plus près des Africains-Américains, des Vietnamiens, des Argentins en lutte contre l’impérialisme.

Dans les années 1970, cette situation a changé, mais pas tout à fait. Avec le PQ, on a vu le nationalisme se désengluer de la pensée réactionnaire, mais tout en restant dans le cadre d’un système capitaliste accepté comme inévitable. Venait alors au premier plan une « nouvelle nation » québécoise définie par la langue et la culture, bien que le projet impliquait également une certaine libération économique (René Lévesque appelait cela le « préjugé pour les travailleurs »). Nous n’étions pas convaincus et nous pensions que cela aboutirait au mieux à une souveraineté « partagée », permettant à ce qui n’était pas encore Québec inc et à une élite bureaucratique de s’inventer un pays à leur image.

Certains d’entre nous ont poussé cette réflexion au-delà du bon sens en voulant jeter le bébé (l’émancipation nationale) avec l’eau du bain (le nationalisme). Des marxistes-léninistes et également des anarchistes niaient concrètement l’oppression nationale et surtout le fait que l’État canadien, dans sa structure et sa genèse, ne pouvaient pas être réellement « réformés ». Heureusement, dans les années 1980, un projet de gauche renouvelé a pris forme, critique du PQ et du nationalisme, pro-indépendance dans le sens d’une émancipation politique et sociale nécessaire (1).

À la fin de cette décennie, les projets de gauche ont fléchi. Certains se sont mis à désespérer du projet socialiste (dans le sillon de l’implosion de l’URSS). D’autres ont remis en question des concepts que nous avaient légués des générations socialistes, sur la primauté des luttes de classes, argumentant (en partie avec raison) que c’était simpliste, qu’on ne pouvait changer le monde sans moderniser les analyses. D’autres enfin sont retournés vers le PQ, le parti le « moins pire », disait-on à l’époque, notamment parmi les dirigeants syndicaux.

Il a fallu attendre quelques années avant que la dynamique ne reparte à nouveau, dans le sillon, entre autres, de l’Union des forces progressistes et de l’évolution de divers mouvements impulsés par de jeunes intellectuels-militants. Il ne s’agissait plus, comme avant, de retourner à une vision mystifiée d’un socialisme « imaginaire », aux antipodes de ce qu’était le socialisme « réellement existant », qui avait échoué, en URSS et en Chine, à construire un véritable projet d’émancipation. Pendant que nous cherchions ici et là, une insurrection autochtone éclatait au Chiapas, dans le sud du Mexique. Les Zapatistes réconciliaient les aspirations nationales et sociales, mais dans un nouveau projet émancipateur, organisé à la base, dé-hiérarchisé et plein d’imagination. D’autres mouvements se sont mis en marche dans le cadre de l’altermondialisme, pour promouvoir des projets dépassant, dans une certaine mesure, les cadres étatiques, la monoculture et le savoir unique. On s’est alors aperçus que le terme de « nations », associés étroitement à l’État, devait être transcendé.

C’est ce projet qui émerge actuellement, avec des hésitations, des bifurcations et des angles morts, de Québec Solidaire.

Le but n’est pas de créer de nouveaux « États-nations », mais de briser les prisons politiques et mentales qui enferment les dominés. Les États actuels, dont le Canada, sont des machines à contrôler et à exploiter les gens, en leur imposant des systèmes destinés à les diviser. Des minorités, le peuple québécois par exemple, sont d’éternels perdants, condamnés à une subalternité que même Québec inc ne parvient pas à briser. Des peuples colonisés, les autochtones notamment, sont condamnés à une misère qu’on met sur leur dos dans un racisme sans gêne. Et il y a, comme l’explique Alexa Conradi, les « opprimés des opprimés », immigrant-es, réfugié-es et autres « damnés de la terre ».

Tant qu’on sera confinés dans cet espace d’oppressions, le peuple ne gagnera jamais.

Alors aujourd’hui, il faut se battre pour un Québec émancipé qui ne serait pas simplement un autre Canada. Qui reconnaîtrait sur la terre du Québec plusieurs nations, appelons cela, comme en Bolivie, une pluri-nationalité, dont les socles seront l’égalité, le respect et l’inclusion, y compris des schèmes de pensée et de culture.

1- Ce projet a été porté notamment par le Regroupement pour le socialisme et le Mouvement socialiste, une historie trop vite oubliée que j‘ai un peu expliquée dans « Quel socialisme ? Quelle démocratie ? La gauche québécoise au tournant des années 197-1980 ».

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