Édition du 16 avril 2024

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La révolution arabe

Tunisie

L’UGTT, plutôt des roses…

Place Mohamed Ali. Il n’est pas rare de rencontrer ici des ouvriers ou des fonctionnaires venus exprimer leurs doléances. Nous sommes devant la plus prestigieuse des centrales syndicales arabes : l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), héritière d’une longue tradition syndicale qui remonte à Mohamed Ali Hammi (1890-1928) et à Farhat Hached (1914-1952).

Sur la photo portée par les manifestants, Farhat Hached, premier secrétaire générale de l’UGTT fondée le 20 janvier 1946L’histoire condamne l’UGTT à devoir militer sur deux plans dès sa naissance : syndical et national. Depuis sa naissance, l’UGTT a su compter sur la haute compétence de ses cadres et sur leur savoir-faire. C’est ainsi que bien avant l’indépendance (1956), l’UGTT avait établi un programme économique et politique pour le futur Etat indépendant. On peut même considérer que ce sont les choix de l’UGTT qui ont déterminé les grandes options de la politique étrangère tunisienne qu’elle a fait porter plutôt du côté de Washington que du côté de Moscou. Pendant plus de cinquante ans, l’UGTT aura été quasiment le seul refuge pour l’opposition, la seule issue à la chape de plomb qui pesait sur le pays tant et si bien que la place Mohamed Ali, où se trouve le siège de l’UGTT, est aujourd’hui un lieu qu’on vient visiter de loin, montrer à ses enfants.

Le plus souvent, l’UGTT aura été le seul contre-pouvoir bien qu’un hiatus ait toujours opposé les structures de base, fortement engagées, au Bureau Exécutif, souvent conciliant avec le régime, ce qui est vrai particulièrement pour les deux derniers Secrétaires généraux. Pendant la révolution du 14 janvier, la centrale syndicale jouera le rôle de rempart pour les manifestants, de bouclier pour ceux qui étaient recherchés, malgré son Bureau Exécutif qu’on ne manqua pas d’épingler pour ses prises de position, le moins qu’on puisse dire, bienveillantes à l’égard de Mr Ben Ali. Cela explique pourquoi lors des élections, l’UGTT n’a pas joué le rôle qui aurait pu être le sien. La centrale syndicale était comme paralysée et ne vivait que dans l’attente de son 22ème congrès qui devait remplacer l’ancienne direction qui n’aurait pas repoussé un autre mandat après amendement de l’article 10 du règlement intérieur de l’UGTT qui le lui interdit. Jrad, le Secrétaire général de l’UGTT, s’était trop compromis avec le pouvoir mafieux.

Pire encore, on murmure qu’il était prêt à retourner la veste et à s’allier à la Nahdha. Le congrès, qui s’est tenu à Tabarka à partir du 22 janvier avec la participation de quelque 518 congressistes, a vu la montée d’une nouvelle équipe dirigée par Houcine Abassi, un homme intègre dont tous s’accordent à louer les qualités syndicales et humaines. Désormais, l’UGTT entend sauvegarder son indépendance et jouer le rôle politique qui lui incombe grâce à ses 500 000 adhérents et grâce à ses cadres hautement qualifiés qui lui donnent une longueur d’avance sur tout le monde. Alors que la Constituante n’a pas encore rédigé une seule ligne dans la nouvelle Constitution, l’UGTT, tout comme Nahdha et autres partis ou même le Professeur Belaïd, éminent juriste et ancien Doyen de la Faculté de droit de Tunis- en a préparé une.
Le BEE (Bureau Exécutif Elargi) réuni le 14 février publie un communiqué exprimant son inquiétude face au climat d’insécurité et face aux menaces intégristes (entendez salafistes). Ce même texte se prononce sur la politique étrangère et affirme le soutien du syndicat à la Syrie, au Yémen, au Bahreïn et condamne dans les termes les plus énergiques toute ingérence étrangère. Cet intérêt pour les questions de politique étrangère ne s’explique pas seulement par la volonté d’exprimer ce qu’une majorité de Tunisiens ressent, ni par le simple désir de s’opposer au gouvernement. Il convient d’y voir un retour aux sources : l’UGTT semble vouloir renouer avec sa première vocation : militer sur deux fronts, le politique et le syndical.

Souillures devant le siège de l’UGTT à TunisCe que le nouveau gouvernement ne semble pas avoir compris, c’est qu’en mécontentant les journalistes, les ouvriers, les universitaires…. il exaspérait l’UGTT. Le Bureau exécutif suit avec inquiétude la situation dans le pays : flambée des prix, insécurité, carte blanche donnée aux salafistes qui nuisent à l’image du pays, mais aussi dérives en matière de politique étrangère que l’UGTT condamne ouvertement au nom de ce qui a toujours été la règle d’or de la diplomatie tunisienne : préserver l’indépendance du pays.

Dès le lendemain du 22ème congrès, la tension entre l’UGTT et le gouvernement était visible. La centrale syndicale a catégoriquement refusé que les travailleurs fassent les frais de la crise économique en sacrifiant quatre jours de salaire. Mais c’est surtout à l’occasion de la grève des agents municipaux que le torchon brûle entre l’UGTT et le gouvernement de M. Jebali. A l’annonce de cette grève, qui eut lieu du 20 au 23 février, les pages pro-Nahdha sur facebook appellent à déposer les poubelles devant les sièges de l’UGTT, ce que d’aucuns ne manquèrent pas de faire souillant les sièges de l’UGTT y compris celui de la Place Mohamed Ali. A Feriana (340 Kms au sud de Tunis), on se montra plus zélé : des « miliciens » selon les syndicalistes ont incendié le local de l’UGTT. La colère est à son paroxysme, pas seulement Place Mohamed Ali, mais parmi tous les démocrates qui voient dans la centrale syndicale leur dernier rempart contre ce qu’ils pensent être une menace autocratique et même théocratique, peurs que nourrissent les salafistes avec leurs incessantes turbulences. L’UGTT riposte en organisant une manifestation à Tunis le 25 février. Les syndicalistes affluent place Mohamed Ali et fleurissent les balcons et la place.

Houcine Abassi prononce une allocution ferme où il défie les ennemis de l’UGTT. Et une foule impressionnante défile jusqu’à l’avenue Bourguiba, devant le ministère de l’Intérieur. La démonstration de force n’a pas manqué d’impressionner le parti au pouvoir et de réconforter les démocrates. Mais un incident, vraisemblablement isolé, est venu exaspérer les syndicalistes : les portes du mausolée Hached qui se trouve à la Casbah ont été volées ! Pour l’UGTT, c’est une profanation de plus. Et le ton monte : « Personne ne peut délimiter l’espace dans lequel l’UGTT doit se mouvoir » déclare Houcine Abassi.

Les membres du Bureau Exécutif multiplient les déclarations où ils affirment, sur un ton quasiment menaçant, que l’on ne touche pas impunément à l’UGTT. Sheikh Rached Ghanouchi incrimine des partis qui veulent semer la discorde entre l’UGTT et le parti Nahdha. Et les responsables de ce parti nient en bloc les accusations portées contre eux dans des termes à peine voilés. Le soutien à l’UGTT au sein de la société civile est quasiment unanime : Place Mohamed Ali, défilent les partis politiques, les personnalités comme Béji Caïd Sebsi ou Ahmed Ben Salah viennent apporter leur soutien à l’UGTT. De l’autre côté, quelques voix discordantes condamnent l’UGTT et une avocate, dont les « méchantes langues » disent qu’elle était membre du RCD avant de se convertir en nahdhaoui, appelle à la dissolution de la centrale syndicale ni plus ni moins ! Enfin sept syndicalistes proches du parti Nahdha démissionnent !

Une grève des lamaneurs annoncée par l’UGTT aurait eu les mêmes effets sur le pays qu’un blocus naval. Heureusement qu’un accord est conclu à la dernière minute. Tout porte à croire que Place Mohamed Ali on a cherché dès le début à montrer au gouvernement que l’UGTT n’a pas mis tout son poids dans sa démonstration de force. Elle s’est contentée d’envoyer des signes au gouvernement et a préféré ménager les intérêts du pays. La centrale syndicale n’a pas mobilisé toutes ses forces. Même pour la manifestation du 25 février, elle n’y a appelé que les syndicalistes du Grand-Tunis. Elle n’a pas non plus joué la carte de la solidarité internationale bien qu’une manifestation de soutien ait été organisée à Paris. Les jours qui viennent ne manqueront pas de conforter l’UGTT dans son statut de contre-pouvoir. Une manifestation qui se déroule aujourd’hui même (le 3 mars 2012) à Sousse est en train de le rappeler, comme le feront d’autres rassemblements annoncés pour demain à Sousse et à Nabeul.

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