Édition du 26 mars 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

L’illusion colombienne : du « modèle » néolibéral latino- américain aux manifestations réprimées dans le sang

Depuis le 28 avril 2021, la Colombie est traversée par des manifestations sans précédent. Elles furent déclenchées par le projet du président Ivàn Duque de réformer la fiscalité de son pays.

tiré de : CADTM infolettre , le 2021-06-01

Photo : @oxi.ap - Creative Commons Attribution 2.0 Generic
« S’ils continuent à nous tuer, nous continuerons à marcher  » Paro Nacional, Medellín, Colombie (5 mai 2021)

Ce dernier souhaitait augmenter la taxe sur la valeur ajoutée de 16% à 19%, et l’élargir aux produits essentiels tels que l’essence, l’eau ou encore l’énergie. Il comptait également élargir la base de l’impôt sur le revenu, synonyme d’abaissement du seuil minimal pour contribuer à ce prélèvement. La réforme en question avait pour but de préserver la note de la Colombie auprès des agences de notation en s’alignant sur les recommandations du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) [1]. Conséquences de cette tentative d’Ivàn Duque, la colère populaire, démultipliée par une répression sanglante, a traversé comme rarement le pays. Parties de Cali, dans le sud-ouest de la Colombie, les révoltes se sont rapidement propagées, portées par les jeunes, les communautés amérindiennes, les syndicalistes et les militants et militantes pour les droits humains. Présent dans les grandes villes et dans les lieux ruraux, ce vent de révolte a même touché les fiefs de l’ancien président colombien (2002 – 2010) et mentor d’Ivàn Duque, Álvaro Uribe.

Face à cette mobilisation exceptionnelle, le gouvernement colombien a organisé une répression toute aussi inédite. La police colombienne, notamment celle de Cali, a ouvert le feu sur les manifestants et manifestantes à plusieurs reprises. Selon le Défenseur du peuple colombien, une entité publique de protection des droits humains, 41 personnes civiles et un policier ont été tuées depuis le début des protestations, 548 personnes ont disparu et la police s’est rendue coupable de douze agressions sexuelles. À Popayán, une jeune fille s’est suicidée après avoir été violenté et violée par des policiers [2]. Ces exactions ont été dénoncées par les Nations unies, par l’intermédiaire de la porte-parole du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme. Loin d’avoir condamné ces violences policières, Ivàn Duque a retiré son projet de réforme de la fiscalité. Ce retrait, assorti à la démission du ministre des Finances Alberto Carrasquilla, n’a logiquement pas mis fin aux manifestations. Elles se sont poursuivies, entretenues par les violences perpétrées par la police et par un éventail de revendications plus large que le seul retrait du projet de réforme de la fiscalité.

En effet, la colère de la population colombienne concerne également d’autres projets réformes, comme celles de la santé qui limiterait encore davantage l’accès aux soins [3]. Elle est aussi projetée contre l’impunité caractérisant les assassinats politiques d’activistes ou d’anciens guérilleros démobilisés [4]. Cette colère populaire a généré un panel de revendications, exprimées par l’intermédiaire d’un comité de grève. Ce dernier demande, entre autres, le retrait du projet de loi sur la santé, mais également la défense de la production nationale agro-alimentaire et paysanne, en réaction aux multiples accords de libre-échange signés par la Colombie ces quinze dernières années. Il demande aussi l’annulation des frais d’inscription universitaires, à l’origine de discriminations majeures dans l’accès à l’enseignement supérieur [5]. Sous la pression populaire, Ivàn Duque a rencontré le comité de grève national le 10 mai, sans toutefois aboutir à un accord.

Certaines des revendications exprimées depuis le 28 avril font écho à d’autres manifestations apparues dans le pays depuis plusieurs années. Déjà, en 2004, un million de Colombiens et de Colombiennes se rassemblaient pour protester contre la politique d’Álvaro Uribe. Ce dernier appliquait déjà les recettes du FMI, combinant privatisations – notamment dans le but de payer la dette extérieure – et accords de libre-échange. À l’époque, l’augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée et son application aux produits de base, voulue par Président colombien, représentait déjà l’unes des motivations principales des personnes protestant dans les rues [6].

D’autres mouvements sociaux majeurs ont ensuite eu lieu en 2016, puis en 2019 [7]. La mobilisation actuelle apparaît d’ailleurs comme la suite logique de ces manifestations ayant eu lieu en 2019 et début 2020, avant que la pandémie fasse office de parenthèse. Lors de cette période, les Colombiens et les Colombiennes protestaient déjà contre la privatisation de la caisse des retraites, contre les politiques fiscales favorisant les grands groupes, contre les assassinats politiques impunies... Les personnes indignées étaient déjà très nombreuses et la répression était déjà féroce. Les raisons de la colère populaire sont les mêmes qu’en 2004, qu’en 2016 et qu’en 2019 car elles prennent naissance dans un système, dans une doctrine économique guidant les dirigeants colombiens depuis des décennies : le modèle néolibéral.

À l’origine des mouvements sociaux frappant le pays depuis 2019 : des décennies de politiques économiques néolibérales

Depuis les années 1990, la Colombie est, avec le Chili, l’un des deux États les plus calqués sur le modèle néolibéral d’Amérique latine. Pays de la région dans lequel la Banque mondiale intervient depuis le plus longtemps [8], la Colombie a appliqué le « Consensus de Washington » à la lettre. En effet, les gouvernements successifs ont centré l’économie du pays sur l’extraction et l’exportation de matières premières telles que le pétrole, le charbon ou le café [9]. Pour cela, ils profitaient d’abondantes ressources naturelles exploitées par de grands propriétaires terriens soutenus par l’État [10]. Ces différents gouvernements ont également libéralisé la production et signé différents accords de libre-échange, de façon à attirer un maximum de capitaux étrangers. L’économie colombienne s’appuie donc sur un modèle extractiviste contrôlé par quelques grands propriétaires et chefs d’entreprise qui partagent bien davantage leurs revenus avec les investisseurs étrangers qu’avec les travailleurs et les travailleuses du pays. Les salaires étant bas et les ressources à exploiter nombreuses, les capitaux internationaux ont été attirés. Ils ont donc financé l’activité colombienne et contribué à une croissance économique importante depuis les années 2000 [11]. Cependant, captée par une oligarchie économique et par les investisseurs internationaux, cette croissance n’a quasiment pas profité à la population colombienne [12]. S’appuyant sur ces données économiques en trompe l’œil, l’OCDE et le FMI ont bâti un récit mythifié louant la réussite économique de la Colombie [13]. S’émerveillant face à un pays qui « bénéficie d’une des plus fortes croissances d’Amérique latine » [14], ces organisations oubliaient de mentionner tout ce qui montrait que cette croissance n’avait quasiment aucune influence sur la réduction de la pauvreté et des inégalités.

Derrière le mythe du FMI et de l’OCDE, l’un des pays les plus inégalitaires au monde
Bénéficiant de taux de croissance du PIB importants depuis les années 2000, la Colombie vient rappeler que cet indicateur ne dit rien sur le niveau d’inégalité entre les différentes classes de la population. Dixième pays le plus inégalitaire au monde, l’État colombien laisse une grande partie de sa population à l’abandon. Alors qu’une personne sur dix vit dans l’extrême pauvreté, près d’une sur trois est pauvre [15]. S’appuyant sur les chiffres de croissance évoqués précédemment, les différents gouvernements colombiens ont très peu dépensé pour corriger les inégalités, laissant notamment l’entretien des infrastructures et l’éducation de côté [16]. Les chiffres portant sur les salaires et le niveau de vie de la population colombienne produits en 2018 démontrent ce manque de dépenses publiques. Cette année-là, le salaire moyen n’a pas augmenté, et le revenu réel moyen a diminué du fait de l’augmentation du prix des biens et services essentiels [17]. Parmi ces derniers, le secteur du logement est un exemple particulièrement significatif. Les prix des logements urbains n’ont cessé d’augmenter depuis les années 1990, notamment sous l’effet des politiques d’ajustements structurels et de la financiarisation de l’économie [18]. La finance prenant une place de plus en plus importante dans l’économie colombienne, les prix de l’immobilier se sont rapidement déconnectés de l’économie réelle. Ils se sont détachés de la demande de logements, mettant en difficulté une grande partie de la population urbaine du pays. Ce phénomène fut notamment exacerbé à Bogota, où les prix du logement ont connu une augmentation exponentielle depuis 2001 [19].

La pandémie de Covid-19 : facteur de hausse rapide de la pauvreté en Colombie
La pandémie de Covid-19 est venue amplifier une situation déjà critique. Elle a multiplié par deux le taux de chômage (de 10% en avril 2020 à 20% en août 2020), elle a plongé six millions de personnes dans la pauvreté et elle a ravivé la violence des groupes armés [20]. Si les effets de l’épidémie ont été aussi fort, c’est notamment à cause de l’importance que revêt le secteur informel en Colombie, qui pèse 56% de l’emploi total hors agriculture [21]. Par exemple, à Bogota, où plus d’un million de personnes se trouvent dans l’extrême pauvreté (700 000 de plus qu’en 2019, avant la pandémie), les vendeurs et vendeuses de rue ont subi de plein fouet les effets de la pandémie [22]. De plus, si le gouvernement d’Ivàn Duque a mis en place un revenu de solidarité de 160 000 pesos (environ 35 euros) par mois pour cinq millions de ménages, il se révèle être largement insuffisant [23].

Ainsi, la pandémie de Covid-19 a détérioré une situation déjà extrêmement inégalitaire à cause du retrait d’un État poursuivant aveuglement le dogme néolibéral. Par ailleurs, si l’État colombien a tout fait, depuis les années 1990, pour attirer les investisseurs internationaux, il s’est également fortement endetté.

L’évolution de la dette colombienne : archétype de l’illusion économique colombienne

La dette publique colombienne illustre à merveille l’illusion économique caractérisant la Colombie. Après avoir traversé la crise de la dette du début des années 1980, le pays a appliqué les politiques d’ajustement structurel promues par le FMI et la Banque mondiale. L’application de ce modèle libéral poussé à son paroxysme a d’abord abouti sur l’illusion d’une réussite. De 1991 à 1994, ce système a semblé fonctionner, avant de déboucher sur la financiarisation et l’endettement de l’économie colombienne [24]. La dette publique colombienne avait déjà connu une importante augmentation à la fin des années 1970. Après cette dernière, cette tendance à la hausse s’est poursuivie pendant des décennies. En effet, entre 1976 et 2006, la dette de la Colombie a doublé tous les dix ans. Elle est passée de 3,6 milliards de dollars en 1976, à 7,2 milliards de dollars en 1986, à 16 milliards de dollars en 1996 [25]. Enfin, cette évolution a continué, de manière encore plus rapide, entre 2011 et 2017, où la dette publique colombienne est passée de 72 à 124 milliards de dollars [26].

Aujourd’hui, l’endettement public colombien s’élève à 158,8 milliards de dollars, dont 60,6 milliards de dollars de dette extérieure publique et 98,2 milliards de dollars de dette intérieure publique [27]. L’endettement privé colombien représente 64,787 milliards de dollars [28]. Pour illustrer l’importance que revêt cette dette publique, tournons-nous vers l’analyse du service de la dette. En 2021, ce dernier devrait représenter environ 24% du budget public total [29]. En comparaison, les dépenses publiques de santé représenteront 11,3% du budget total de l’État colombien, et les dépenses d’éducation seulement 14,5%.

Ainsi, dans une période de pandémie mondiale pendant laquelle les inégalités se sont considérablement creusées en Colombie, un quart du budget de l’État sera consacré au remboursement des créanciers nationaux et étrangers. D’abord relativement faible dans les années 1970, la dette colombienne s’est accrue sous l’effet des nouveaux emprunts, de la hausse des taux d’intérêt et de la fluctuation des cours des matières premières. Prise au piège de l’endettement, la Colombie doit à présent appliquer les politiques préconisées par les institutions financières internationales pour pouvoir se financer et rembourser ses dettes [30]. La combinaison de cette spirale de l’endettement avec l’absence de questionnement des dettes à rembourser aboutit et aboutira à l’adoption de politiques d’austérité, de « réformes structurelles » [31] comme celle qui est actuellement combattue au prix du sang par le peuple colombien. Ces dernières font supporter une grande partie du remboursement de la dette aux populations pauvres et aux classes moyennes. Ces politiques réduisent toujours plus leurs droits sociaux et en augmentant un niveau d’inégalités déjà abyssale, alors que la Colombie est l’un des pays les plus riches du monde en termes de ressources.

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Notes
[1] Romaric Godin, « Colombie : l’échec du néolibéralisme latino-américain », Mediapart, 11/05/2021.

[2] « Colombie : les manifestations contre la répression policière tournent au chaos dans le sud du pays », Mediapart, 15/05/2021.

[3] Jean-Marc B, « Colombie : aux sources de la colère », Mediapart, 12/05/2021.

[4] Depuis la signature de l’accord de paix avec les FARC en 2016, 900 anciens guérilleros ont été assassinés.

[5] Ibid.

[6] Garry Leech, « Colombie : mobilisation massive contre le néolibéralisme », CADTM, 26/11/2004.

[7] Romaric Godin, art.cité.

[8] Éric Toussaint, « Colombie : préface au livre « Endettement public interne, développement régional et secteur financier », CADTM, 23/05/2005.

[9] Le pétrole et le charbon représentaient près de la moitié des exportations colombiennes en 2019.

[10] Romaric Godin, art.cité.

[11] « Colombie : indicateurs et conjoncture », Direction générale du Trésor française.

[12] Romaric Godin, art.cité.

[13] Ibid.

[14] Phrase extraite d’un rapport du Fonds monétaire internationale datant de 2015 par Romaric Godin dans son article précédemment cité.

[15] « Colombie : indicateurs et conjoncture », Direction générale du Trésor française.

[16] Romaric Godin, art.cité.

[17] John Freddy Gómez, Camila Andrea Galindo, « Bulle immobilière en Colombie : logement, salaire et dette », CADTM, 04/07/2019.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] « Colombie : indicateurs et conjoncture », Direction générale du Trésor française.

[21] Ibid.

[22] Óscar Murillo, « Un millión de personas en Bogotà viven en pobreza extrema », El Tiempo, 09/05/2021.

[23] Romaric Godin, art.cité.

[24] Eric Toussaint, art.cité.

[25] William Gaviria Ocampo, Jérôme Duval, « Gaviria Ocamp : « Près de 40% du budget de la Colombie dilapidés en guerre et dette », CADTM, 07/02/2018.

[26] Ibid.

[27] Données provenant du ministère de l’Économie et des Finances colombien.

[28] « La deuda externa de Colombia creció 11% en frebrero y llegó a US$156,775 milliones », La República, 10/05/2021.

[29] Données provenant du ministère de l’Économie et des Finances colombien.

[30] En en contractant de nouvelles.

[31] William Gaviria Ocampo, Jérôme Duval, art.cité.

Auteur.e
Maxime Perriot CADTM Belgique

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