Le rapport entre la quantité d’humains et celle de la nourriture produite est toujours utilisé de nos jours. Le dernier rapport de l’ONU à ce sujet alerte les nations à propos du manque à venir compte tenu des plus de cinquante milliards d’habitants prévus sur terre en 2050.
AU FIL DU TEMPS ET DES POLITIQUES
Après la seconde guerre mondiale, c’est cette analyse qui a déclenché la dite révolution verte. Il s’agissait de produire plus de nourriture pour satisfaire les besoins des différentes nations. Cela s’avéra tout de même insatisfaisant, puisque tous ceux et celles qui avaient faim ne pouvaient payer les aliments produits majoritairement dans le premier monde. On est donc passé au stade de l’aide directe en utilisant pour cela les énormes surplus stockés dans le Nord. Et on a introduit la pratique du dumping, (vente en dessous du prix de production) rendue possible par des politiques de subventions à l’agriculture dans les pays développés. Ainsi la quantité de nourriture introduite dans les pays en besoin a augmenté.
Cette introduction de nourriture gratuite ou très bon marché auprès des populations affamées a bousculé les marchés locaux et mis à mal, quand elle ne l’a pas détruite, la production locale incapable de faire face à cette compétition. Au fil des ans, l’agriculture vivrière a presque disparu dans certains pays d’Afrique. Aujourd’hui, l’ONU estime que 40% des affamés sont de petits paysans des pays sous-développés ou en voie de développement.
Il y a donc toujours des affamés dans le monde. Leur nombre avait diminué au cours des cinquante dernières années, mais est reparti à la hausse depuis deux ans. Il est maintenant question d’un milliard d’humains souffrant de la faim [1] Et c’est dans les campagnes que le problème est le plus important. Depuis deux ans on y observe une augmentation significative du phénomène.
Donc, l’augmentation des quantités de nourriture n’a pas éliminé la faim ! Les organismes impliqués dans les actions contre ce fléau ont compris depuis un bon moment qu’il ne s’agit pas d’un problème de quantité mais, bien de répartition et de pouvoir d’achat. Comme le soulignait Jean Ziegler, alors rapporteur officiel de l’ONU pour les problèmes de la pauvreté dans le monde, il s’agit d’un « manque artificiel » [2]. Mais les vieilles idées ont la vie dure surtout quand elles servent des intérêts bien concrets.
MARCHÉS DE LA NOURRITURE, MARCHÉ DE LA FAIM
La production et la distribution mondiale des aliments et de tout ce qui contribue à les produire sont sous le contrôle quasi absolu de quelques grandes compagnies transnationales américaines et européennes qui font des profits faramineux pendant que le nombre d’affaméEs est en hausse. Fin avril dernier, l’ONG Grain, publiait un condensé d’un rapport qu’elle a préparé à ce sujet montrant combien les grandes entreprises négociantes de céréales, celles productrices d’engrais, dont la canadienne Potash Corp., celles produisant des semences et des pesticides et du matériel agricole, ont fait de profits avant impôts en 2007 et 2008. L’augmentation la plus basse entre ces deux années est de 13% et la plus élevée de 430% ! Une seule a subi une perte de 17%. [3]
Or, c’est en 2008 que les émeutes de la faim se sont produites dans une grande partie du monde en commençant par Haïti. [4] C’était aussi le début de la crise financière mondiale.
Coïncidence ? Pas vraiment. La crise financière n’a fait qu’exacerber une situation fragile créée antérieurement par l’imposition des politiques dites d’ajustements structurels par le FMI et la Banque mondiale. Pour prêter aux gouvernements des pays pauvres, ces deux institutions les ont obligés à cesser de subventionner les produits alimentaires de base et à démanteler les structures étatiques de production et de distribution de la nourriture et autres produits agricoles. Lorsque la crise financière à frappé, il n’existait plus de moyens concrets et financiers pour temporiser un tant soit peu ses effets. Les pertes d’emplois ont privé une partie de plus des populations de ses maigres revenus. Elles, qui réussissaient tant bien que mal à se nourrir, ne le pouvaient plus. En même temps l’augmentation du prix des éléments nécessaires à la production agricole contrôlée par les entreprises internationales, la baisse constante du prix des produits d’exportation sur les marchés mondiaux [5] ont compromis profondément les capacités des paysans à se nourrir eux-mêmes. Pourtant on les avait fortement poussés à s’engager dans les productions d’exportation.
SUITES DE CES CRISES
La crise financière mondiale dans laquelle nous nous trouvons depuis plus d’un an a provoqué des réactions immédiates chez les détenteurs de capitaux du Nord. Ils ont perdu confiance dans les instruments des marchés financiers qui jusque là leur avaient permis de faire des profits maximaux. Ils se sont donc mis à la recherche de placements plus sûrs.
En même temps, des pays dépourvus de bonnes terres agricoles, ou ceux dont la population augmente au-delà de leurs propres capacités de production alimentaires et qui s’approvisionnent en ce moment sur les marchés d’importation, ont cherché des solutions pour assurer leur sécurité alimentaire. Les gouvernants de ces pays ne croient plus que les marchés puissent jouer ce rôle correctement et surtout à un prix qui leur soit acceptable. Ils ont décidé d’externaliser leur production pour s’en assurer le contrôle en se débarrassant des intermédiaires.
Le concept de sécurité alimentaire, élaboré par Via Campesina, ce regroupement international de petits agriculteurs qui luttent pour survivre en fournissant à leurs compatriotes une nourriture de qualité, a été détourné pour désigner des productions industrielles capables de satisfaire les besoins de certaines populations éloignées à un prix qui n’entraîne pas d’effets à la hausse sur les salaires.
Les gouvernements de plusieurs États, ( l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud, la Chine, la Libye, l’Inde, le Japon et l’Égypte) [6] , se sont donc adressés à leur contrepartie en Afrique et en Amérique du Sud, principalement en Argentine et au Brésil, et dans certains pays de l’Europe de l’est, pour négocier des achats ou des locations à long terme de très grandes surfaces de terre à cultiver. « … les gouvernements courtisés pour qu’ils accordent l’utilisation des terres agricoles de leurs pays accueillent généralement favorablement ces offres d’investissements étrangers d’un nouveau type ». [7]
Ce sont donc les gouvernements qui jouent les premiers rôles en dirigeant les opérations via les politiques publiques. Mais, les contrats ainsi négociés stipulent explicitement que ce sont les entreprises privées qui prendront le relais pour la mise en œuvre et l’exploitation. Ce sont elles qui possèdent les capitaux et qui, en plus, cherchent des opportunités de placements plus sûrs. Ces compagnies sont très souvent des fonds d’investissement dans lesquels on trouve l’argent des fonds de pension des travailleurs-euses des pays anglo-saxons dont le Canada. Ces investisseurs n’ont aucune espèce d’expérience en agriculture et compte faire de l’argent avec le sol plus qu’avec la production. Même les pays qui possèdent des fonds propres, dits fonds autonomes ou patrimoniaux, cherchent de meilleurs placements pour cet argent. La Chine est de ceux-là avec son surplus de devises étrangères notamment américaines de même que les pays du Golfe persique avec l’argent du pétrole. Ces transactions donnent aussi lieu à des collaborations interétatiques plutôt douteuses : « …les États du Golfe soutiennent le régime de Kartoum, tout comme l’Inde soutient la dictature Birmane ». [8]
Les secteurs industriels de la production des semences, des machines agricoles, des pesticides et des OGM sont tous parties prenantes de cette opération. Il s’ouvre là, pour eux, un marché inespéré. Si la première révolution verte s’est faite grâce au soutien financier de la famille Rockefeller parce que la production d’engrais et de pesticides exigeait du pétrole dont elle contrôlait la production, aujourd’hui ce sont les entreprises semencières, dont celles d’OGM et leurs associées qui y trouvent un débouché plus que payant. Une partie des fonds de la Fondation Bill et Melinda Gates, est consacré au développement de variétés OGM en finançant des organisations et des entreprises qui travaillent sur cette problématique. Monsanto a bénéficié directement ou indirectement de ces largesses. [9]
Cette opération de redistribution des terres et ce bouleversement des règles du marché sont fortement encouragés par la Banque Mondiale et la Banque européenne pour le développement (BERD) qui se concentre sur les possibilités de l’Europe de l’Est. Des fonds sont investis pour conseiller activement les gouvernements dans la modification de leurs lois et règlements afin de faciliter l’accès des terres aux étrangers et d’accorder des incitations particulières aux entreprises.
Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, tous y trouvant leur compte en finale.
CONSÉQUENCES
Nous assistons là à une nouvelle variante du colonialisme. Des étrangers mettent la main sur des territoires immenses, [10] dépossédant ainsi les populations locales de leurs biens fonciers. Les gouvernements receveurs, adoptent toutes les lois et procèdent à tous les ajustements règlementaires pour assurer le passage des droits de propriétés et permettre l’exportation des denrées produites. Et voilà de petits producteurs agricoles transformés en ouvriers agricoles qui, souvent ne savent même pas que le fruit de leur travail ne demeurera pas au pays. Ils auront perdu leurs terres et la possibilité d’une production pour les besoins locaux. « C’est le fondement même sur lequel doit reposer la souveraineté alimentaire qui est tout simplement bradé ». [11] Ce fondement prévoit non seulement l’accès à la terre, à l’eau et aux ressources, mais aussi que les gens concernés ont le droit de connaître les politiques les concernant et de décider de celles portant sur la production de la nourriture. [12]
Les acquéreurs des terres sont parties prenantes de l’agriculture industrielle intensive. Les contrats prévoient des fermes industrielles. Ils développent d’immenses entreprises agricoles où la plupart du temps ils procèdent à la monoculture, au détriment de la biodiversité et, qui plus est, avec des variétés organiquement modifiées (OGM) et avec usage d’engrais chimiques et force pesticides. Une partie des surfaces sert aussi aux cultures pour les biocarburants. Le jour ou ce placement ne conviendra plus à ces investisseurs, ils partiront laissant derrière eux des sols appauvris, vidés de leur matière fertile. Les locaux ne pourront plus rien en faire ou alors au prix d’efforts considérables.
CONCLUSION
Encore une fois, le sort des populations plus pauvres est mis à mal pour satisfaire celui des plus riches. Le Nord contre le Sud, la partie riche du Nord contre le Sud. Après avoir pratiquement retiré aux producteurs agricoles l’accès aux marchés qui étaient censé être leur porte de salut, on leur présente une autre machination qui va, au mieux les maintenir dans leur position injuste, au pire les enfoncer dans la pauvreté et qui est le déni de la démocratie la plus élémentaire, celle de pouvoir se nourrir de sa propre production.
Cette très nouvelle manœuvre du capitalisme mondial est encore peu connue et les populations ont peu d’outils pour la voir venir et analyser ses impacts. Mais certains effets immédiats sont si évidents que des populations protestent dans plusieurs endroits du monde.
Elles ne se laissent pas arrêter dans leurs luttes pour une véritable réforme agraire et pour les droits des autochtones. Au Pakistan, l’opinion est alertée par des mouvements d’agriculteurs contre l’appropriation de terres par les Qataris qui forceraient le déplacement de 25,000 villages dans la province du Penjab. En Égypte, de petits paysans se sont battus becs et ongles pour récupérer 1,600 ha cédés au conglomérat agro-industriel japonais, Kobebussan. D’autres mouvements sont à venir, notamment en Indonésie.
La concordance des crises financières et alimentaires provoque donc une reprise de la colonisation sous une forme modifiée. Plus besoin d’occuper et gouverner la totalité d’un pays pour s’en approprier le bénéfice. Bénéfice qui servira surtout à augmenter la richesse des groupes humains déjà riches.
Même si certaines entreprises incluent dans leurs plans des programmes sociaux comme la construction d’écoles et d’hôpitaux, ou invoquent le développement d’infrastructures qui serviront à toute la population des pays concernés pour se dédouaner, il n’en reste pas moins que le modèle d’agriculture choisi ne vaut rien pour les populations locales ni dans l’immédiat ni dans l’avenir.