Édition du 16 avril 2024

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Politique canadienne

La culture de concessions a vidé le mouvement syndical de son essence

A la fin des années 1970, juste avant que l’ère des concessions n’ait commencé, la section américaine de l’United Auto Workers (UWA) rassemblait environ 700 000 membres des Trois grands de l’auto (GM, Ford et Chrysler). Dans chaque ronde de négociation qui a suivi, le syndicat a accepté des concessions en échange de la promesse de sécurité d’emploi. Aujourd’hui, après trois décennies de cette mascarade - mise de l’avant par le syndicat comme par les entreprises - les UAW compte 110 000 membres appartenant à ces entreprises, soit une perte étonnante de près de 85 pour cent des emplois.

Pendant un certain temps, la section canadienne du syndicat a résisté à cette orientation. En fait, ce sont les tensions concernant les demandes de concessions qui ont conduit, en 1985, les membres canadiens du syndicat à rompre avec l’organisation-mère et à fonder les Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA). En fait, le nouveau syndicat a fait un peu mieux en termes d’emplois pendant une période significative, mais aujourd’hui le nombre d’emplois a dramatiquement baissé. D’envrion 70 000 à la fin des années 1970 il est passé à moins de 21 000 aujourd’hui, soit une baisse du près des deux tiers.

Depuis le début des années 1980, la productivité réelle dans l’industrie automobile canado-américaine (c’est-à-dire après déduction de l’inflation) a plus que doublé. Les salaires réels, d’autre part, ont, en fait, baissé aux États-Unis et n’ont augmenté que modérément au Canada.

Une situation pire pour les nouveaux embauchés

Pour les nouveaux travailleurs, le changement est encore plus scandaleux. Un travailleur de l’automobile américain engagé par les Trois grandes entreprises aujourd’hui va travailler à un un salaire plus bas (si on ne tient pas compte de l’inflation) que le salaire qu’il aurait obtenu il y a un demi-siècle. Au Canada, le taux du salaire réel au moment de l’embauche sera désormais de 12 pour cent inférieur à ce qu’il était lorsque les travailleurs Canadiens se sont séparés de l’Union américaine il y a une génération. Alors que les nouveaux travailleurs pouvaient espérer atteindre le taux salarial maximum en 18 mois, ils devront maintenant attendre 10 ans pour y parvenir.

Il ya quatre leçons cruciales à apprendre de tout ça.

D’abord, il n’est tout simplement pas crédible de prétendre que les concessions sont une stratégie qui permettrait, en bout de piste, aux travailleurs de l’automobile d’accéder à un meilleur niveau de vie. Les concessions non seulement accroissent les inégalités et freinent la demande, laissant les entreprises hésitantes quant à de futurs investissements, mais elle crée une diversion face aux tâches nécessaires pour créer réellement des emplois.

Deuxièmement, l’immense potentiel productif de ce secteur ne peut être réalisé si nous le limitons à la production de voitures. Avec une amélioration de productivité dans l’industrie automobile de 3 pour cent par année alors que la demande à long terme ne progresse que de 2 pour cent, les emplois vont inévitablement diminuer avec le temps - et ce, en dehors du fait que nous voudrions vraiment ou que nous pourrions mettre plus de voitures sur la route.

Plutôt que de regarder la disparition des actifs productifs dont nous disposons dans ce secteur, nous devrions parler de la façon de convertir ces outils flexibles et ces équipements, de façon à pouvoir utiliser la capacité et le génie créatif et les compétences des travailleurs dans la satisfaction des besoins essentiels afin de pouvoir répondre aux défis environnementaux auxquels nous devrons faire face dans le siècle qui vient.

Ces transformations devront concernées non seulement notre énergie et nos moyens de transport, mais aussi nos usines et nos bureaux, la nature de nos maisons et de nos appareils. Cela ne pourra se réaliser, comme l’a démontré l’expérience, en s’appuyant sur les marchés et les décisions unilatérales des entreprises. Un avenir durable exigera de remettre à l’ordre du jour la notion de planification démocratique. (La faisabilité technique de ces changements a été démontré il y a longtemps durant la Seconde Guerre mondiale quand les industries ont été converties à la production de guerre et reconverties, après la guerre, dans des délais remarquablement courts.)

Un mouvement ouvrier renouvelé ?

Troisièmement, il est difficile d’imaginer une avancée significative dans ce sens sans un apport d’un mouvement syndical renouvelé. Les syndicats eux-mêmes ont besoin de repenser radicalement leurs structures et leurs rôles en tant que représentants des travailleurs. Il ne suffit pas de se lamenter à propos des attaques des entreprises et des gouvernements ou de se fier à de meilleures relations publiques et techniques. Les disparités salariales pour un même travail, par exemple, vont aliéner les très jeunes travailleurs sur lesquels les syndicats dépendent pour leur avenir. Le manque de solidarité au sein du lieu de travail détruit la crédibilité des promesses de larges solidarités au-delà du lieu de travail.

Les syndicats devront démontrer dans la pratique qu’ils sont des dirigeants dans la lutte pour les services sociaux, qu’ils ont des idées pour la création d’emplois, et qu’ils sont prêts à mettre leurs ressources organisationnelles pour aller dans ces directions. La droite a radicalement et de manière agressive défendu un agenda qui a apporté une plus grande inégalité et une plus grande insécurité aux travailleurs et travailleuses. Seule une réponse tout aussi radicale et déterminée peut renverser cette tendance.

Enfin, plus généralement, nous devons comprendre que l’investissement privé ne va pas nous faire sortir de la crise économique actuelle. Bien que la productivité ait augmenté et que les coûts aient été réduits, les placements financiers dominent. Ni les nouvelles réductions des taux d’intérêt, ni les réductions d’impôt ne vont changer cette réalité. Seule une intervention directe du gouvernement dans les dépenses d’infrastructures massives et l’expansion des services publics nécessaires vont créer des emplois - et inciteront le secteur privé, en dépit de lui-même, à répondre par une dépense conséquente. •


Sam Gindin est un retraité des TCA, où il a travaillé comme assistant du président. Il est le co-auteur avec Leo Panitch du livre récemment publié intitulé The Making of Global Capitalism : The Political Economy de l’empire américain (Verso, 2012). Cet article est paru dans le Toronto Star.

Sam Gindin

Chargé de cours à l’Université York,
Membre du Socialist Projet,
Ancien assistant au Président des TCA

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