Édition du 23 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

La leçon de l’Amérique du Sud

Lors d’une rencontre au Brésil au début d’avril, des camarades de plusieurs pays ont fait le point, au moment où un dangereux virage à droite s’esquisse dans l’hémisphère. Au Brésil, les mouvements populaires sont acculés le dos au mur. La droite et l’extrême-droite, coalisées dans le gouvernement du sulfureux Jair Bolsonaro, tirent de tous les côtés, contre les universités, le secteur public, les pensions et les salaires, les autochtones, les droits des femmes, des gais et des femmes. En Argentine, le président Macri (grand ami de Justin Trudeau) veut imposer une forte dose d’austérité, un peu comme ce qu’avait subie ce pays dans les années 1990. C’est un peu la même chose en Équateur, sauf que là, c’est l’ancien parti de centre-gauche qui s’est reconverti aux vertus du néolibéralisme pur et dur. Au Nicaragua et au Venezuela, des régimes qui se disaient progressistes sont enfoncés dans l’autoritarisme et la corruption.

Vous connaissez l’expression, « ça va mal à la shop ».

La question qui se pose partout est « pourquoi ». Pourquoi des partis issus des mouvements populaires –par exemple le Parti des travailleurs (PT) au Brésil qui avait été créé par les syndicats et les groupes communautaires- ne sont pas parvenus à changer la structure du pouvoir ? Pourquoi, pire encore, le PT a fini par faire fonctionner une grosse machine politique coupée du peuple ?

La question n’est pas simple et ne peut être éclaircie totalement avec des explications faciles, dans le genre, « ils ont eu des mauvais chefs ». Une réponse peu adéquate est également, « c’est la faute de l’impérialisme ». C’est vrai, les chefs n’ont pas été toujours à la hauteur. C’est vrai, les pouvoir occultes des multinationales et de Washington ont mis des tas de bâtons dans la rue. Mais il y avait autre chose.

Héritier des grandes traditions des partis de gauche nés en Europe, les formations progressistes en Amérique du Sud ont été nourries d’une conception de la transformation où la prise de l’État constituait le noyau fondamental, le point de départ et même le point d’arrivée. On voyait l’État comme un instrument, un lieu politique, qu’il fallait occuper et transformer, en faveur des classes populaires.

Au tournant du millénaire, de grands partis de gauche se sont mis à prendre de plus en plus de place. Certains partis sont devenus des sortes d’État dans l’État, en contrôlant des municipalités, des syndicats et associations, des institutions de toutes sortes. Plus tard comme au Brésil, le « grand soir » est arrivé avec le triomphe électoral lors d’élections présidentielles. Un ouvrier devenait président de la république, celui-là même qui avait mené les grandes grèves ouvrières.

Dans le sillon de cette percée, des milliers de militants et militantes sont devenus des fonctionnaires de l’État et-ou du Parti, des « cadres et compétents ». Souvent, ils et elles provenaient des milieux populaires et des mouvements et syndicats. Ils avaient, pour la plupart, de nobles intentions, mais en même temps, leur rôle et fonction sociale changeaient.

D’une manière progressive, un peu invisible, les mouvements se sont vidés. Les décisions, les débats, survenaient dans la machine de l’État. L’élan populaire pour la transformation s’est enrayé. Et c’est alors que sont apparus des « problèmes » : des décisions douteuses, des formes de patronage et de corruption, relativement modestes, mais inacceptables pour un projet qui se définissait comme démocratique et populaire, une dépendance également vers des spécialistes, notamment en communication.
Parallèlement, le PT est également devenu obsolète. Le cercle dirigeant et les élus avaient le dernier mot.

Aujourd’hui, plusieurs camarades sont conscients de cette tournure et ils et elles voudraient que cela change. La direction du PT pour sa part reste enfoncée dans sa bulle. On pense s’en « tirer », avoir une « meilleure stratégie de communication », battre la droite à son propre jeu. Peut-être que les chefs ont raison, mais le seraient-ils que cela ne règlerait pas le problème.

Le problème, c’est celui de la transformation. On ne peut pas faire le même gâteau juste parce qu’on met de plus de sucre. La transformation, c’est changer cette structure, pas de la gérer. Certes, s’emparer du pouvoir d’État peut-être un moyen pour entamer cette démarche, mais jamais une fin, et encore, un moyen parmi d’autres, complémentaire, si on peut dire, à l’auto-organisation des masses. Le meilleur parti de gauche au monde ne parviendra pas à faire quelque chose de durable si le pouvoir ne change pas de mains, non pas d’un parti à l’autre, mais du monde politique tel qu’organisé aujourd’hui à un pouvoir citoyen auto-organisé et autonome.

On peut se dire, ici et aujourd’hui, que c’est une question abstraite, très loin des préoccupations et des luttes actuelles. En effet, il faudrait être terriblement naïf pour penser que le dispositif du pouvoir, au Québec, au Canada et en Amérique du Nord, est à la veille de s’écrouler.

Mais en attendant, on ne peut pas se croiser les doigts. Encore là, en apprenant des camarades brésiliens, il faut comprendre dès maintenant que la transformation ne peut pas venir exclusivement d’une prise de pouvoir ou d’une élection. Certes, avoir 125 Solidaires à l’Assemblée nationale serait un bon coup. Mais sans un mouvement populaire confiant et organisé, nos élus ne pourront pas grand-chose.

Ce qui veut dire qu’il est de la plus haute importance de travailler au développement du mouvement populaire. C’est au moins aussi important, et peut-être plus encore, que de gagner la prochaine élection. Québec Solidaire, en tant que parti « de la rue et des urnes », doit accompagner, appuyer, encourager cette construction par en bas.
C’est concret, c’est actuel, c’est incontournable.

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