Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

IRIS – série Après la pandémie

La planification démocratique pour une transition juste

Fiche no. 05

Faits saillants :

→ La planification démocratique de l’économie consiste à prendre collectivement et démocratiquement les grandes décisions concernant les investissements et la production ainsi que la distribution des biens et services.
→ Dans le contexte actuel, les décisions économiques sont prises par les propriétaires et les dirigeant·e·s d’entreprises multinationales, de fonds d’investissement milliardaires et des plus grandes institutions financières, qui définissent les conditions dans lesquelles évoluent les autres acteurs économiques (PME, travailleurs et travailleuses, consommatrices et consommateurs individuels, coopératives, etc.).
→ Amorcer une transition écologique juste doit aller de pair avec une transition démocratique afin que la transformation de l’économie ne laisse personne de côté.

Février 2022 | tiré de la lettre de l’IRIS

Au cours des prochaines années, des décisions économiques majeures devront être prises pour réaliser la transition éco logique que la crise climatique nous impose. Notre capacité à effectuer cette transition, et à l’effectuer de manière juste – c’est-à-dire de manière à réduire les inégalités sociales –, dépend de la réponse à cette question fondamentale : par qui et comment seront prises les décisions nécessaires à la reconfiguration de notre économie ?

Ces décisions seront-elles prises par la minorité non élue des propriétaires et des dirigeant·e·s de grandes entreprises et d’institutions financières, ou seront-elles prises démocratique ment, par la collectivité ? Autrement dit, la transition écologique et la lutte contre les inégalités sociales continueront-elles d’être laissées aux « libres » forces du marché ou passeront-elles par un processus de planification démocratique ?

01. Qu’est-ce que la planification démocratique ?

Le discours dominant prétend qu’il n’existe qu’un seul modèle d’organisation économique convenable, soit le marché capitaliste. Selon ses défenseurs, il s’agit de la manière la plus efficace de produire et de distribuer les biens et les services tout en préservant les libertés individuelles et la liberté de choix des consommateurs et des consommatrices. Selon ce point de vue, toute autre approche mènerait, au mieux, à l’étouffement bureaucratique de l’innovation économique et des initiatives entrepreneuriales et, au pire, à des dérives antidémocratiques.

Or, il existe une autre option, la planification démocratique, qui sup pose au contraire d’étendre la démocratie au domaine de l’économie. [1]

La planification démocratique de l’économie consiste en effet à prendre collectivement et démocratiquement les grandes décisions concernant les investissements et la production ainsi que la distribution des biens et services, en fonction d’objectifs eux-mêmes déterminés collectivement et démocratiquement. Elle implique également de démocratiser les entreprises privées et les organismes publics pour que les travailleurs et les travailleuses de ces organisations soient directement impliqué·e·s dans leur gestion et dans la définition de leurs buts, de leurs orientations et de leurs priorités. Une telle approche s’oppose radicalement à la manière dont sont prises les décisions importantes et dont sont gérées les entreprises depuis des décennies dans l’économie de marché capitaliste.

02. Qui décide dans le modèle économique actuel ?

L’économie de marché capitaliste est une économie dans laquelle les grandes décisions économiques sont prises par les acteurs économiques privés (entrepreneurs, investisseurs, etc.).

Bien que le marché soit souvent présenté comme un lieu de rencontre entre acteurs considérés comme égaux et où la poursuite d’intérêts personnels mène à un enrichissement généralisé, certains de ces acteurs pèsent en fait beaucoup plus lourd que les autres. Ainsi, les décisions économiques prises par les propriétaires et les dirigeant·e·s d’entreprises multinationales, de fonds d’investissement milliardaires et des plus grandes institutions financières définissent les paramètres et les conditions dans lesquels évoluent les plus petits acteurs économiques (PME, travailleurs et travailleuses, consommatrices et consommateurs individuels, coopératives, etc.).

Cette petite minorité, qui n’est pas élue ni redevable à la population, prend les décisions les plus importantes concernant notre économie : que produire ? Quels secteurs économiques favoriser ? Lesquels abandonner ? Où investir ? Comment distribuer les ressources produites ? Etc. Les choix qu’elle fait sont motivés non pas par l’intérêt collectif, mais par la possibilité de générer des profits dont elle bénéficie en priorité. Or, ces décisions majeures ont des conséquences économiques – mais aussi écologiques et sociales – sur l’ensemble de la collectivité.

C’est le cas notamment de tout ce qui concerne la création ou la perte d’emplois, dont dépendent les travailleurs et les travailleuses pour leur bien-être matériel, et même leur survie. C’est le cas aussi des décisions d’investissement dans l’industrie fossile, qui ont joué un rôle majeur dans le déclenchement de la crise climatique et qui continuent de contribuer à son aggravation.

Ainsi, dans l’entreprise privée conventionnelle, les travailleurs et les travailleuses n’ont que très peu de pouvoir sur leur sécurité d’emploi, sur leurs conditions de travail ou sur les conséquences de leur activité. Ce sont les patron·ne·s qui, au nom de leur droit de gérance, qui découle lui-même du droit de propriété capitaliste, ont le pouvoir exclusif de prendre ces décisions, y compris celles qui engagent la santé et la sécurité de leurs employé·e·s. Les organismes publics et parapublics ne font guère mieux puisqu’ils tendent à internaliser depuis quelques décennies les méthodes de gestion autoritaires et hiérarchiques de l’entreprise privée.
SCHÉMA 1

Processus décisionnel dans l’économie de marché capitaliste et dans une économie planifiée démocratiquement

Bien sûr, d’autres acteurs et organisations peuvent jouer un rôle économique important. C’est le cas notamment des syndicats, qui, en permettant aux travailleurs et aux travailleuses de s’organiser et de se solidariser au-delà de la concurrence mutuelle que leur impose le marché du travail, parviennent à influer sur les conditions de travail au sein des entreprises et parfois même à se tailler une place dans divers lieux économiques de participation et de concertation. Néanmoins, la capacité d’influence des organisations syndicales est fortement limitée par rapport à celle des grandes entreprises et de leurs dirigeant·e·s, qui, par leur contrôle sur les principaux leviers de l’économie, détiennent un pouvoir sans commune mesure avec celui des autres groupes de la société.

L’État peut utiliser son pouvoir législatif et réglementaire pour imposer des balises au « libre » marché. Il détient également une panoplie d’outils budgétaires, fiscaux et monétaires pour tenter d’influencer les comportements économiques des entreprises, de leurs employé·e·s et des consommateurs et des consommatrices (pensons par exemple aux subventions aux entreprises, à la mise en place de la taxe carbone ou aux incitatifs fiscaux visant à encourager l’achat de véhicules électriques). Toutefois, l’État ne contrôle pas les grands leviers de l’économie, qui sont entre les mains des dirigeant·e·s et des propriétaires de grandes entreprises et d’institutions financières. Le résultat est que, dans les faits, l’orientation générale et la santé de l’économie d’un pays dépendent des décisions prises par cette minorité non élue.

En plus d’avoir une emprise limitée sur l’économie, les gouvernements dépendent notamment, pour être réélus, de la bonne tenue des principaux indicateurs économiques (croissance, chômage, inflation, etc.). Leur sort est par conséquent lié aux décisions économiques prises par ceux et celles qui possèdent et contrôlent les grandes entreprises. Pour cette raison, les gouvernements auront tendance à éviter de nuire aux intérêts de ces acteurs économiques puissants, et même à aller au-devant de leurs intérêts. Tout cela n’est évidemment pas sans conséquences sur notre capacité collective à opérer une transition écologique juste.

03. Quelles sont les conséquences de l’absence de planification démocratique ?

Les décisions économiques des actionnaires et des dirigeant·e·s d’entreprises privées ne sont pas prises en fonction d’objectifs sociaux et environnementaux définis collective ment. Quoi qu’il en soit de la conscience écologique et sociale de ces acteurs économiques, c’est la dynamique de compétition inhérente au fonctionnement de l’économie de marché capitaliste qui oriente principalement leurs décisions et qui les force à s’engager dans une course à l’accumulation de profits.

Afin de rester compétitive et de ne pas être supplantée par une rivale, chaque entreprise est forcée de dégager le maximum de profit pour être en mesure de réinvestir des capitaux, d’améliorer la productivité de ses opérations et d’offrir ses marchandises au prix le plus bas possible. Autrement dit, la recherche de profit infini ne repose pas avant tout sur l’avidité et l’égoïsme de certains individus, dans ce cas-ci les actionnaires, mais bien sur la nécessité vitale, pour les entreprises qui cherchent à survivre dans ce système, de dégager des bénéfices.

C’est en bonne partie ce fonctionnement qui est responsable de la crise écologique majeure à laquelle l’humanité fait actuellement face. En effet, cet impératif d’accumulation et de croissance infinies s’accompagne d’une surexploitation de la nature incompatible avec le respect des limites de la planète, dont les ressources ne sont, quant à elles, pas infinies.

En plus de ces conséquences environnementales, la dynamique compétitive du marché capitaliste a un coût social important. La recherche de profit et la nécessité de réduire les coûts de production exercent de manière systémique une pression à la baisse sur les conditions de travail et les salaires des travailleurs et des travailleuses, et génèrent des inégalités de richesse et de revenus considérables, comme l’illustrent les écarts de plus en plus grands entre la rémunération des PDG d’entreprises et celle de leurs employé·e·s [2] .

Que les décisions économiques importantes soient prises par des propriétaires et des dirigeant·e·s d’entreprises qui sont aussi le plus souvent des hommes blancs n’est pas non plus étranger au fait que les professions traditionnellement féminines continuent d’être dévalorisées et moins bien payées, que l’équité salariale entre les sexes ne soit pas encore atteinte et que les personnes minorisées et racisées soient les principales victimes de la stratification sociale inégalitaire générée par le marché capitaliste. [3]

En somme, si cette minorité d’actionnaires et de PDG conserve le pouvoir de prendre les décisions économiques qui seront nécessaires pour réaliser la transition écologique, il est fort probable que cette transition n’aura tout simplement pas lieu. Et si elle a lieu, elle se fera de manière non planifiée et en fonction des intérêts de ceux et celles qui détiennent actuellement le pouvoir économique. Les conséquences négatives majeures qu’une telle transition désordonnée provoquerait – crises économiques, pertes d’emploi massives, etc. – pèseraient de manière disproportionnée sur les travailleurs et les travailleuses ainsi que sur les populations les plus vulnérables, anéantissant les espoirs d’une transition juste.

04. Pistes de réflexion

L’économie québécoise doit faire l’objet d’une meilleure planification, en fonction d’objectifs définis collectivement et démocratiquement. Pour ce faire, le gouvernement devrait encourager le développement d’entreprises démocratiques sans but lucratif comme les coopératives. Il devrait par ailleurs appuyer la conversion des entreprises privées conventionnelles afin qu’elles octroient des pouvoirs accrus aux travailleurs et aux travailleuses ainsi qu’à des représentant·e·s des communautés où elles agissent. Pour assurer le contrôle collectif des secteurs stratégiques de l’économie (énergie, finance, transport, etc.), l’État pourrait aussi envisager la nationalisation de certains d’entre eux. La planification démocratique de l’économie permettrait de prendre des décisions en fonction d’objectifs et de critères sociaux dépassant les impératifs de rentabilité et de profit. Par exemple, il deviendrait beaucoup plus facile de rehausser le salaire minimum à un niveau viable et, à l’autre bout du spectre, de plafonner la rémunération des plus riches à un niveau acceptable sur les plans social et environnemental . [4]

La démocratisation des entreprises permettrait aussi de mieux faire face à la crise climatique en confiant aux salarié·e·s la responsabilité de prendre les décisions qui s’imposent pour mettre en branle un processus de transition écologique. Les travailleurs et les travailleuses sont les plus à même d’identifier les industries les plus nocives et de trouver les moyens de les transformer ou de les remplacer en vue de rendre les différentes régions du Québec plus résilientes sur les plans économique et écologique, et ce, en impliquant les communautés touchées par les problèmes environnementaux que le modèle économique actuel entraîne dans son sillage.

Si de telles propositions peuvent sembler irréalistes, il faut savoir que des embryons de planification démocratique existent déjà dans notre société sous la forme d’entreprises ou d’organisations gérées collectivement en fonction d’objectifs sociaux. On peut penser aux modèles des groupes communautaires, des entreprises d’économie sociale et des coopératives. [5].Dans le secteur public, il fut un temps où les établissements de santé et de services sociaux étaient gérés démocratiquement par des conseils d’administration dont une partie importante des membres étaient élu·e·s par les citoyen·ne·s. Et encore aujourd’hui, les parents conservent un certain pouvoir dans la gestion des écoles publiques.

En clair, des solutions viables existent, et sont même absolu ment nécessaires si nous voulons être en mesure de faire face de manière juste et efficace aux défis sans précédent posés par la crise climatique et de bâtir une économie qui réponde aux besoins de l’ensemble des citoyens et des citoyennes


[1Mathieu DUFOUR et Audrey LAURIN-LAMOTHE, Un projet de planification démocratique pour le Québec, IRIS, 2020, https://iris-recherche.qc.ca/publications/ un-projet-de-planification-democratique-pour-le-quebec/

[2David MACDONALD, The Golden Cushion : CEO Compensation in Canada, Centre canadien de politiques alternatives, 2021, https:// www.policyalternatives.ca/sites/default/files/uploads/publications/ National%20Office/2021/01/Golden%20cushion.pdf

[3Anne PLOURDE et Julia POSCA, À partir de ce matin, les Québécoises travaillent gratuitement pour le reste de l’année, IRIS, 1er décembre 2021, https://iris-recherche.qc.ca/blogue/inegalites/a-partir-de ce-matin-les-quebecoises-travaillent-gratuitement-pour-le-reste de-lannee/.

[4Eve-Lyne COUTURIER et Vivian LABRIE, Qui a accès à un revenu viable au Québec ?, IRIS, 2020, https://iris-recherche.qc.ca/ publications/qui-a-acces-a-un-revenu-viable-au-quebec/.

[5Guillaume HÉBERT et Rémy-Paulin TWAHIRWA, Les coopératives – entre utopie et pragmatisme, IRIS, 2019, https://iris-recherche.qc.ca/ publications/les-coopératives-entre-utopie-et-pragmatisme/.

Anne Plourde

Anne Plourde est chercheuse postdoctorale à l’Université York et à l’IRIS et détentrice d’un doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Ses domaines de recherche portent sur les rapports entre capitalisme, État et politiques sociales. Elle s’intéresse particulièrement aux politiques de santé, à l’histoire des CLSC et aux réformes récentes dans le réseau de la santé et des services sociaux.

https://iris-recherche.qc.ca/a-propos-iris/auteurs/?ID=121

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