Mais porter des jugements sur d’autres peut être risqué. Il y a de nombreux « brouillages ». On peut se tromper en essayant de comprendre une autre lutte à la lumière de son histoire, de ses critères. Il est également possible de se laisser influencer par les discours des impérialistes qui manipulent les valeurs et le langage en prétendant défendre la « civilisation ». En général, les interventions impérialistes ne peuvent pas, par définition, être autre chose que des agressions contre la liberté et la démocratie. Ne pas exercer son jugement peut aussi mener à des impasses. Si on ne réfléchit pas, on peut tomber dans une sorte d’aveuglement naïvement angélique. On a alors le syndrome qu’on peut appeler l’ennemi-de-mon-ennemi-est-mon-ami. On appuie des projets qui combattent ce qui nous semble être l’« ennemi principal ». En réalité, des mouvements qui sont contre l’émancipation des femmes peuvent se prétendre anti-impérialistes, mais ils ne luttent pas pour un projet libérateur. On ne peut pas se retrouver avec eux sans se renier.
Certaines situations deviennent encore plus ambiguës. Ainsi, on se retrouve parfois devant des camps retranchés, en apparence comme en substance aussi réactionnaires l’un que l’autre. Comme en Égypte par exemple où une armée dirigée par des voyous à la solde des États-Unis combat les Frères musulmans, un mouvement réactionnaire. Les mouvements progressistes égyptiens sont divisés. La plupart prétendent que les Frères sont des fascistes agissant sous le couvert de la religion et qu’ils représentent un plus grave danger que l’armée. Cet argument est combattu par une autre partie de la gauche égyptienne qui pense que des secteurs progressistes sont instrumentalisés et cooptés. Mon instinct me dit que d’appuyer l’armée est une grave erreur, mais je ne connais pas assez la situation pour avoir un jugement définitif.
En Syrie, la situation est plus dramatique. 100 000 personnes ont été tuées majoritairement par les bombardements de l’armée, donc par le régime d’El-Assad. Mais ce régime a une base « populaire » parmi les minorités religieuses qui accusent l’opposition d’être animée par des sectaires, les « jihadistes », qui eux aussi commettent des atrocités, selon des organismes de droits humains indépendants. À l’extérieur de la Syrie, plusieurs mouvements de gauche sont déchirés. Certains appuient la rébellion, parce qu’ils estiment que la résistance à ce régime est juste et nécessaire. D’autres se rangent du côté du régime, ou encore, s’opposent à l’intervention militaire des États-Unis et de leurs larbins de l’OTAN. En attendant, le peuple syrien est plutôt abandonné. Encore là mon intuition me dit qu’il faut s’opposer à l’ingérence américaine. Ce faisant, c’est un appui indirect au régime, mais le renversement de la dictature d’El-Assad par une action commandée de Washington serait un drame, comme l’a été l’éradication du régime de Saddam en Irak. On peut essayer de trouver d’autres moyens d’appuyer la résistance syrienne, du moins celle qui promeut un projet démocratique.
Dans une perspective de solidarité internationale, de telles situations sont plus qu’inconfortables. Après tout pendant qu’on essaie de comprendre, des gens meurent. Faut-il prendre position tout de suite ? Peut-on réagir sur la base de l’émotion ou d’une solidarité « banalement » humaine ? Ou faut-il prendre le risque de défendre des principes qui nous semblent fondamentaux si on est de gauche ? Il n’y a pas de solution magique ni de recette. Il faut examiner ces situations cas par cas, respecter ses principes et avoir la capacité d’écouter et de comprendre d’autres peuples, tout en cherchant à analyser et à voir clair, au-delà des apparences (ce qui requiert de l’étude et de l’enquête). On se souhaite bonne chance !