Édition du 16 avril 2024

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Amérique centrale et du sud

Le Brésil et l’Argentine veulent créer une monnaie commune

L’annonce a été faite par Lula, en visite à Buenos Aires aux côtés de son homologue argentin. Le projet est difficile à construire et s’inscrit dans une région en crise très disputée entre Pékin et Washington.

24 janvier 2023 ,| tiré de mediapart.fr | Photo : Le président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva avec le président argentin, Alberto Fernandez à Buenos Aires, le 24 janvier 2023. © Photo Luis Robayo / AFP

Lundi 23 janvier, le nouveau président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, est arrivé dans la capitale argentine pour participer au sommet de la Communauté d’Amérique latine et des États caribéens (Celac). Pendant la présidence de Jair Bosonaro, le Brésil avait cessé de participer aux sommets de coopérations régionales. Pour marquer le coup de ce retour, le nouveau chef de l’État brésilien a signé avec son homologue argentin, Alberto Fernandez, un texte commun dans la revue Perfil.

Les deux présidents annoncent avoir décidé « d’avancer dans les discussions sur une monnaie sud-américaine commune qui pourrait être utilisée autant pour les flux financiers que commerciaux, réduisant les coûts et [la] vulnérabilité externe » de leurs pays respectifs. Le nom de cette « monnaie » serait le sur (« sud » en espagnol).

L’idée sera de construire d’abord cette monnaie entre les deux grands voisins sud-américains puis d’inviter les autres pays de la région à se joindre au mécanisme. De quoi, pour certains, y voir les prémices de la naissance d’un futur « euro sud-américain », qui pourrait regrouper 5 % du PIB mondial, le poids du sous-continent dans l’économie mondiale.

Mais c’est sans doute aller un peu vite en besogne. Il semble peu probable que le sur soit, à moyen terme, une monnaie unique de l’Amérique du Sud. D’abord parce qu’il semble déjà très difficile d’établir une monnaie unique entre le Brésil et l’Argentine. L’intégration des deux voisins poserait en effet des problèmes majeurs, bien plus importants que ceux qui ont présidé à la création de l’euro, elle-même douloureuse.

Les déséquilibres entre les deux pays

Le Brésil et l’Argentine sont les deux plus grandes économies du sous-continent. Si on exclut les Guyanes, elles pèsent à elles deux pas moins de 26,1 % du PIB sud-américain. Mais l’écart entre les deux voisins est important. Si, jusque dans les années 1970, le Brésil était un nain économique, avec un PIB inférieur à celui de l’Argentine, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En 2021, le PIB brésilien pesait 1 609 milliards de dollars, soit 3,3 fois son équivalent argentin.

À cela s’ajoute une certaine autonomie du commerce brésilien à l’égard de la région. Les ventes brésiliennes vers l’Amérique du Sud ne représentaient en 2020 (les données sont sans doute perturbées par la pandémie, mais les chiffres de 2019 ne modifient pas la hiérarchie globale) que 9,5 % de son total des exportations, soit moins que vers l’Union européenne (11 %), les États-Unis (10 %) et surtout vers la Chine (32 % du total). L’Argentine, quoique formellement le troisième client du Brésil, ne représente que 4 % de l’ensemble des ventes extérieures du Brésil. La structure des importations n’est guère différente.

Destinations des exportations brésiliennes en 2020. © OEC

Le commerce extérieur argentin, lui, est très différent : le pays dépend fortement du sous-continent, vers lequel se dirigeait en 2020 un quart de ses exportations (dont 14 % pour le Brésil). C’est encore plus vrai concernant les importations, dont 20,4 % proviennent du Brésil et 31,6 % de l’ensemble de l’Amérique du Sud. Autrement dit, si l’Argentine est très intégrée à l’économie brésilienne, l’inverse n’est pas vrai.

Dans une union monétaire, un tel schéma, avec une économie puissante autonome et une économie plus petite et dépendante, peut provoquer des déséquilibres importants dans la première. Globalement, la question centrale sera celle de la politique monétaire. La banque centrale d’un éventuel sur sera-t-elle indépendante et quel sera son objectif ? Si la vision est celle de la Banque centrale européenne, alors ce seront les intérêts brésiliens qui seront mis en avant et l’économie argentine devra ajuster.

Une improbable politique monétaire commune

Au reste, construire une politique monétaire commune relève de la gageure actuellement. Le Brésil a réussi en 1994 avec le « plan réal » sa stabilisation, a éradiqué l’hyperinflation, et la Banque centrale du Brésil (BCB) est, depuis 2020, indépendante. Ce n’est pas le cas de l’Argentine, qui peine à sortir de l’hyperinflation. Fin 2022, le taux d’inflation s’est établi à 94,8 %, contre 5,2 % au Brésil. À cela s’ajoute le fait que l’Argentine n’a pas accès aux marchés de financement internationaux, à la différence du Brésil.

© Banque Mondiale

Même si le réal, initialement équivalent à un dollar en 1994, ne vaut plus aujourd’hui que 19 cents, les Brésiliens ont le sentiment que leur monnaie est relativement stable et les politiques financières orthodoxes sont bien implantées dans le pays. Durant ses premiers mandats, Lula avait d’ailleurs pris soin de maintenir ces politiques pour soutenir le réal. La chute de la monnaie brésilienne correspond à la dégradation de son économie.

Du côté argentin, le peso n’a sans doute pas la même valeur. La tentative de créer une monnaie forte en 1985, l’austral, a échoué et a conduit à la réintroduction du peso en 1991. Mais la monnaie locale reste suspecte aux yeux des épargnants et des capitalistes argentins, qui lui préfèrent le dollar. Le peso vaut aujourd’hui 0,5 cent étasunien et a perdu 98 % de sa valeur face au dollar en quinze ans.

Autrement dit, si les Argentins peuvent être attirés par la perspective d’une monnaie stable et d’un accès aux marchés mondiaux de financement, l’effet de cette stabilisation monétaire sur leur économie risque d’être violent, tandis que les Brésiliens, eux, risquent de ne pas abandonner aisément le réal et pourraient voir dans le sur une façon de payer « pour les mauvais élèves » argentins. Un schéma que l’on connaît avec l’Allemagne en zone euro, mais avec une équation politique différente : le Brésil ne doit pas gérer de réunification, comme l’Allemagne des années 1990.

Destinations des exportations argentines en 2020. © OEC

Pour toutes ces raisons, le sur ne sera pas avant très longtemps, et peut-être même jamais, un « euro sud-américain ». Si le ministre argentin des finances, Sergio Massa, a annoncé au Financial Times que les discussions comprendraient « tout, des questions fiscales à la taille de l’économie, en passant par le rôle des banques centrales », ce qui peut laisser présager une volonté d’intégration poussée, Brasilia, pourtant à l’origine de la proposition, freine davantage sur ce point.

Selon le quotidien carioca O Globo, le ministre des finances brésilien, Fernando Haddad, qui avait porté ce projet pendant la campagne de Lula, a demandé que l’accord précise explicitement que le sur ne remplacera pas les monnaies nationales, le réal brésilien et le peso argentin. Il pourrait même être souligné que cette « monnaie » ne sera pas imprimée et restera une simple unité de compte pour les transactions bilatérales.

Rien d’étonnant à cela. Dans les années 1990, lorsque l’Argentine de Carlos Menem avait émis la même idée, c’est la BCB elle-même qui s’y était fortement opposée, ce qui avait conduit à l’abandon des discussions.

Relancer le commerce interrégional

En réalité, l’idée brésilienne ne semble pas de construire une « zone euro », mais bien plutôt de répondre à deux urgences : la relance d’un commerce régional en crise profonde et le positionnement dans la complexe géopolitique économique actuelle. C’est pour cette raison que Brésil est à l’initiative d’une « monnaie commune » et non d’une monnaie unique.

Que vise alors réellement ce projet ? Le Brésil et l’Argentine sont deux économies en crise profonde. Après son « boom » des années 2000 fondé sur les matières premières et les exportations agricoles, le Brésil est, depuis 2010-2011, en stagnation et son modèle économique semble désormais dans l’impasse. C’est ici un point commun avec l’Argentine, qui est ballotée au gré des crises monétaires et qui est plombée par un niveau d’inégalité et de pauvreté croissant.

Or, dans ce cadre, le commerce entre les deux pays est en net recul. Entre 2015 et 2020, le volume des échanges commerciaux a reculé de 24,22 % dans le sens Brésil-Argentine et de 33,3 % dans le sens inverse. Il y a donc un phénomène d’éloignement qui est parallèle à la part croissante de la Chine dans le commerce extérieur de ces deux pays : la République populaire est le premier partenaire, et de loin, du Brésil et le second de l’Argentine.

Pourtant, Brésil et Argentine font partie depuis 1991, avec le Paraguay et l’Uruguay, du Mercosur, le marché commun du Sud, sorte de premier pas vers une intégration régionale. Mais avec la crise, le Mercosur semble ne plus vraiment fonctionner, tandis que les discussions sur l’accord de libre-échange avec l’Union européenne sont suspendues. L’Uruguay et son président conservateur Luis Lacalle Pou ont même menacé de quitter le bloc pour négocier directement des accords bilatéraux.

Dans leur tribune, Alberto Fernandez et Lula annoncent vouloir relancer le Mercosur et renégocier l’accord avec l’UE pour vendre « des produits à valeur ajoutée forte et non seulement des matières premières ». Lula se rend à Montevideo juste après son séjour à Buenos Aires.

L’idée qui préside à ce projet est donc qu’en facilitant les échanges, on facilitera la production industrielle locale.

Dans ce contexte, le sur est donc avant tout conçu comme un moyen de relancer les échanges bilatéraux avec un objectif clairement établi dans le texte de Perfil : la réindustrialisation des deux pays. La période néolibérale a brisé en grande partie l’industrie sud-américaine et a replacé la région dans la fonction qui était la sienne entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle : celle de fournir les grandes puissances en produits primaires. Les produits agricoles et de matières premières non transformées représentent 69,2 % des exportations argentines et 65,6 % des exportations brésiliennes.

Or, il se trouve que, sur les produits industriels, le commerce bilatéral est assez dynamique, quoique peu diversifié. Les exportations brésiliennes vers l’Argentine sont ainsi constituées pour un tiers de véhicules et pour 9 % de machines-outils. Dans l’autre sens, les véhicules dominent aussi pour plus d’un tiers des exportations argentines vers le Brésil, les machines-outils représentant 5,57 % du total, même si, dans ce sens, les céréales pèsent pour 14,5 %. L’idée qui préside à ce projet est donc qu’en facilitant les échanges, on facilitera la production industrielle locale et qu’ainsi, dans le cadre des futures accords commerciaux, il sera possible d’exporter cette production stimulée vers le reste du monde.

Il y a cependant des obstacles importants à un tel projet. La question centrale est celle de la spécialisation dans le commerce mondial et des technologies. Si l’Amérique du Sud n’a pas réussi à maintenir son développement industriel, c’est en partie parce qu’elle n’a pas su développer des spécialisations fortes avec une technologie locale. Il existe quelques poches de cette spécialisation au Brésil, notamment dans l’aéronautique, mais de façon très réduite. Les exportations aéronautiques brésiliennes ne pesaient que 1,25 % du total des ventes brésiliennes à l’étranger. Une telle spécialisation locale est quasiment inexistante en Argentine.

La question que le sur n’est pas capable à lui seul de régler est donc celle du contenu d’une éventuelle croissance industrielle de la région, une question qui hante l’Amérique du Sud depuis un siècle. D’autant que l’existence de cette monnaie conduira, même si elle n’est pas une monnaie unique, à restructurer le commerce bilatéral. Le gel des taux de change pénalisera dans un premier temps l’industrie argentine, qui perdra nécessairement en compétitivité et devra s’adapter aux nouvelles modalités de la demande brésilienne.

Comme l’industrie argentine semble plus fragile, elle pourrait subir cette adaptation de plein fouet, ce qui pourrait réduire la demande argentine en produits brésiliens. Bref, stabiliser le taux de change ne suffit pas pour dynamiser la croissance industrielle.

L’enjeu géopolitique

L’autre objectif ouvertement avancé par les deux présidents, c’est la réduction de la « vulnérabilité externe ». Tout le monde perçoit dans ces termes une volonté de « dé-dollariser » le commerce sud-américain. Il est vrai que le dollar étasunien est la monnaie reine de la région. En Équateur, comme au Salvador et au Panama, c’est même la seule monnaie légale. En Argentine ou au Venezuela, c’est une monnaie de substitution à la monnaie locale, en laquelle les citoyens ont peu de confiance. Plus globalement, c’est en grande partie la monnaie de l’endettement étranger pour ces pays émergents, mais aussi celle des relations commerciales.

Cette dépendance est extrêmement problématique pour les pays d’Amérique du Sud qui sont ainsi tributaires de la politique monétaire étasunienne, laquelle n’est en rien fixée en fonction des intérêts de ces pays. Ainsi, lorsque la Fed resserre sa politique, comme c’est le cas actuellement, les banques centrales doivent relever plus rapidement leurs taux pour maintenir la valeur de leur monnaie face au dollar et empêcher des crises monétaires ou financières.

Le sur viserait donc à remplacer le billet vert dans les transactions commerciales mais aussi financières entre Brésil et Argentine. Les autorités peuvent certes imaginer que cette monnaie commune favorisera l’utilisation de l’épargne locale pour investir dans les deux pays plutôt que sur les marchés internationaux en dollars. Mais c’est là faire preuve d’un peu de naïveté : l’investissement suit avant tout la voie de la rentabilité et si les perspectives au Brésil et en Argentine restent ce qu’elles sont, sur ou pas, l’investissement restera réduit, y compris de la part des oligarchies locales.

De fait, le discours « anti-dollar » est avant tout politique. Dans le contexte d’un retour du centre-gauche au pouvoir en Amérique latine, il s’agit de montrer que l’on cherche à se sevrer du billet vert, mais le projet de sur ne semble guère à la hauteur de cette ambition. Une simple unité de compte bilatérale sur une petite portion du commerce extérieur ne changera guère la donne.

L’essentiel du commerce des deux pays reste réalisé avec la Chine, les États-Unis et l’Union européenne et, pour l’instant, ces transactions demeurent réalisées en dollars. Sans doute la Chine, désormais premier partenaire du Brésil, favorisera-t-elle en partie l’usage du yuan à l’avenir, mais on en est loin encore. Ce qui signifie que le sur ne sera qu’une goutte d’eau qui n’annonce nullement une bascule de dé-dollarisation. Pour l’instant, c’est l’équivalent d’une quinzaine de milliards de dollars de transactions qui sont concernées.

Rappelons que la création de l’euro ne s’est pas accompagnée d’un mouvement de dé-dollarisation des échanges internationaux, ni même d’un changement dans la nature des réserves internationales. Alors même que l’euro est plus ambitieux et vaste que le futur sur. D’ailleurs, la BCE a dû accélérer son resserrement monétaire en 2022 pour soutenir le cours de l’euro face à la politique de la Fed. Une union monétaire n’est pas automatiquement synonyme d’indépendance vis-à-vis de la monnaie hégémonique.

À cela s’ajoute un autre élément crucial et, pour le moment, inconnu : comment sera fixée la valeur du sur ? Si cette monnaie commune veut être aisément convertible en réaux et en pesos et avoir un sens économique, elle devra sans doute dépendre de la valeur de ces monnaies… par rapport au dollar, qui restera la monnaie de référence des deux économies. On voit mal alors comment le dollar cesserait concrètement de rester la référence régionale.

Reste que le Brésil, puissance régionale indiscutable, peut avoir un intérêt à cette « monnaie commune ». Dans le contexte actuel, où le capitalisme mondial semble se réorganiser autour de grandes zones d’influence centrées sur la Chine et les États-Unis, le Brésil de Lula entend maintenir une forme d’équilibre. Devenu très dépendant de la République populaire, le Brésil est aussi traditionnellement dans la sphère d’influence étasunienne. L’ambition du nouveau gouvernement de Brasilia peut-être finalement de garder ces deux puissances à égale distance pour rester le plus indépendant possible et profiter du « meilleur des deux mondes ».

Pour réaliser cet objectif, le Brésil doit cependant se renforcer et jouer le rôle que jouent, à plus grande échelle, Chine et États-Unis : se constituer un hinterland capable de lui apporter des relais de croissance et des ressources protégés. C’est dans ce cadre qu’il faut sans doute comprendre la proposition du sur : il s’agit d’arrimer davantage l’économie argentine et du reste du sous-continent à l’économie brésilienne. Cette ambition est aussi cohérente avec la volonté de profiter de l’alignement politique actuel pour relancer le Mercosur.

L’objectif est ainsi de créer une zone économique centrée sur le Brésil capable de tenir à égale distance Pékin et Washington. Mais la tâche ne sera pas aisée. La dépendance économique vis-à-vis de la Chine et la surveillance toujours étroite du sous-continent sud-américain par les États-Unis rendent cette construction délicate à réaliser. Par ailleurs, les défauts de la monnaie unique peuvent se retrouver dans la monnaie commune : l’alignement économique de l’Argentine sur les intérêts brésiliens ne se fera sans doute pas sans douleurs.

Enfin, rien n’assure que cette intégration régionale permettra de mettre fin à la malédiction de la région : une dépendance aux produits primaires qui en font la richesse mais bloquent son développement industriel. Le Brésil de Lula ne cherche pas à poser réellement les bases du nouveau modèle économique, ce qui risque de rendre ses ambitions vaines.
Romaric Godin

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