Édition du 10 juin 2025

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Planète

Le nickel, ce “métal du diable” qui ravage la Nouvelle-Calédonie

Indispensable à la fabrication des batteries, le nickel, abondant sur le territoire, est exploité sans limites, créant des dégâts environnementaux et économiques. La colère gronde chez les Kanaks explique le journal néerlandais “De Volkskrant”.

Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Isabelle Goa cherche des crabes au milieu des mangroves d’Oundjo. Depuis l’arrivée de l’usine de traitement de la mine de nickel de Koniambo, ils se font rares. Photo Sven Torfinn. Article paru à l’origine dans Volkskrant.nl

Les bottes d’Isabelle Goa (57 ans) s’enfoncent dans la boue spongieuse des mangroves d’Oundjo. Penchée en avant, elle progresse lentement vers les vagues du Pacifique, qui viennent s’écraser au loin contre la côte rocheuse. Tous les quelques mètres, elle plonge un bâton dans la vase. Le ressac et le bruit de la terre humide la ramènent à son enfance, à l’époque où sa mère lui apprenait à attraper des crabes, des poissons et des coquillages pour le dîner.

“Les mangroves, c’est notre garde-manger, notre inépuisable potager”, se félicite-t-elle tout en marchant. “Mais regarde un peu ce désastre”, ajoute-t-elle d’emblée en désignant la boue rouge qui colle à ses bottes. Les broussailles se retirent pour faire place à une étendue brune, vaste comme dix terrains de football. “On appelle ça la zone morte. La terre est rougie par les minerais. Tous les arbres sont morts. Et tout ça, c’est à cause de cette machine meurtrière, là-bas un peu plus loin. C’est un monstre.”

Ce “monstre”, c’est l’usine métallurgique de la mine de nickel de Koniambo [dite mine KNS], dans le nord-ouest de la Nouvelle-Calédonie. De loin, elle évoque une cathédrale industrielle faite de tuyaux et de cheminées qui s’élève au-dessus des mangroves. Sortie de terre il y a onze ans au bord d’un lagon d’un bleu azur classé au patrimoine mondial de l’Unesco pour sa richesse corallienne, l’usine permet de traiter et d’exporter en un temps record des quantités gigantesques de nickel vers un marché mondial dont la faim est impossible à assouvir.

Après l’Indonésie, les Philippines et la Russie, la Nouvelle-Calédonie est le quatrième producteur mondial de nickel – une filière stratégique à l’heure de la transition verte. Selon l’Institut de relations internationales et stratégiques, la demande mondiale de nickel devrait augmenter de 75 % d’ici à 2040. Un boom dû à la transition énergétique, censée tourner la page des énergies fossiles et, par la même occasion, de la pollution massive qu’elles représentent et des violations des droits humains qu’elles favorisent.

Le leurre d’un modèle de croissance plus propre

Résistant à la corrosion et recyclable, le nickel est utilisé depuis longtemps dans la fabrication de l’acier inoxydable, mais c’est aussi un matériau clé pour l’industrie “verte”. Il constitue le “N” des batteries NMC (nickel-manganèse-cobalt) des voitures électriques. Les constructeurs automobiles européens et américains préfèrent pour l’instant les batteries NMC à la variante LFP sans nickel, car elles sont plus denses en énergie et donc plus compactes et plus rapides à charger.

Ce que le charbon fut au XIXe siècle, et le pétrole au XXe, le nickel, le cobalt, le lithium et les terres rares le sont au XXIe : les piliers de la révolution industrielle, la troisième. “Au cours des trente prochaines années, nous aurons besoin de plus de minerais que l’humanité n’a pu en extraire en soixante-dix mille ans”, écrivait en 2018 le journaliste Guillaume Pitron dans La Guerre des métaux rares. Le journaliste y démontre que la quête d’un modèle de croissance plus “propre” pourrait paradoxalement entraîner un impact écologique plus lourd encore que l’exploitation pétrolière.

De nombreux militants écologistes et acteurs de l’industrie voient dans la Nouvelle-Calédonie, véritable île au trésor, une préfiguration des conséquences dévastatrices pour la nature et pour l’homme de la ruée vers les métaux dits “moins rares”, comme le nickel, également indispensables à la transition énergétique.

“Rouler à l’électrique ? Non merci, je ne suis pas convaincu. Si vous voulez vraiment protéger l’environnement, déplacez-vous à pied”, lance Jean-Christophe Ponga, ingénieur sur le site minier, en observant le paysage lunaire qui s’étend sous ses yeux, dévasté par les pelleteuses et bulldozers de son entreprise, dans le nord-ouest de l’île.

“N’achetez pas de voiture électrique”, renchérit Glenn Bernanos, barbe grisonnante et short de rigueur pour un militant écologiste. Il travaille pour l’association Environord, qui suit de près l’impact de l’activité minière sur l’archipel. D’où nous sommes, il pointe une autre montagne, décapitée par l’exploitation du nickel. De profonds sillons parcourent le mont Poindas, comme un corps tailladé couvert de cicatrices.

Une industrie qui “pulvérise la biodiversité”

Le père de Glenn était lui-même chauffeur de camion dans cette mine. Aujourd’hui, son fils tient l’industrie pour responsable, non seulement de la destruction des reliefs, mais aussi de la pollution des rivières et du lagon par les métaux lourds, et de la contamination de l’air par les particules fines. L’énergie qui alimente les trois usines de l’île, nécessaires à l’extraction du nickel, provient encore du charbon. Résultat : la Nouvelle-Calédonie (270 000 habitants) figurait parmi les cinq plus gros émetteurs de CO₂ par habitant au monde en 2023 (source : Emissions Database for Global Atmospheric Research). “Si on veut vraiment une économie verte, il va falloir réapprendre à monter à cheval”, ironise Bernanos.

  1. “La révolution verte a peut-être du sens si l’on regarde uniquement la réduction des émissions par rapport aux énergies fossiles. Mais cette industrie rase des montagnes entières, pulvérise la biodiversité. Nos îles se meurent, il ne nous restera bientôt plus qu’un gros caillou percé de trous béants.”

Situé à plus de 1 300 kilomètres à l’est de l’Australie, l’archipel de la Nouvelle-Calédonie est pourtant considéré comme l’un des hauts lieux de biodiversité de la planète. Près de 76 % des espèces végétales qui y poussent sont endémiques, introuvables ailleurs. Cette richesse exceptionnelle s’explique par l’histoire géologique de l’île, née du morcellement du supercontinent Gondwana, celui-là même dont sont issues l’Australie et la Nouvelle-Zélande. La roche y est gorgée de chrome et de nickel, qui recouvre à lui seul près d’un tiers de la surface terrestre de la Grande Terre. Le minerai affleure, on pourrait presque le ramasser à la main.

Cette ressource est longtemps restée intacte, jusqu’à l’arrivée des Français, qui annexent l’île en 1853. Dans les décennies qui suivent la découverte des premiers gisements de nickel, les populations autochtones kanaks sont déplacées de force vers des réserves du Nord et de l’Est. Un siècle plus tard, plus de 300 mines sont en activité sur l’île, et l’industrie attire des foules d’expatriés venues de métropole ou d’Asie.

De la richesse à la malédiction

“On appelle le nickel le métal du diable”, déplore Roch Wamytan, chef coutumier kanak indépendantiste et ancien président du Congrès de Nouvelle-Calédonie. Depuis son bureau, il observe l’usine métallurgique de la Société Le Nickel à Nouméa, première des trois usines de l’archipel. Ses ancêtres, raconte-t-il, ont été chassés de leurs terres à la fin du XIXe siècle pour faire place à l’industrie.

  1. “Nous n’avions pas d’armes pour nous défendre. Si elle tombe entre de mauvaises mains, cette richesse se transforme en malédiction.”

Révoltés par les injustices découlant de l’industrialisation, les Kanaks, peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie, s’engagent dans un conflit armé avec les descendants des colons français dans les années 1980. Des accords politiques sont finalement conclus au cours de la décennie qui suit, promettant aux Kanaks une plus grande part des revenus du nickel. De cette volonté naîtront, en 2010, l’usine du Sud à Goro, et en 2013, la mine KNS, détenue à 51 % par la province Nord kanak.

Les problèmes ne se font toutefois pas attendre. Des eaux usées chargées de métaux lourds s’infiltrent dans les ruisseaux et rivières autour des sites miniers. Le plus grave incident survient en 2014, lorsque plus de 100 000 litres d’eau contaminée et hautement toxique s’échappent de la mine de Goro. Des milliers de poissons meurent. La colère gronde chez les Kanaks, pêcheurs ou agriculteurs. Des jeunes incendient des camions, des bâtiments, du matériel. L’exploitation est interrompue pendant un mois. Le propriétaire de l’époque, le géant brésilien Vale, chiffre les pertes à 30 millions de dollars.

Les protestations violentes se reproduisent par vagues régulières, comme en 2020, après une rumeur sur la possible revente de la mine de Goro au sulfureux investisseur Trafigura. Et en mai dernier encore, lors de manifestations contre un projet de réforme de la Constitution visant à accorder le droit de vote aux Français vivant depuis plus de dix ans sur l’île. Bilan : plus de 1 milliard d’euros de dégâts, treize morts. Après des affrontements avec de jeunes Kanaks armés, la police française coupe l’accès au sud de l’île, devenu zone de tensions.

Une concurrence féroce avec l’Indonésie

“Sans le nickel, les Français ne seraient pas ici. Ils ne nous persécuteraient pas, ne tueraient pas nos enfants”, lance Anne-Marianne Ipere. Venue déposer des fleurs au cimetière de Nouméa, elle se recueille en silence à l’ombre de la colline, tête basse. Son neveu a été abattu par la police française, avec un ami, lors d’émeutes dans le quartier très sensible de Saint-Louis, au sud de la ville. Pour elle, la responsabilité est claire :

  1. “C’est l’industrie du nickel qui est en cause. On n’en veut plus. Elle pollue nos rivières, tandis que l’argent, lui, part ailleurs. Vous avez déjà vu un Kanak riche ? Moi, j’en connais pas.”

Le constructeur américain Tesla, dirigé par Elon Musk, avait investi en 2021 dans la mine de Goro, espérant s’assurer un approvisionnement direct en nickel. Le groupe s’est finalement retiré après les troubles. Idem pour le géant suisse Glencore, actionnaire minoritaire de la mine KNS dans le Nord, qui a quitté le navire en 2024. Depuis août, la mine est à l’arrêt, et ses 1 200 salariés cherchent du travail ailleurs.

  1. Alexandre Rousseau, vice-président et porte-parole de la mine KNS, rejette la faute sur la concurrence déloyale des exploitations de nickel en Indonésie. Celles-ci ne seraient pas soumises aux normes environnementales et sociales en vigueur dans ce territoire français d’outre-mer.

“La concurrence avec l’Indonésie est féroce. Leurs coûts en énergie, en main-d’œuvre et en taxes environnementales sont bien plus bas que les nôtres. Ils cassent littéralement le marché partout dans le monde.”

L’Indonésie produit tant de nickel que le marché mondial en est aujourd’hui saturé. Le cours actuel [en mai 2025], autour de 15 000 dollars la tonne, ne représente même pas le tiers du prix record atteint en 2007 (52 000 dollars la tonne). À ce tarif-là, la faillite menace la dernière usine métallurgique encore en activité en Nouvelle-Calédonie. Ce serait un coup fatal pour l’économie de l’île, dont les exportations sont composées à 90 % de nickel.

Glenn Bernanos, notre militant écologiste, escalade un éperon rocheux. Depuis la crête, il surplombe l’arrière d’une mine de la côte ouest, qui alimente encore la seule usine active de l’île. En contrebas, les camions filent vers le port, moteurs diesel rugissant, soulevant d’énormes nuages de poussière sur leur passage.

Bernanos désigne une nappe de fange rougeâtre qui s’écoule lentement vers les eaux turquoise du lagon. “On aurait dû réfléchir à tout ça avant de lancer les voitures électriques sur le marché. On est allés trop vite, sans mesurer les conséquences.” Pollution, érosion, tensions sociales… Les griefs ici rappellent à s’y méprendre ceux des régions productrices de pétrole. “Les grands investisseurs ne pensent qu’à leur profit. Le reste, ils s’en moquent. C’est la même logique prédatrice qui règne, partout dans le monde.”

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Bram Vermeulen

Journaliste pour le site de Volkskrant https://www.volkskrant.nl/

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