Printemps 2025 | tiré du site d’ATTAC-France
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-42-printemps-2025/dossier-du-chambardement-du-monde-au-chaos-voie-sans-issue/premiere-partie-triste-etat-des-lieux/article/le-technomasculinisme-comme-moteur-du-neo-imperialisme-la-domination-sans
Ce tournant s’inscrit dans un réalignement idéologique plus large, amorcé sous l’administration Trump, puis consolidé par son Vice président, J.D. Vance, autour d’une vision agressive de la souveraineté nationale, de la primauté masculine blanche et du recul des normes démocratiques. Cette dynamique repose sur une critique conjointe de l’État régulateur, des élites progressistes et des institutions du soft power, systématiquement qualifiées de « féminisées » donc selon eux « affaiblies ». À leur place, le technomasculinisme propose un ordre technopolitique alternatif, fondé sur l’extraction algorithmique, la ségrégation eugéniste et la captation des ressources cognitives et reproductives.
Loin d’être un simple avatar idéologique, ce mouvement s’incarne dans des infrastructures concrètes : cryptomonnaies, plateformes d’intelligence artificielle, enclaves libertariennes, neurotechnologies. Il se traduit par une reconfiguration profonde de la souveraineté — déterritorialisée, contractuelle, algorithmique — au service d’une nouvelle caste d’hommes-prophètes, ingénieurs et financiers, qui se vivent comme les architectes supraintelligents d’un ordre post-apocalyptique. Cette dynamique s’articule étroitement à une logique de settler colonialism (colonie de peuplemet) réactualisé, où la conquête de nouveaux territoires — matériels et cognitifs — justifie la dépossession d’autrui au nom du progrès, de la raison ou du salut eschatologique.
Ce texte propose d’interpréter le technomasculinisme comme une idéologie-matrice de la domination contemporaine, au croisement du néolibéralisme, de l’accélérationnisme et du christofascisme. À partir de l’analyse de ses figures, de ses récits et de ses dispositifs techniques, nous explorons les modalités par lesquelles il reconduit, sous une forme mutée, le projet néo-impérialiste de domination masculine et blanche, tout en revendiquant sa légitimité au nom de l’innovation et de la survie.
I. Aux origines du technomasculinisme : rancunes et vénération du QI.
Le technomasculinisme trouve ses racines dans une longue histoire de révolte réactionnaire contre l’égalisation démocratique, débutant avec les transformations économiques et sociales du New Deal et l’abandon de l’étalon standard or en 1971. Ces événements marquent un tournant dans la perception de l’élite économique blanche et masculine, qui vit ces changements comme une perte de contrôle sur un ordre économique jugé naturel. La gestion étatique croissante de l’économie est perçue comme une dépossession de leur pouvoir, notamment dans le domaine financier. L’État social devient dès lors pour cette élite le symbole d’un renversement de l’ordre ancien, permettant la montée des classes populaires et des minorités, tout en affaiblissant la domination des hommes blancs. Ce sentiment de dépossession trouve un écho qui se renforce au fil des décennies, particulièrement dans les années 1970 et 1980, avec l’apparition de think tanks libertariens, de mouvements fondamentalistes évangéliques, et des contre-réformes fiscales.
C’est dans ce contexte que la Silicon Valley se nourrit depuis ses premières années d’idéalisme libertarien. Dans la première phase, les figures emblématiques comme Steve Jobs et Bill Gates ont incarné un modèle d’entrepreneur individuel, voire idéaliste, dont l’objectif était d’apporter des solutions à des problèmes sociaux tout en favorisant l’innovation technique. Cependant, cette vision a rapidement été subvertie par la logique capitaliste dominante, et dans les années 1990, le secteur technologique a amorcé une transition vers des modèles d’affaires. Le passage de la première à la deuxième phase marque la naissance du capitalisme de surveillance : la collecte de données personnelles est devenue la principale ressource générant de la richesse, alimentant une économie basée sur la manipulation des comportements des utilisateurs à travers les plateformes numériques. Cela a permis à des entreprises de constituer des monopoles tout en imposant un modèle économique de réification de l’humain et de hiérarchisation de sa valeur, en fonction de son utilité pour alimenter des modèles de prédiction des comportements. Le 11 septembre 2001 a modifié de manière significative l’usage des technologies numériques, en particulier en ce qui concerne la surveillance et l’analyse des données. Ce tournant a conduit certains oligarques de la Silicon Valley à renouer avec les racines militaristes de l’Internet, en appliquant les principes technologiques de collecte et d’analyse de données à des fins de sécurité nationale. Parmi eux, Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, a été un acteur clé de cette transformation.
Ce virage s’est également accompagné d’une obsession portée sur le QI comme marqueur de supériorité, dans une logique eugéniste. Inspirée par des théories controversées, telles que celles avancées dans The Bell Curve (1994, du psychologue de Harvard Richard J. Herrnstein et du penseur libertarien Charles Murray), l’obsession pour le QI a nourri des récits qui favorisent des hiérarchies intellectuelles, souvent en lien avec des idées raciales et socio-économiques. Des initiatives telles que la sélection embryonnaire pour optimiser l’intelligence, défendues par des entreprises comme Anomaly, illustrent cette tendance à une forme d’eugénisme libéral, où l’élite technologique promeut un modèle génétique optimisé au détriment de la diversité sociale. Dans une logique masculiniste radicale, les femmes sont reléguées au statut de ressource génétique, valorisées selon la qualité du “terreau” biologique à partir duquel est extraite la matière première : des individus jugés supérieurs, destinés à faire avancer l’humanité toute entière. Cette vision hétéronormative et transphobe, où les hommes cis s’incarnent dans leur “cerveau-machine” et les femmes cis dans leur “utérus usine”, sert de prétexte pour l’effacement systématique des voix et des perspectives des minorités politiques dans les sphères de pouvoir.
II. Gouverner sans le peuple : cités-mâles, techno-territoires et néo-colonialisme
Vers la fin des années 2010, la Silicon Valley est devenu le laboratoire d’une autre forme d’innovation : celle de la gouvernance fascisante, avec un groupe d’oligarques dont l’ambition allait au-delà de la domination du secteur technologique. Pour eux, la Silicon Valley ressemble à un monde de rêve aynrandien (du nom d’Ayn Rand, philosophe individualiste), où les entreprises ne se contentent pas de jouer selon les règles de la politique. Elles les réécrivent, mettant de côté les processus démocratiques au profit de la règle des entreprises. Financés à hauteur de milliards de dollars, ces acteurs ont cherché à imposer un projet mondial de contrôle, notamment par des innovations comme l’intelligence artificielle (IA), les cryptomonnaies et les DAO (Organisation distribués autonomes). Ce projet s’est développé, en partie, en réaction aux initiatives nationales et supranationales visant à réguler les flux de données et économiques, telles que le Digital Services Act de l’Union européenne ou les discussions internationales sur la régulation des cryptomonnaies. Ces efforts de régulation ont été perçus comme une entrave à la liberté et à la souveraineté des grandes entreprises technologiques, poussant certains oligarques à forger une alternative à ces normes internationales.
Les cryptomonnaies et la blockchain, initialement vues comme des outils d’émancipation financière et de décentralisation, se sont en réalité transformées en instruments de concentration du pouvoir. Ces technologies, loin de favoriser la décentralisation promise, ont permis à une poignée d’acteurs dominants de maintenir leur contrôle sur les ressources économiques. Le modèle de gouvernance qu’elles proposent réinvente la souveraineté en tant que contrat commercial, effaçant ainsi les responsabilités sociales et politiques des États. La souveraineté se trouve redéfinie à travers des mécanismes privés et technocratiques, affaiblissant l’influence des gouvernements nationaux.
Cette dynamique de réappropriation de la souveraineté s’étend au niveau international, où de nouveaux modèles de gouvernance alternative prennent forme. Un exemple frappant est la tentative du projet Praxis d’acquérir une partie du Groenland à travers un fonds opaque basé sur des cryptoactifs, une proposition qui rappelait la tentative de Donald Trump de racheter le territoire en 2019. Derrière cette initiative se cache un projet d’expansion néo-impérialiste, où des zones extraterritoriales et dérégulées deviennent des laboratoires pour des expérimentations techno-financières. Ces projets visent à déplacer la souveraineté hors des cadres nationaux traditionnels, installant des enclaves de pouvoir où la gouvernance est déconnectée des processus démocratiques. Ce phénomène s’inscrit pleinement dans une logique de hard power économique : au lieu d’imposer une domination militaire traditionnelle, il s’agit d’exercer un contrôle coercitif via des mécanismes économiques, financiers et technologiques. Dans ce cadre, la souveraineté est délocalisée et réappropriée par des entreprises qui échappent à l’autorité des États nationaux.
De ce fait, le technomasculinisme s’inscrit dans une tradition plus ancienne, héritée du colonialisme de peuplement et de l’imaginaire du frontier cowboy américain. Ce modèle historique repose sur l’idéologie de l’appropriation de terres considérées comme « vacantes », sur la réinvention permanente du front pionnier et sur l’extermination du vivant jugé “indésirable”. Longtemps légitimée par l’imaginaire du cowboy libre, armé et propriétaire, cette logique de colonisation par peuplement réapparaît sous de nouvelles formes techno financières. La frontière, quant à elle, ne se matérialise plus dans la terre, mais dans le code, et les contrats intelligents agissent désormais comme des frontières virtuelles. Dans cette démarche de souveraineté méta territoriale, où la gouvernance se privatise, de nombreux modèles ont émergé, allant du seasteading aux charter cities, en passant par les patchwork states, network states et freedom cities.
1. Homesteading
Les projets de seasteading et de space-steading s’inscrivent dans une logique idéologique néolibérale et néoréactionnaire des années 1970 et 1980, influencée par des théoriciens comme Milton Friedman et Murray Rothbard. Portées par des figures comme Patri Friedman (ancien ingénieur chez Google et petit-fils de l’économiste Milton Friedman) et Wayne Gramlich à travers le Seasteading Institute fondé en 2008, et financé par Peter Thiel, le seasteading vise ainsi à créer des villes flottantes en haute mer.
En 2017, le Seasteading Institute a signé un protocole d’accord avec le gouvernement de la Polynésie française pour développer un prototype de ville flottante, connu sous le nom de Floating City Project. Ce projet a été confié à la société Blue Frontiers, une spin-off du Seasteading Institute. L’idée était de créer une zone semi-autonome en utilisant des plateformes flottantes financées par des crypto-actifs, avec une gouvernance par l’utilisation d’une cryptomonnaie interne, le Varyon. Cependant, le projet a rencontré des obstacles majeurs, notamment des oppositions politiques locales et une crise des crypto-monnaies en 2018, qui ont conduit à son abandon.
D’autres projets seasteading ont échoué en raison de problèmes logistiques et se sont souvent retrouvés à dépendre de l’aide des États, via leurs moyens de sauvetage en mer, financés par les contribuables. Les mêmes élites qui prônent la création d’espaces à l’abri de l’ingérence publique, se retrouvent à solliciter les ressources publiques pour éviter l’échec de leurs projets. L’idée de vivre en autarcie, coupé de la société globale, reste peu attrayante pour les milliardaires, qui, malgré leur désir d’autosuffisance, sont attachés aux avantages d’une interconnexion mondiale, aux opportunités économiques et à l’influence qu’offre encore le cadre des États-nations. Le space-steading transpose cette logique à l’espace extra-atmosphérique avec des colonies sur Mars. Promu entre autres par Elon Musk et son SpaceX, à son tour, n’a pas fait mieux, avec des obstacles technologiques, financiers et humains. Ces échecs mettent en lumière l’illusion d’une gouvernance déconnectée du réel. De plus, les modèles homesteading dépendent de milices pour assurer leur sécurité. Ce système de contrôle expose une contradiction majeure : dans des espaces où la sécurité et le contrôle sont confiés à des hommes armés, ces dernières pourraient, à terme, se retourner contre les oligarques, pour prendre le pouvoir.
Le développement de ce type de projets démontre la vision accélérationniste du futur des technomasculinistes, où l’effondrement des structures sociales et politiques existantes est perçu comme une étape nécessaire pour créer une société plus performante, régie par les seules lois du marché. Ils s’appuient sur un bunkerisme idéologique, issu de l’imaginaire du “homestead” idéalisé, dans lequel les élites se retirent des sociétés en crise pour créer des zones protégées, débarrassées des régulations et des tensions sociales. Dans ce cadre, le homesteading technologique, qu’il s’agisse de seasteading ou de space-steading, prolonge une vision coloniale où la femme, historiquement confinée au rôle de gardienne de la maison, est reléguée à son “dernier rempart” : un espace domestique où elle est censée assurer la stabilité de l’ordre social, invisible, garante de la reproduction et de la préservation de l’héritage, loin des champs d’expérimentation de gouvernance.
2. Patchwork
Formulé par Curtis Yarvin, proche de Peter Thiel et fondateur de la mouvance néoréactionnaire Dark Enlightenment (Nrx) dans son blog Unqualified Reservations, le modèle "Patchwork" propose une fragmentation du monde en micro-juridictions gouvernées par des CEO-rois. Il s’agit d’une doctrine néocaméraliste (inspirée de la pensée de Thomas Carlyle), qui réclame la suppression de la souveraineté populaire au profit d’une gouvernance actionalisée sur le modèle de l’entreprise. L’appartenance politique est contractuelle et révocable, si tant est que l’on dispose des moyens nécessaires. Patchwork propose ainsi une reconfiguration complète du système international westphalien : au lieu d’États-nations souverains, il imagine un archipel de cités-entreprises indépendantes, en compétition permanente, dirigées par des élites technocratiques non élues. Dans ce modèle, la sécurité est confiée à des entreprises sous contrat, ce qui soulève des préoccupations éthiques majeures concernant l’équité, la responsabilité et la protection des droits individuels, sans aucun contrôle démocratique.
Ce modèle reste, à ce jour, largement théorique en raison de son caractère extrémiste : il exige un renversement complet des institutions et une délégitimation du politique au profit d’une ingénierie autoritaire. Cependant, il fonctionne comme un horizon idéologique cohérent, structurant des stratégies concrètes d’exit, d’enclavement et de captation territoriale. L’acquisition foncière se fait par achat direct, ou par le biais de partenariats immobiliers entre entrepreneurs, promoteurs et municipalités locales fragilisées. La propriété, bien que matérielle, est conceptualisée d’abord comme un droit abstrait, garanti par contrat. Ce modèle est principalement envisagé sur le territoire américain. Ces pratiques affaiblissent les institutions diplomatiques traditionnelles et sapent la capacité de soft power des États-Unis, en remplaçant l’influence culturelle par une influence technique et autoritaire.
Le programme RAGE (Retire All Government Employees), également élaboré par Curtis Yarvin, complète la vision de Patchwork. Là où Patchwork fragmente la souveraineté verticale des États en entités privatisées, RAGE vise à saper horizontalement leur infrastructure administrative. Il propose de démanteler entièrement l’administration fédérale pour la remplacer par une technostructure managériale, fidèle non à une logique de performance et de loyauté contractuelle. Dans cette optique, le pouvoir ne repose plus sur la représentation, mais sur la sélection, et l’autorité politique devient une compétence d’ingénierie organisationnelle. Elon Musk, à travers la création de l’organe DOGE, a illustré certains aspects de cette convergence idéologique en menant une série d’interventions extrajudiciaires visant notamment les départements fédéraux enquêtant sur ses entreprises, comme USAID, ou encore les programmes promouvant l’inclusivité (DEI). Ces actes, n’étant appuyés par aucune légitimité ni mandat institutionnel, relèvent d’une stratégie illégale et autoritaire, brouillant les lignes entre influence d’acteurs non étatiques et pouvoir étatique.
Ce limogeage des fonctionnaires peut également être directement lié au Project 2025, document cadre publié par la Heritage Foundation, et qui a eu une influence notable sur la campagne de Donald Trump en façonnant sa vision d’un gouvernement fédéral plus autoritaire, axé sur l’expansion du pouvoir exécutif. En soutenant des initiatives visant à réduire l’État administratif et à renforcer les prérogatives présidentielles, ce projet a contribué à structurer le discours de Trump, en particulier à travers des figures comme J.D. Vance, qui ont incarné cette vision au sein de la campagne et dans les cercles proches de l’ancien président.
La destruction de USAID et la suppression des programmes DEI ont un impact direct et dévastateur sur les femmes et les minorités, notamment dans les pays en développement. USAID a, par exemple, financé la santé reproductive de plus de 60 millions de femmes dans le monde, et l’accès à ces soins vitaux et à des programmes d’autonomisation pourrait être largement réduit si ces projets sont démantelés. De plus, des millions de femmes dans des pays comme le Soudan du Sud ou l’Afghanistan dépendent des programmes d’aide internationale pour des services de santé, d’éducation et de formation professionnelle. La suppression de ces aides publiques entraînerait un recul significatif dans la lutte contre les inégalités de genre et pourrait accroître la mortalité maternelle et infantile.
En 2019, USAID a financé des projets d’inclusion qui ont permis à plus de 25 000 femmes d’accéder à des rôles de leadership économique. L’effacement de ces structures dans un système dominé par des CEO-rois technocratiques se traduit par un système qui relègue les femmes et les minorités à des rôles subalternes, sans pouvoir d’influence ni accès aux ressources vitales. La suppression de l’aide et des programmes sociaux sous des régimes autoritaires technocratiques pourrait ainsi effacer des décennies de progrès sociaux en matière de droits humains, notamment en matière de genre et d’égalité.
3. Charter Cities
Les Charter Cities, popularisées par Paul Romer, incarnent une vision néocoloniale, où des territoires locaux sont transformés en enclaves autonomes régies par des lois étrangères, principalement issues des pays occidentaux. Ces zones, créées sur des terres jugées « inutilisées », sont censées échapper aux "fardeaux" des structures locales, imposant des normes extérieures pour stimuler le développement. Cependant, ce modèle ignore les réalités sociales et politiques locales, réduisant les populations à de simples ressources humaines au service d’intérêts capitalistes. Fondé sur les principes de la nouvelle économie institutionnelle de Douglass North, selon laquelle les institutions sont les clés de la croissance si elles sont « correctement calibrées », le modèle de Romer propose un gouvernement par charte contractuelle. Cela repose sur le transfert des normes managériales de pays développés, sans tenir compte des dynamiques sociales locales. Ce paradigme technocratique et dépourvu de politique naturalise le déséquilibre Nord/Sud, considérant les sociétés du Sud comme des espaces à réformer selon des principes étrangers. Ce modèle, qui ignore les réalités locales, illustre une arrogance économique : celle qui suppose qu’un modèle uniforme, importé de l’Occident, peut résoudre les problèmes d’autres contextes socio-économiques. En dépit de ses promesses, il reste théorique, n’ayant jamais été mis en œuvre avec succès, illustrant l’échec d’un projet qui perpétue une domination extérieure.
La logique d’intervention des Charter Cities, portée par des structures comme le Charter Cities Institute, se positionne en opposition avec l’approche plus traditionnelle d’agences telles qu’USAID. Alors qu’USAID soutient généralement des projets visant à renforcer les institutions locales, à promouvoir la gouvernance inclusive et à encourager un développement inclusif en collaboration avec les communautés locales, les charter cities favorisent la privatisation de la gouvernance dans des enclaves autonomes régies par des investisseurs individuels. Ce modèle repose sur l’idée que des zones séparées des contraintes politiques locales peuvent offrir des solutions de développement, mais ignore les dynamiques sociales et les structures de pouvoir locales, souvent au détriment des populations autochtones.
Par exemple, dans des projets comme Nkwashi en Zambie ou Enyimba Economic City au Nigeria, les charter cities entraînent la dépossession des terres des communautés locales. Ces projets transforment des territoires en zones d’expérimentation économique au service d’intérêts privés, sans concertation ni considération pour les droits des populations affectées. Ainsi, plutôt que d’encourager un développement participatif et soutenu par des institutions locales, ces projets imposent des normes étrangères qui favorisent l’accumulation de richesse par des acteurs extérieurs, renforçant ainsi une logique néocoloniale de gestion des ressources et des territoires. Ces projets ignorent les besoins et les voix des plus marginalisées, telles que les femmes, réduites à des ressources humaines dans des systèmes économiques étrangers à leurs réalités.
4. Network State
Le concept de Network State, formulé par Balaji Srinivasan, propose de créer une nation à partir d’une communauté numérique unie par des valeurs communes, avant de revendiquer une reconnaissance territoriale. Ce modèle repose sur une vision crypto-libertarienne de la souveraineté, où les États sont remplacés par des corporations régissant des communautés connectées par des flux de données, de capital et d’attention. Ces communautés, initialement virtuelles, cherchent à s’étendre vers des territoires physiques, en acquérant des espaces à l’extérieur des régulations étatiques traditionnelles. Ce modèle, largement soutenu par des figures comme Naval Ravikant, Vitalik Buterin, et des fonds comme a16z (Marc Andreessen, Ben Horowitz), propose une gouvernance décentralisée, mais entièrement communautaire.
Le Network State peut être vu comme une version édulcorée de Patchwork, mais opérant dans les faits selon les mêmes principes de sécession sociale et de privatisation de la souveraineté. En effet, la reconnaissance diplomatique et la souveraineté des Network States seraient établies à travers des accords entre ces communautés, qui pourraient interagir et se reconnaître mutuellement sans l’intervention des États-nations traditionnels. Ces deux modèles visent à fragmenter l’autorité étatique et à transférer le pouvoir à des consortiums d’investisseurs.
Dans cette dynamique, l’Exit, tel qu’élaboré par Albert Hirschman dans Exit, Voice, Loyalty, est dévoyé par Balaji Srinivasan. Hirschman décrivait l’Exit comme une réaction ultime face à un échec systémique, mais dans la vision du Network State, l’Exit devient une stratégie structurelle, une manière systématique pour des individus ayant les moyens financiers de renoncer à leur citoyenneté nationale pour rejoindre une communauté. Ce n’est plus un recours dans un contexte de défaillance démocratique, mais un choix volontaire et organisé. Le Network State mise sur une hiérarchisation des citoyens, où ceux qui ont suffisamment de ressources financières peuvent s’échapper du cadre national pour rejoindre des territoires régis par des entreprises. Dans ce modèle, la loyauté est éliminée, car l’exit prime.
L’exemple le plus emblématique de ce modèle, est en réalité hybride : Próspera au Honduras, un projet qui combine les principes des charter cities et du Network State. Próspera, soutenue par Pronomos Capital (Patri Friedman), aussi à l’origine de Praxis (société qui souhaite acheter le Groenland) et des investisseurs de la crypto-sphère, a été implantée sur l’île de Roatán grâce à la législation ZEDE (Zones d’emploi et de développement économique) du Honduras. Cette législation permet de créer des zones économiques autonomes, régies par des chartes et non par la régulation nationale. Próspera a ainsi été créée en dehors du contrôle de l’État hondurien, ce qui lui permet de définir ses propres lois et régulations, tout en bénéficiant de conditions fiscales avantageuses.
Suite à une mobilisation des villageois voisins, le projet a toutefois suscité une réaction de l’État hondurien, qui a tenté d’abroger certaines des dispositions expansionnistes du contrat. En réponse, les dirigeants de Próspera ont intenté un procès contre le Honduras, réclamant plus de 10 milliards de dollars en compensation pour non-respect des conditions contractuelles. Cette somme colossale représente une menace directe à la viabilité budgétaire du pays, mettant en lumière la violence juridique du modèle : la souveraineté est ici réduite à un contrat, qui peut être attaqué par des fonds transnationaux à travers des procédures d’arbitrage international. Ce type de hard power économique montre comment Próspera utilise les mécanismes juridiques pour forcer l’État à reconnaître la légitimité de ses régulations et à maintenir son modèle de gouvernance.
Un projet parallèle aux principes du Network State, le Highland Rim Project en Tennessee, illustre également l’adoption des principes de sécession sur le territoires des États-Unis. Ce projet, piloté par le pastor Andrew Isker et soutenu par la société New Founding, cherche à créer une communauté fondamentaliste chrétienne en milieu rural, où la gouvernance s’appuie sur des valeurs chrétiennes et une autonomie économique. Comme Próspera, le Highland Rim Project s’attaque aux régulations étatiques et normes sociales, en créant une zone où les lois sont définies par des contrats, une cryptomonnaie et des principes de self governance numérique. Ce projet reflète la vision du Network State appliquée à une communauté religieuse.
5. Freedom Cities
Les Freedom Cities, annoncées par Donald Trump en 2023, et saluées par l’ensemble des acteurs investis dans les modèles de gouvernances technofascisants, incarnent un projet d’urbanisme réactionnaire visant à créer de nouvelles villes sur des terres fédérales. Ce projet s’inscrit dans une logique de white flight, un retrait stratégique des populations blanches des centres urbains vers des espaces homogènes, loin de ce qu’ils perçoivent être des problématiques associées à la déségrégation et à la mixité. Ce phénomène de white flight trouve ses racines dans les décennies passées, notamment après les mouvements pour les droits civiques, lorsque des communautés blanches se sont repliées dans des zones rurales ou suburbaines pour éviter les conséquences de la déségrégation scolaire et des luttes sociales.
Le concept des Freedom Cities s’oppose directement aux villes sanctuaires américaines, qui ont historiquement accueilli les populations migrantes, souvent issues de minorités raciales ou ethniques. Là où les villes telles que San Francisco, New York, Washington D.C ou Los Angeles, tendent à vouloir incarner un idéal de diversité, de protection des droits des immigrés et des minorités, et d’inclusion sociale, les Freedom Cities visent au contraire la création d’enclaves homogènes, basées sur des principes d’exclusion. Elles représentent un modèle de sécession sociale et raciale, où les élites blanches et conservatrices cherchent à se retirer des sociétés diversifiées pour créer des espaces régis par des valeurs réactionnaires.
Ce projet est également nourri par des idéologies réactionnaires comme le Wise Use Movement (qui émerge dans les années 1980) et la Sagebrush Rebellion (lancée en 1979), des mouvements d’extrême-droite qui ont cherché à accaparer les terres publiques et à éliminer les régulations fédérales. Ces mouvements sont directement liés aux industries extractives, cherchant à exploiter les ressources naturelles de l’Ouest américain sans les contraintes des régulations environnementales fédérales. Le Wise Use Movement, qui a gagné en influence dans les années 1990, soutenait que les réglementations fédérales sur l’utilisation des terres publiques empêchaient les industries extractives de prospérer. Il s’agissait d’un mouvement qui voulait limiter les protections environnementales et démanteler les lois fédérales sur les terres publiques pour libérer l’exploitation des ressources. L’acquisition des terres nécessaires à la création de ces Freedom Cities s’effectuerait principalement par la cession de terres fédérales ou la mise en place de zones spéciales à faible taxation. L’objectif est de créer un urbanisme néolibéral exempté de régulations fédérales, où l’impôt fédéral est réduit au minimum, et où la gouvernance est purement contractuelle. Dans ce modèle, les citoyens sont perçus non comme des électeurs, mais comme des consommateurs, et la communauté devient une question de loyauté idéologique et de performance économique.
Les Freedom Cities s’inscrivent dans un cadre idéologique influencé par des mouvements conservateurs et des investissements cherchant à promouvoir une gouvernance décentralisée. Ces villes s’inspirent d’une longue histoire de ségrégation sociale et raciale, où l’objectif est de séparer les élites blanches et conservatrices du reste de la population. Elles deviennent ainsi des havres pour des communautés qui rejettent les principes démocratiques, où la gouvernance est dictée par des idéaux économiques et patriarcaux. Dans ce modèle, les mouvements progressistes sont marginalisés et les minorités politiques réduites à des rôles subordonnés, souvent dans des travaux manuels, sans aucune garantie de protection sociale.
III. Le Armageddon Lobby : quand le Technomasculinisme se conjuge au Christofascisme
L’utopie autrefois promise par la Silicon Valley ressemble aujourd’hui davantage à une dystopie hyper commercialisée, où l’innovation est guidée par le profit plutôt que par le bien public. Les seigneurs de la technologie exploitent l’effondrement écologique, tirant profit de la destruction qu’ils contribuent à engendrer, tout en exacerbant les inégalités et alimentant un cycle de dévastation – un « cercle de l’extinction » – où l’effondrement devient une ressource supplémentaire pour les élites. Dans cette optique, l’eschatologie du technomasculinisme et du christofascisme converge autour d’une vision apocalyptique : celle où le progrès technologique et l’accomplissement d’un mandat divin forment un projet de domination totale du monde, avec pour objectif ultime la fin des temps. C’est ce que le théoricien des médias, Douglas Rushkoff, appelle "The Mindset", un concept également désigné par la chercheuse en informatique Timnit Gebru et le philosophe Émile P. Torres sous le nom de TESCREALisme (acronyme de Transhumanisme, Extropianisme, Singularitarisme, Cosmisme, Rationalisme, Altruisme efficace et Long-termisme). L’idée selon laquelle l’humanité est une étape transitoire, vouée à céder la place à des entités supérieures telles que l’intelligence artificielle (IA) ou des êtres cyborgs devient un principe fondamental du technomasculinisme. L’ascension de l’intelligence artificielle générale (IAG) est ainsi perçue non seulement comme une évolution technologique, mais aussi comme une révélation, un moyen pour une élite éveillée d’être élevée vers les cieux d’une réalité alternative.
Au cœur de cette vision se trouve l’idée d’un salut numérique. Le "Mindset" technomasculiniste prône l’idée que la fin de l’humanité biologique doit être précipitée par un accélérationnisme algorithmique, concept largement détaillé par des figures comme Guillaume Verdon-Akzam (cofondateur du mouvement e/acc) ou Nick Bostrom. Cette vision accélérationniste voit dans l’intensification du développement technologique et de l’IA non pas une menace, mais une opportunité : accélérer la fin des temps pour atteindre un monde où la domination des IA marque la fin de l’humanité biologique.
Le christofascisme contemporain s’appuie sur une vision dominioniste du monde, où l’homme (principalement blanc, hétérosexuel et chrétien) est perçu comme ayant un mandat divin pour dominer toutes les ressources sur Terre. Cette théologie du Dominionisme est particulièrement représentée par la Nouvelle Réforme Apostolique (NAR), un mouvement fondamentaliste chrétien et aconfessionnel fondé par le pasteur pentecôtiste Peter Wagner. Le dominionisme incite ses partisans à la conquête du pouvoir à travers des méthodes calquées sur le marketing multi-niveau. Le mandat des sept montagnes, leur feuille de route incite à evangéliser sur son lieu de travail pour atteindre les sept sommets qui sont la famille, la religion, l’éducation, les médias, les arts et le divertissement, le commerce, ainsi que le gouvernement. L’un des principes de cette conquête du pouvoir est de « faire des nations des disciples », c’est-à-dire que les nations, entendues au sens metaphysique comme littéral, doivent non seulement accepter l’autorité de Dieu, refuser l’influence de Satan (surtout vu comme l’islam dans une perspective de “clash civilisationnel” - Huntington).
À l’instar des christofascistes qui croient que le retour en Terre Sainte précipite la fin des temps, certains mouvements de colonisation par peuplement utilisent le settler colonialism pour préparer un futur dominé par les IA et les élites technologiques. La théologie de prospérité soutient que l’accumulation de richesses est une bénédiction divine et un signe de salut. Cette idéologie justifie l’accaparement des ressources naturelles, l’exploitation des corps et l’accumulation de capital comme des actions pieuses. Les technomasculinistes, dans le cadre de leur expansion de propriétés et de zones exemptées de régulation, rationalisent cette dynamique sous le prétexte que la prospérité matérielle est le résultat d’une intelligence supérieure.
Le modèle de la NAR repose sur une structure en quatre rôles qui permet un grand transfert de richesse, principalement alimenté par l’exploitation des fonds publics et l’élimination des normes. Ce processus de concentration du pouvoir est directement appliqué aux projets technocratiques du technomasculinisme.
Le grand transfert de richesses de la fin des temps est le second pilier sur lequel repose la transformation sociale visée par Peter Wagner, fondateur de la NAR. Le premier pilier étant l’Église sur le lieu de travail, celle ci aurait besoin de bien plus de fonds pour conquérir les « sept montagnes ». Ainsi, un grand transfert de richesses devrait s’opérer dans les derniers temps, les ressources actuellement contrôlées par des systèmes non chrétiens ou antichrétiens étant providentiellement transférées aux chrétiens. Chez les technomasculinistes, ce transfert de richesse ne se limite pas à un processus d’accumulation de capital. Il repose principalement sur le détournement de fonds publics, qui alimente les projets technocratiques.
– Les fournisseurs (comme Larry Page, Peter Thiel et Elon Musk) financent ces projets, mais l’élément clé est qu’ils profitent massivement de fonds publics pour alimenter leurs initiatives, notamment à travers des incitations fiscales, des subventions, et d’autres mécanismes de soutien étatique. Cette dynamique est un exemple de corporate welfare, où les entreprises bénéficient d’aides publiques tout en en privatisant les profits et en socialisant les risques. Selon une enquête du Washington Post, l’empire d’Elon Musk, comprenant Tesla et SpaceX, a reçu plus de 38 milliards de dollars (environ 36,2 milliards d’euros) en contrats, subventions et crédits d’impôt au cours des 20 dernières années. En 2024, les gouvernements fédéral et locaux ont promis au moins 6,3 milliards de dollars à ses entreprises. En facilitant ce transfert de ressources publiques vers des entreprises, ces fournisseurs assurent des profits tout en transférant les risques sur le contribuable, créant ainsi un système où l’État soutient financièrement des projets qui maximisent la richesse d’un petit groupe d’individus.
– Les distributeurs (idéologues comme Curtis Yarvin, Balaji Srinivasan, Nick Bostrom, Guillaume Verdon-Akzam, etc), mais aussi des structures comme Sovereign House, implantée au cœur de Washington, ainsi que des podcasteurs et organisateurs de conférences, jouent un rôle clé dans la diffusion de l’idéologie néoréactionnaire.
– Les directeurs opérationnels (entrepreneurs et responsables de think tanks) appliquent les idées sur le terrain, créant des zones exemptées de régulations où les entreprises gèrent les communautés. Ces zones sont souvent financées par des fonds publics, détournant ainsi les ressources des citoyens vers des projets profitant aux élites technocratiques.
Les managers financiers (comme Marc Andreessen, David Sacks et Gary Tan) coordonnent les investissements et garantissent la pérennité des projets, mais là encore, une grande partie de ces financements provient de fonds publics ou d’incitations fiscales, créant un système où l’argent public finance directement des projets sans bénéfices tangibles pour les populations locales.
IV. Institutionnalisation du milieu radical technomasculiniste
Lorsque plusieurs des principaux dirigeants de la Silicon Valley — Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Elon Musk et Sundar Pichai de Google — se sont alignés derrière le président Trump lors de son inauguration en janvier 2025, plutôt que de voir une alliance fondée sur des intérêts d’entreprises, il convenait d’y décéler les débuts d’une nouvelle union entre le pouvoir industriel et gouvernemental, dans laquelle l’État adopterait une politique industrielle agressive au détriment des normes libérales, et ce, dans une perspective néoimpérialiste impulsée par le milieu radical de la broligarchy, ou technomasculinistes.
Le concept de « milieu radical » développé par Stefan Malthaner et Peter Waldmann offre une perspective pertinente pour analyser l’émergence des idéologies néoréactionnaires qui sous-tendent le technomasculinisme. Appliqué à la Silicon Valley, il permet de comprendre comment des idéologies technocratiques et autoritaires trouvent un terrain fertile dans un milieu social homogène, valorisant l’élitisme intellectuel et la domination technologique. Dans ce contexte, la masculinité hégémonique s’exprime par l’exaltation d’un QI supérieur, considéré comme un critère de légitimité et de pouvoir. À noter que cette expression d’un idéal masculin supraintelligent n’est rien d’autre qu’un détournement d’une vieille rengaine : dans les années 1930, le New Deal, les conseillers de Franklin Roosevelt étaient surnommés « The Brain Trust ». Radicalisé à travers des lieux de socialisation, allant des conférences publiques, aux groupes de discussions en ligne et privés, le milieu technomasculiniste crée ainsi un environnement propice à la diffusion de thèses extrémistes, dont les modèles de gouvernance qui, sous toutes leurs formes, prônent l’apologie de la violence à l’égard des minorités politiques, souvent justifiée par des prétextes eschatologiques. Comprendre ce milieu est essentiel pour appréhender les dynamiques de pouvoir et d’influence qui façonnent la géopolitique à l’ère de Trump 2.0.
L’institutionnalisation de ce milieu radical au sein de l’administration Trump, longtemps confiné aux marges, semble se concrétiser aujourd’hui à travers des figures politiques telles que J.D. Vance et des projets de grande envergure portés par des acteurs comme Donald Trump. En effet, la montée en puissance de Vance, dont la nomination comme colistier de Trump aux États-Unis illustre une transition d’une pensée technomascuine marginale à un acteur politique central. Ce dernier, fort de son soutien stratégique par des figures influentes de la Silicon Valley comme Peter Thiel, bénéficie non seulement de fonds, mais aussi d’un ancrage idéologique dans le néo-conservatisme chrétien et le technomasculinisme .
Les actions d’Elon Musk et l’instauration du Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) ont profondément perturbé le système d’aide international, notamment par la suppression de l’USAID. Sous la direction de Musk, le DOGE a entrepris une réduction drastique des effectifs et des budgets de l’agence, allant jusqu’à éliminer 83 % de ses contrats. Cette initiative a déjà entraîné des conséquences humanitaires majeures qu’on suppose durables, avec les groupes les plus vulnérables, les premiers touchés.
Les déclarations et projets de Trump concernant la colonisation de Gaza et du Groenland sont également révélateurs de cette dynamique. En affirmant, de manière outrancière, la possibilité de transformer ces territoires en une zone économique, au profit d’un développement immobilier libertarien, Trump traduit une vision profondément réactionnaire et néo-impérialiste, où l’expansion capitaliste prime sur les considérations humaines ou géopolitiques. Ce projet s’inscrit dans une logique de gouvernance déterritorialisée, une conception partagée par des idéologues comme Curtis Yarvin, qui n’a pas manqué de réagir élogieusement à ces annonces.
Reconnaître ces nouvelles formes de hard-power au-delà de leur forme grotesque permet une meilleure compréhension des enjeux non seulement climatiques, mais aussi en termes de droits humains, du vivant et du système international fondé sur des règles. Le technomasculinisme, en remodelant la souveraineté et en déstabilisant les structures démocratiques traditionnelles, sert de cheval de Troie à une forme de gouvernance qui privilégie une élite technocratique, financière et souvent déconnectée des réalités sociales. Dans ce contexte, les droits humains sont relégués au second plan au profit de l’accumulation de capital, tandis que les populations les plus démunies se voient dépossédées de leurs droits et de leurs ressources au nom d’un progrès technologique qui les exclut. Ce processus transforme le vivant en une simple matière première, où l’exploitation des ressources naturelles, mais aussi humaines, n’est plus une forme d’externalité négative à gérer, mais le socle de la mise en œuvre de ces idéologies prédatrices. Parallèlement, la réorganisation du système international selon des principes contractuels et déterritorialisés, où le contrat social devient une relation marchande plutôt qu’un pacte fondé sur la solidarité et la justice, érode l’édifice diplomatique traditionnel fondé sur des accords multilatéraux et des droits universels. Ce modèle ouvre la voie à un monde où la loi du marché, plutôt que celle des peuples, devient le principe de régulation. Ainsi, loin de n’être qu’un phénomène marginal, le technomasculinisme représente une menace fondamentale qui pèse sur les principes qui sous-tendent les sociétés humaines modernes, mettant en péril à la fois les idéaux d’équité, la solidarité internationale, ainsi que la préservation des écosystèmes dans un monde de plus en plus fragmenté.
Stephanie Lamy est autrice de Agora Toxica et de La Terreur masculiniste (Éditions du Détour 2022, 2024), chargée d’enseignement de la gouvernance des relations internationales à Sciences Po Toulouse.
Références
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- ? Gagné André. Ces Évangéliques Derrière Trump : Hégémonie, démonologie et fin du monde. Labor & Fides, 2020.
- ? Harrington Brooke. Offshore : Stealth Wealth and the New Colonialism. Norton & Co, 2024. ? Kandel Maya. “La Droite Tech Contre La Démocratie : Comment La Silicon Valley S’est Radicalisée” Mediapart, 6 May 2024.
- Lamy Stephanie. Agora toxica : La société incivile à l’ère d’internet. Éditions du Détour, 2022.
- Malthaner Stefan, Waldmann, Peter, “The radical milieu : conceptualizing the supportive social environment of terrorist groups”, Studies in conflict and terrorism, 2014, Vol. 37, No. 12, pp. 979-998
- Malik Matheo. “Gaza Inc. : L’influence Cachée Derrière Le Plan De Trump | Le Grand Continent ” Le Grand Continent, 7 Feb. 2025.
- Rushkoff Douglas. Survival of the Richest : Escape Fantasies of the Tech Billionaires. National Geographic Books, 2022
- Slobodian Quinn. Crack-up Capitalism : Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy. Allen Lane, 2023.
- Slobodian Quinn. “The Rise of the New Tech Right” New Statesman, 13 Sept. 2023.
- Smith, Ben. “The Group Chats That Changed America” Semafor, 28 Apr. 2025.
- Torres Émile P. “The Endgame of Edgelord Eschatology” Truthdig, 26 Apr.
- Troy Dave. “Paranoia on Parade : How Goldbugs, Libertarians and Religious Extremists Brought America to the Brink.” The Washington Spectator, vol. 48, no. 3, May–June 2022, pp. 1–14
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