Édition du 11 novembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Leçons internationales pour sortir de la crise à Cuba

Après plus d’un an et demi d’annonces, il semble enfin que la réforme monétaire à Cuba arrive au cours du second semestre 2025. Ce n’est pas la seule réforme nécessaire, mais c’est l’une des plus fondamentales pour que d’autres mesures futures soient plus efficaces.

https://vientosur.info/lecciones-internacionales-para-una-salida-a-la-crisis-en-cuba/

7 octobre 2025

Cette réforme aura des conséquences difficiles, même si nous n’en connaissons pas encore les détails aujourd’hui. Contrairement à d’autres pays qui reçoivent des aides financières du FMI ou de la Banque mondiale en échange d’une déréglementation et d’une austérité, Cuba entend conserver certaines caractéristiques clés, telles qu’une dépense sociale importante et un certain contrôle social sur la propriété des moyens de production. Une perspective comparative internationale peut nous donner des clés pour éviter les faux pas et trouver ainsi des issues viables à la crise.

Le cercle vicieux actuel

Fin 2020, en pleine crise du COVID, le gouvernement a supprimé le peso convertible (CUC) et dévalué le peso cubain (CUP) de 1 à 24 unités pour un dollar pour les opérations des entreprises publiques. À partir de ce moment, le taux de change a été fixé à 24 pesos pour un dollar pour tous les secteurs. L’unification monétaire a constitué une avancée importante contre la segmentation des marchés et le manque de clarté dans la structure des coûts, entre autres aspects. Quant à la dévaluation, elle a permis d’aligner le pays sur le reste du monde en termes de compétitivité et de calmer, temporairement, la spéculation contre le peso.

Mais cette réforme s’est rapidement révélée insuffisante. L’inflation avait déjà pris de l’ampleur depuis plusieurs années, principalement en raison d’un déficit budgétaire croissant et du ralentissement de la croissance. Ainsi, lorsque la dévaluation a été annoncée, le dollar dépassait largement les 24 pesos sur le marché informel. Le dollar, qui s’était envolé sur ce marché, a commencé à jouer un rôle important dans la détermination des prix intérieurs des biens et des services. Si l’on ajoute à cela le renchérissement des produits importés au taux officiel après la dévaluation, on comprend alors que l’inflation s’est accélérée. Le problème majeur, cependant, n’était pas l’inflation en soi, mais sa coexistence avec un taux de change nominal fixe. La combinaison des deux impliquait une appréciation réelle du peso cubain : l’économie cubaine perdait chaque jour en compétitivité ; les familles et les entreprises n’augmentaient pas leurs revenus au même rythme que l’inflation. Afin d’atténuer les effets de cette perte de compétitivité, le gouvernement a procédé à une augmentation du déficit, générant ainsi une pression inflationniste accrue, et ainsi de suite.

Une nouvelle dévaluation, bien que partielle, a eu lieu en août 2022 : alors que le secteur public conservait le taux de 24 pesos pour un dollar, le prix de la devise pour les particuliers et certaines entreprises est passé à 120 pesos pour un dollar. Un point important de cette réforme est que le taux de change – tant celui de 24 que celui de 120 – est redevenu rigide, renforçant ainsi le cercle vicieux mentionné ci-dessus.

L’appréciation réelle a des implications directes sur les conditions de vie. L’accès potentiel à un dollar très bon marché par le biais du mécanisme officiel décourage la production nationale de biens et encourage les importations. Dans le même temps, la faiblesse du tissu industriel national et le détournement de l’offre de devises vers le marché illégal font que l’accès effectif aux devises par le biais du mécanisme officiel est limité et interrompu. Le résultat le plus immédiat est la pénurie de biens de consommation de base et d’intrants essentiels pour l’industrie du pays.

Le projet politique du gouvernement est directement affecté par cette crise profonde. Avec un taux de change de plus en plus décalé qui n’attire pas les devises, il lui est extrêmement difficile de maintenir le fonctionnement des entreprises publiques qui fournissent les biens et services les plus essentiels. De plus, comme le temps qui passe aggrave les conséquences d’un ajustement monétaire, dans la mesure où celui-ci est reporté et où l’on choisit de recourir à des mécanismes informels (illégaux) de change, la confiance dans les institutions publiques s’effrite.

Une façon de faire face à ces problèmes a été de miser sur un retour à la dollarisation partielle, y compris dans les magasins qui vendent dans la monnaie librement convertible. Bien que cela constitue une source directe de devises pour l’État, cela intensifie les problèmes déjà connus en termes de perte d’autonomie monétaire et de génération d’inégalités internes. De plus, le fait de miser sur le dollar comme moyen de paiement génère une demande supplémentaire sur le marché informel, ce qui fait grimper son prix.

D’autre part, les efforts d’austérité budgétaire se sont intensifiés. Si les efforts visant à réduire le gaspillage sont louables, cette voie est dangereuse en raison des coupes sociales qu’elle implique et inefficace car elle affaiblit l’activité économique sans remédier au manque de compétitivité.

Ajustement progressif ou dévaluation brutale ? Les leçons tirées d’autres pays

Pour simplifier, en omettant les formules intermédiaires, il existe deux moyens extrêmes de combler le « fossé » monétaire, c’est-à-dire l’écart entre le taux officiel et le taux informel. Grâce à l’ajustement « interne », le taux informel « baisse » jusqu’à converger avec le taux officiel. Cette méthode nécessite généralement une forte maîtrise des dépenses ainsi qu’une injection de liquidités par un prêteur. À l’autre extrême, l’ajustement « externe » consiste à dévaluer le taux de change officiel, ce qui fait passer le taux officiel au niveau du marché informel.

Pour cet article, nous avons analysé des dizaines d’exemples de réduction des écarts de change[1] à l’échelle internationale au cours des dernières décennies, à partir d’une vaste base de donées sur les taux de change officiels et parallèles. D’après nos observations, il apparaît que de nombreux pays parviennent à la convergence des taux grâce à un ajustement interne, c’est-à-dire qu’ils « battent » le taux de change informel en le ramenant au niveau du taux officiel. Toutefois, cela concerne presque exclusivement les pays qui ont des écarts faibles, proches de 10 %.

La situation est différente pour les pays qui ont connu des écarts plus importants, de 50 % ou plus. Pour ce groupe de pays, le recours à l’ajustement externe, c’est-à-dire à la dévaluation du taux de change officiel, est beaucoup plus fréquent. La plupart des rares pays qui parviennent à vaincre un taux parallèle très éloigné du taux officiel sans appliquer une forte dévaluation officielle y sont parvenus dans le cadre de programmes d’aide extérieure, notamment les programmes du FMI mentionnés ci-dessus. Les cas du Malawi en 1986 et du Nigeria en 1987 en sont des exemples évidents.

Cuba présente un écart de 200 % à 1 500 % (selon le taux officiel pris comme référence). Sans financement extérieur et sans aucune volonté d’appliquer un programme néolibéral, la réforme doit passer par un ajustement externe.

L’effet d’une variation brutale du cours international du peso serait asymétrique, pénalisant les importateurs et les consommateurs et profitant aux exportateurs et autres agents ayant accès aux devises étrangères. Cependant, d’une manière générale, et en complément d’autres réformes nécessaires – dont l’étude dépasse le cadre du présent article –, la dévaluation jetterait les bases d’une amélioration progressive de la viabilité du tissu productif national. Cela est essentiel pour retrouver les niveaux de bien-être matériel d’avant la crise. En outre, cette même reprise économique permettrait de réduire considérablement l’effort fiscal et, par conséquent, l’inflation.

Mais cela prendrait du temps, surtout si le cadre actuel de rigidité et de retard dans les réformes institutionnelles sur l’île est maintenu. À court terme, les conséquences seraient redoutables : renchérissement des produits importés, insoutenabilité temporaire des finances extérieures... La prudence invite donc, au moins dans un premier temps, à procéder à un ajustement « progressif », avec une dévaluation progressive du peso vers sa convertibilité totale.

Cela dit, certains éléments propres à l’économie cubaine incitent davantage à appliquer une dévaluation brutale, même en connaissant les risques que cela comporte :

1. Le gouvernement est conscient de la lenteur de ses réformes ; un ajustement progressif dans le temps risque fort de rester incomplet. Les taux officiels étant si éloignés d’un niveau minimalement compétitif, un ajustement partiel serait inutile ; il ferait supporter à l’économie nationale les inconvénients d’un ajustement monétaire sans les avantages à long terme associés à un ajustement complet (Gray, 2021).

2. Le fait que le pays soit déjà en voie de dollarisation et que le prix du dollar informel, et non le prix officiel, soit la référence centrale pour la fixation des prix sur le marché privé (et même pour une partie des entreprises publiques !) réduit considérablement l’impact de la dévaluation brutale sur l’inflation.

3. D’autre part, on peut raisonnablement douter des difficultés temporaires que l’île pourrait rencontrer à court terme pour faire face à sa dette en devises après une dévaluation. Il faut toutefois ajouter que Cuba se trouve probablement déjà dans une situation proche du défaut de paiement de sa dette extérieure, avec un niveau de devises insuffisant pour défendre des ajustements modérés. Une dévaluation drastique à court terme permet de rétablir la viabilité de l’ensemble de l’économie, rendant plus probable l’entrée indispensable de devises à long terme.

4. Cuba dispose en outre d’un avantage sur le plan fiscal. Le secteur public a un poids important et un rôle stratégique, notamment dans les secteurs de l’importation et de l’exportation. La gestion étatique implique des temps de réaction plus lents lorsqu’il s’agit de stimuler la production dans le nouveau contexte. Mais elle confère également au gouvernement une capacité de centralisation des finances des principales entreprises touchées par la dévaluation. C’est pourquoi, par rapport à un pays moyen dont le secteur public est plus marginal, Cuba dispose ainsi d’une plus grande marge de manœuvre pour mettre en œuvre une réforme axée sur les bénéfices à long terme, malgré les effets asymétriques au niveau interne.

En résumé, la gravité de la crise et certaines caractéristiques institutionnelles encouragent à procéder à un ajustement brutal, dont l’impact potentiel est beaucoup plus faible que celui généralement estimé pour d’autres pays. On peut s’attendre à ce que le prix résultant se rapproche davantage des 400 CUP par dollar publiés par des plateformes telles que elTOQUE que des taux officiels actuels. C’est pourquoi, malgré toutes les nuances des paragraphes précédents, nous devons admettre qu’un ajustement brutal multiplie les coûts – en pesos cubains – des biens importés pour la consommation ou l’investissement.

L’une des formules d’ajustement monétaire envisagées pour faire face à ces coûts consiste à appliquer une réforme différente au secteur public et au reste de l’économie. D’une part, les particuliers et certaines entreprises auraient accès à des devises à un prix plus élevé, qui varierait dans le temps en fonction de l’évolution de l’offre et de la demande. D’autre part, les entreprises publiques continueraient à fonctionner avec la possibilité d’accéder à des devises à un prix beaucoup plus bas et plus rigide.

Rappelons toutefois que le défi de l’économie cubaine ne consiste pas seulement à retrouver sa compétitivité, mais aussi à éviter les segmentations et à apporter de la transparence à la structure des coûts du tissu entrepreneurial. Un ajustement tel que celui décrit ci-dessus, qui prévoit la convertibilité pour tous les secteurs mais qui ne soumet qu’une partie de l’économie à un prix compétitif, aggrave la segmentation du marché national et est voué à l’échec. Simplifions et examinons trois scénarios types qui peuvent se produire dans le cadre de ce système, selon que l’on donne la priorité à la convertibilité d’un taux plutôt que d’un autre, ou que l’on préconise d’assurer une certaine stabilité macroéconomique :

  • La seule façon d’assurer la convertibilité pour le secteur public à un prix aussi bas que 24 pesos pour un dollar est de canaliser les devises du secteur privé. Il en résultera probablement une forte et continue augmentation du taux appliqué à ce second secteur. Comme c’est le cas actuellement, cela renforcerait les dynamiques d’inflation et de dollarisation. En outre, cela risquerait d’aggraver la mauvaise image de l’État en tant qu’accapareur de devises.
  • Tenter d’assurer une certaine stabilité du taux appliqué aux agents privés impliquerait, à tout le moins, de restreindre la convertibilité pour le secteur public, ce qui laisserait sans solution les problèmes actuels de pénurie et de paralysie des services publics.
  • Le scénario intermédiaire probable, « de compromis », qui se produirait à terme, serait similaire à la situation actuelle, avec de fortes restrictions à la convertibilité pour le secteur public, mais aussi pour les autres secteurs. Dans ce cas, outre la pénurie et la crise du secteur public, nous assisterions à la réapparition du marché informel et à des tensions inflationnistes.

Gestion post-réforme : subventions sélectives et flexibilité continue du taux de change

Compte tenu de ce qui précède, la réforme ne doit pas se concentrer uniquement sur l’assouplissement de mécanismes tels que CADECA, mais aussi sur la convergence de tous les taux officiels vers un niveau garantissant la convertibilité, sinon de toutes, du moins d’une grande partie des demandes de devises. Toutefois, cette convergence aurait un impact particulièrement important sur le secteur public, qui bénéficie actuellement de l’accès le plus subventionné au dollar. Ce qui est aujourd’hui importé à 24 pesos serait alors acheté à un prix 10 à 15 fois plus élevé, ce qui affecterait directement la structure des coûts et des prix et mettrait même en péril la viabilité de nombreuses entreprises.

Une façon d’atténuer les effets les plus directs consiste à maintenir des prix fixes subventionnés pour une sélection de produits pour lesquels le taux de change officiel sert de référence. Mais il n’y a là aucune magie. Plus la subvention et la gamme de produits dont le prix serait gelé sont importantes, plus le déficit budgétaire sera élevé. Comme le reconnaît le gouvernement, si le déficit qui en résulte est élevé, la décision politique de fixer certains prix se traduira par des pressions inflationnistes accrues sur le reste de l’économie.

Nous arrivons ici à un point essentiel. Si l’on veut éviter de reproduire le cercle vicieux entre déficit et appréciation réelle, et compte tenu de la probabilité d’une reprise de l’inflation, la fixation d’un nouveau taux rigide nous ramènerait à l’appréciation actuelle du peso en termes réels. Il est donc nécessaire de poursuivre la dévaluation.

À ce stade, il convient de jeter un dernier regard sur l’expérience d’autres pays. Comme nous l’avons déjà mentionné, la plupart des pays qui ont connu d’importants écarts entre le taux officiel et le taux informel ont opté pour un ajustement externe, en dévaluant le taux officiel, plutôt que pour un ajustement interne difficile et incertain. Mais il faut ajouter que la plupart de ces pays, après une forte dévaluation initiale, doivent continuer à déprécier leur monnaie dans les mois qui suivent.

Très peu de cas dans l’histoire récente nous invitent à penser qu’après la dévaluation, une stabilisation monétaire à court terme est possible pour Cuba. Voici quelques-uns des pays qui, après un ajustement externe drastique, ont « réussi » à freiner brusquement la dynamique dévaluationniste : l’Afghanistan (en 2003, après l’invasion), la République démocratique du Congo (début des années 2000), l’Égypte (années 1990), l’Iran et l’Irak en 2002-2003, la Libye (2021), le Myanmar (milieu des années 2010), l’Ukraine (lors de la transition des années 1990), l’Ouzbékistan (seconde moitié des années 2010), le Vietnam (fin des années 1980) et le Yémen (années 1990). La grande majorité d’entre eux ont deux points communs : la soumission à des ajustements économiques internes brutaux – dans des contextes où le respect des droits humains est plus que douteux – et une aide extérieure importante, généralement apportée par le FMI.

Si l’on ne cherche pas à faire de la stabilité macroéconomique l’objectif principal des réformes, mais plutôt un moyen de rétablir et de continuer à améliorer les conditions de vie à Cuba, la fixation d’un nouveau prix international du peso cubain ne devrait pas être envisagée à court terme. Tant qu’une reprise économique évidente permettant d’entreprendre une réduction sérieuse du déficit et, par conséquent, de l’inflation ne sera pas observée, la monnaie nationale devrait suivre une trajectoire de dévaluation douce mais progressive, explicite et crédible.

Conclusion

Sans être la seule, la réforme monétaire est une mesure fondamentale que Cuba doit prendre dans sa recherche d’une sortie durable de la crise. L’ajustement monétaire doit être complet ; sinon, cela impliquerait de supporter des coûts énormes sans bénéficier des avantages d’un réalignement avec le reste du monde en termes de compétitivité. Certains éléments propres à la réalité de l’île encouragent à procéder à un ajustement brutal du prix officiel du CUP, déjà mal en point.

Cela dit, la mise en place d’un marché des changes va au-delà d’une simple modification ponctuelle du prix. Afin d’éviter des ajustements fiscaux ou monétaires difficiles et inefficaces, le gouvernement, avec la Banque centrale comme acteur principal, devra adapter progressivement le taux officiel, évitant ainsi qu’il ne devienne insignifiant avec le temps, comme cela se produit régulièrement depuis des décennies.

Cette réforme pourrait accélérer d’autres réformes déjà prévues sur d’autres fronts, depuis les lignes directrices de 2011. Sans elles, il est difficile d’envisager une reprise à long terme pour l’île, ce qui crée un terrain fertile pour les discours défendant des ouvertures radicales et des recettes néolibérales.


Juan Barredo Zuriarrain est professeur d’économie appliquée à l’Euskal Herriko Unibertsitatea.

Juan Carlo Imbert est professeur d’économie à l’université de La Havane.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Amérique centrale et du sud

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...