Édition du 16 avril 2024

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Soudan : Les comités de résistance s’opposent à l’accord entre civils et militaires

Un accord qui marque la fin de l’opposition civile au régime du coup d’Etat ?

Au Soudan, après une année entière de résistance de la population civile au coup d’État militaire, un accord entre partis politiques civils et l’armée se prépare. Les comités de résistance, base populaire de la révolution et principaux acteurs de la résistance politique, s’opposent à cet accord qui ne respecte pas, selon eux, les objectifs de la révolution.

Tiré du blogue de l’auteur.

Vendredi dernier (02 décembre 2022), le comité central des Forces de la liberté et du changement (coalition de partis politiques issue de la révolution de 2019), a annoncé qu’ils signeront un accord de normalisation avec les militaires demain, lundi 05 décembre. Cet accord sera signé en présence du général Abdel Fattah Al-Burhan, et du commandant des Forces de soutien rapide, Muhammad Hamadān Daglo dit "Hamidti", ainsi que de représentants de plusieurs partis politique. Selon les Forces de la liberté et du changement, cet accord devrait conduire à « l’établissement d’une autorité civile de transition pour assumer la mise en œuvre des objectifs de la révolution de Décembre ».

L’accord prévoit la nomination d’un chef d’État non militaire (civil) et d’un Premier ministre choisi par les civils, comme l’était le premier ministre Abdallah Hamdock avant le coup d’Etat du 25 octobre 2021. L’envoyé de l’ONU au Soudan, Volker Peretz, qui œuvre depuis des mois pour et convaincre les partis politiques de négocier avec les militaires et mettre fin aux mobilisations (voir notre article), avait annoncé dans une interview télévisée il y a deux semaines que les factions politiques soudanaises étaient parvenues à un accord sur la formation d’un gouvernement civil de transition et la tenue d’élections générales dans les deux ans. Le texte provisoire de l’accord qui sera signé lundi, a été rédigé dans la résidence du commandant Al-Burhan sous l’égide d’un "mécanisme trilatéral" qui comprend l’ONU mais également des représentants de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis, des Etats-Unis et du Royaume-Uni.

Les militaires ont tout intérêt à voir signer cet accord, qui leur permettra de rester au pouvoir tout en donnant au Soudan le visage d’un pays en voie vers la démocratie. Depuis les premières semaines après le coup d’Etat, les militaires putschistes menés par Al-Burhan, mis en difficulté par la résistance sans faille de la population soudanaise, propose aux partis politiques civils de signer un nouvel accord. Une proposition difficile à accepter dans le camp d’en face, dans la mesure c’est Al-Burhan lui-même qui, par son coup d’Etat du 25 octobre 2021, a rompu l’accord civil-militaire qui avait été conclu dans le sillage de la révolution de 2019.

Pour cette raison, les comités de résistance, groupes de quartier auto-gérés et principaux acteurs des mobilisations, rejettent depuis le début toute possibilité de négocier avec les militaires et demandent leur départ total de la vie politique.

Mais depuis un an, la situation économique, sociale, politique, sécuritaire s’est dégradée jusqu’à un stade sans précédent, ce qui a incité certains acteurs politiques à s’accrocher à n’importe quel espoir de restaurer la période de transition et remettre le pays dans le droit chemin pour achever la transformation démocratique civile. Des discussions ont ainsi émergé sur une possible « normalisation politique », comme un espoir de sortie de la situation actuelle.

La « normalisation », une stratégie contestée

Mais cette stratégie est contestée. La proposition de charte provisoire scellant l’accord entre forces civiles et militaires, élaborée par le Comité des avocats soudanais, et qui circule actuellement sur les réseaux sociaux, soulève elle aussi beaucoup de questions : beaucoup de choses n’y sont pas clarifiées, notamment la relation entre l’armée officielle et la milice des forces de support rapide (responsable de massacres au Darfour ainsi que de la répression des manifestations à Khartoum, notamment le massacre du 3 juin 2019 et du 17 janvier 2022). De plus, ni dans la charte, ni dans le processus de négociation, le rôle des comités de résistance n’est reconnu à sa juste place, alors qu’ils sont les principaux représentants du mouvement révolutionnaire rejetant le coup d’État et la dictature sous toutes ses formes.

Les comités de résistance rejettent radicalement l’accord

Sur son site internet, la coordination des comités de résistance du Grand Khartoum, suivie de l’ensemble des autres comités de résistance au Soudan, a publié un communiqué pour dire qu’elle s’opposait au processus d’accord initié par les Forces de la liberté et du changement. Les comités ont réaffirmé leur adhésion au slogan « des trois "Non" » prôné depuis un an par le mouvement de résistance : « Pas de partenariat, pas de négociation » (avec les militaires) et « pas de capitulation ».

Le comité de résistance du quartier Abou Adam à Khartoum précise que leur objectif reste de renverser le coup d’État en poursuivant les manifestations révolutionnaires. Dans son communiqué, il critique la vision des Forces de la liberté et du changement, qui sont prêts à accepter le minimum de la part des militaires au lieu de chercher le renversement du coup d’Etat. Il affirme ne reconnaître de légitimité à aucune autre charte que celle élaborée par les comités de résistance au printemps dernier et adoptée le 6 octobre 2022, devenue dès lors la feuille de route pour renverser le coup d’État en construisant une alliance par la base jusqu’à ce que les objectifs de la révolution soient atteints.

Le comité de résistance du quartier Dar Es-Salam (Omdurman Ouest) déclare quant à lui sur sa page Facebook que la normalisation politique en cours : "revient à vouloir donner un antidote à un conseil militaire empoisonné pour qu’il se rétablisse et revienne nous tuer à nouveau". Selon eux, le conseil militaire ne cherche par sérieusement à partager le pouvoir avec la société civile et ne désire pas réellement la normalisation. Son intention est juste de mettre en place un nouveau partenariat selon ses propres termes, encadré selon ses propres règles, en gardant au pouvoir les membres de l’ancien régime.

Chez les militant-e-s soudanais-e-s, d’autres voix prônent une normalisation, mais sous conditions.

Cependant, un certain nombre de militant-e-s soudanais-e-s, membres ou non de comités de résistance mais faisant partie du mouvement de résistance civile, ont exprimé des opinions différentes par rapport à la perspective de l’accord. Selon eux, une normalisation politique pourrait mettre le pays en sécurité et le sortir de l’état de violence dans lequel il est plongé depuis un an. Mais ils contestent la manière dont cette normalisation est mise en œuvre.

Ainsi, « Casper », membre du comité de résistance d’Omdurman, a déclaré sur sa page personnelle que la normalisation est, selon lui, ce qui sortira le pays de la crise en permettant d’aborder les questions essentielles, notamment l’impunité pour les crimes et génocides dans les zones de guerre commis par le régime militaire. Il considère en revanche que cela ne se produira que si la normalisation est basée sur le principe de « non-impunité » (« al iflat min al i’qab ») qui doit être au cœur de l’accord entre civils et militaires.

C’est également l’opinion de l’activiste soudanais exilé en France Abdallah Tibin, qui a déclaré sur Facebook que tout dialogue ou négociation doit aboutir à un accord qui aborde les questions fondamentales soulevées lors de la révolution. Or selon Tibin, la vision de la liberté et du changement ignore ces questions fondamentales : la réforme de l’institution militaire, et la traduction en justice des criminels de guerre ou de la répression, la garantie que les militaires ne violent pas à nouveau l’accord signé comme ils l’ont fait la dernière fois. Tibin relève également les nombreuses lacunes du projet de charte, soulignées par les experts. Il note enfin que cette vision des Forces de la liberté et du changement ne représente pas les forces de la révolution dans leur ensemble, et n’incluent pas les revendications des masses qui ont rejeté le coup d’Etat.

Les comités de résistance de Khartoum organisent une manifestation lundi après-midi, vers le palais présentiel où les civils et militaires signeront leur accord.

Le bureau de communication conjoint des comités de résistance de la ville de Khartoum a indiqué qu’une manifestation sera organisée lundi après-midi, à l’occasion de la signature de l’accord. Les cortèges partiront des différents quartiers de Khartoum et de se dirigeront vers le Palais républicain. Leur communiqué affirme que les cortèges poursuivront leur trajectoire coûte que coûte et ne reculeront pas même si certains signent un accord avec les militaires.

La coordination des Comités de résistance de l’État de Khartoum manifestera aux cris du slogan des « Trois non » : "Non à la négociation, non au partenariat, non à la capitulation", et pour demander que soit mise en application la charte signée par 18 comités de résistance demandant le départ définitif des militaires du pouvoir politique.

Equipe de Sudfa

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