Édition du 16 avril 2024

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Cinéma

Loach : « Le cinéma doit s'ouvrir à la violence de la guerre »

« Route Irish », son dernier film, a pour cadre la guerre en Irak. Portrait de Ken Loach, qui se veut cinéaste avant d’être militant.

« Route Irish », le dernier film de Ken Loach, qui sort mercredi 16 mars en salles (en Europe NDLR), porte le nom de l’artère la plus meurtrière d’Irak. Pourtant, ce n’est pas un film sur l’Irak. A peine même un film sur la guerre de là-bas. Ken Loach ne s’est pas privé. Il a bien filmé quelques horreurs de boucherie humaine, des carcasses de véhicules explosés, des snipers qui tirent sur des chauffeurs dont la voiture s’empale contre un mur cramé sous la lumière de midi.

Mais le réalisateur connu en France pour son cinéma social engagé (« Raining Stones » prix du jury à Cannes en 1993) dit qu’il serait bien en peine de faire un film sur un pays inconnu. Parce qu’il a besoin d’en parler la langue pour comprendre les codes, explique-t-il, à 75 ans. C’est-à-dire près de cinquante ans après avoir entamé pour la télévision britannique ses premiers films, qui avaient déjà un fort contenu politique dans la Grande-Bretagne d’alors.

« Route Irish » est donc une œuvre britannique sur des gros bras bien de chez lui et des cerveaux cyniques, accent du Merseyside ou des faubourgs cockney en bonus chez certains.

Les protagonistes de « Route Irish » sont des ex-soldats passés chez les paramilitaires pour le fric et l’accélération du myocarde, d’autres sont des prestataires du gouvernement, costard trois-pièces et conciliabules sur un green de golfe.

Ils travaillent en Irak par intermittence, transitent par Londres ou Liverpool entre deux missions, négocient de futures prestations dans des clubs feutrés ou tuent leur temps libre au pub, selon leur place dans cette société qui vit d’une guerre du bout du monde.

Bande-annonce du film à cette adresse : http://www.youtube.com/watch?v=WgOdB12RpUM

1 « Libérer la parole des militaires »

Aux Etats-Unis, la parole des vétérans d’Afghanistan et d’Irak irrigue de plus en plus d’œuvres. L’artiste hip-hop Mike Ladd en a conçu un spectacle de slam fondé sur les lettres lues par un ancien soldat. Outre-Manche, les récits de soldats de Sa Majesté sont moins médiatisés. Ken Loach ne connaissait pas le travail de Ladd sur la guerre en Irak. Il regarde un extrait, dit qu’ils partagent d’avoir voulu remédier à cette chape de plomb.

Pour « Route Irish », il a interrogé des vétérans. Paul Laverty, le scénariste avec qui il a travaillé, en a entendu encore bien davantage. Leurs témoignages irriguent un film dont le premier rôle en ressort infiniment crédible. Cette parole-là, Ken Loach la décrit comme « une culture très riche » mais « méconnue » :

« En parlant avec eux, on sent le danger constant, la violence dans l’air. Mais ce combustible-là est le plus souvent ignoré. Les films, les écrivains, en restent aux stéréotypes parce qu’il est difficile d’échapper à ces clichés. Il faut s’ouvrir à cette violence. En réalité, ils sont très heureux qu’on cherche à les rencontrer. »

2 « Amener les responsables de la guerre en Irak au tribunal »

Au printemps 2003, alors que se décidait l’intervention militaire en Irak, les pacifistes qui marchaient devant Westminster arguaient que leur pays « ne serait plus jamais le même ». Que la décision de Tony Blair d’emboîter le pas à l’administration Bush allait modifier substantiellement non seulement les contingents de soldats, leurs familles, la classe politique mais aussi l’opinion. Autant dire tout le monde.

A mesure qu’enflait le scandale autour des armes de destruction massives alléguées par le gouvernement Blair, certains tonnaient alors : « Nous aurons à vivre avec cette guerre. »

Ken Loach était de ceux qui ont combattu cette décision. Huit ans après la disparition de David Kelly (dont il reconnaît le portrait ci-dessus), l’expert du ministère de la Défense qui se serait donné la mort après avoir révélé les manipulations de son administration pour légitimer l’intervention militaire, Ken Loach dit encore ceci :

« Si “vivre avec” implique d’accepter cette guerre, certainement pas ! En revanche si “vivre avec” signifie être responsable de ce que notre pays a décidé, alors c’est différent. Mais si notre responsabilité est à présent d’emmener devant un tribunal ces hommes politiques qui ont pris cette décision, qui ont menti, alors mille fois oui. La mort de David Kelly reste aujourd’hui encore un moment très critique dans la vie politique britannique. »

Aucun ministre ni membre de l’administration militaire n’a cherché à voir « Route Irish » depuis qu’il en a achevé le tournage, en 2010. Loach se sent-il un peu isolé, lui qui sort un film sur le sujet huit ans après le début de l’intervention militaire qui remonte à mars 2003 ?

« Je ne suis pas complètement seul. Certains s’expriment. Mais en effet, les sujets changent, les indignations passent. Et le cynisme augmente. Le vrai problème est que cette guerre, cette masquarade de nos dirigeants, ont rendu de nombreuses personnes cyniques. Le peuple ne voulait pas de cette guerre… ça n’a fait aucune différence. »

3 La Palestine, « un gros dossier, mais pas mon prochain film »

Ken Loach est un des parrains du tribunal Russell pour la Palestine. La photo ci-dessous montre une faille dessinée par le street artist Banksy, compatriote de Loach, sur le mur qui sépare Israël des Territoires, parce que justement le réalisateur en revient tout juste.

Il nuance : un jour tout au plus à Ramallah, si peu de temps pour rencontrer les gens sur place. Un rapide aller-retour le temps de présenter un de ses films passés. Justement « Le Vent se lève » (Palme d’or à Cannes en 2006), sur la guerre d’indépendance irlandaise. Sécession, occupation, ailleurs – le temps d’une projection en Cisjordanie.

Loach n’a jamais vu Gaza. Mais il avait accepté « immédiatement » de soutenir le tribunal Russell lorsqu’il fut sollicité voilà deux ans. L’explication endosse la rhétorique la plus militante qui soit à ce propos :

« Les tirs à vue, les massacres de civils, les frontières enfoncées, les lois internationales méprisées… Tout cela dans l’impunité la plus totale. Les soutenir était une évidence : il faut documenter ce conflit, multiplier les preuves des exactions. Les preuves seront notre grand défi avec le temps. »

Du conflit israëlo-palestinien, il dit que c’est « le prochain gros dossier ». Mais qu’il n’y consacrerait par de film :

« Je ne serais pas assez embarqué [au sens des journalistes “embedded” avec l’armée ndlr] dans le pays pour en cerner toutes les nuances, toute la subtilité nécessaire. »

4 « Le sectarisme, toujours le problème avec la gauche »

Ken Loach répond en anglais mais comprend (« un petit peu ») le français. Il a même à son actif quelques conversations avec Olivier Besancenot, même si cela fait un moment qu’il n’a pas parlé au patron du NPA.

En 2007, il avait soutenu la candidature d’Olivier Besancenot à la présidentielle. Lui-même a tâté un peu de politique dans son pays – aux côtés du collectif d’extrême gauche Respect.

Quatre ans plus tard, il dit encore qu’il faut « remettre en cause tout le système ». Il suit encore un peu la politique française, mais a déserté le combat politique dans son pays. Un problème de « sectarisme », dit-il :

« C’était très décevant. Mais j’ai le sentiment que le problème se pose toujours avec la gauche. »

A son blason, Ken Loach compte plusieurs diplômes d’universités prestigieuses. Fils d’électricien qui travaillait à l’usine, il a fait des études de droit à Oxford après la guerre. D’autres décorations sont plus symboliques, elles lui ont été décernées au titre de son œuvre par les fleurons de la science académique outre-Manche. Après Birmingham, Oxford l’a par exemple fait « docteur en loi civile » en 2005 à titre honorifique.

Connu pour sa fibre sociale, on imagine (un peu gratuitement) le réalisateur d’extrême gauche peu sensible aux décorations de l’establishment. Erreur :

« C’est une manière pour les gens au sein des universités, et notamment la gauche dans le monde étudiant, de dire qu’ils soutiennent mon travail. J’y suis sensible, bien sûr. C’est important d’encourager les mouvements de gauche dans ces universités. Le seul danger auquel je suis attentif, c’est qu’on finisse par me parler de mon engagement politique ou militant plus que de mes films. »

« Je n’aimerais pas qu’on me parle militantisme et pas cinéma »

L’œuvre et la prise de parole sont intimement liées dans la vision qu’on a de Loach en France. Lui affirme pourtant qu’il frémit à l’idée qu’on en fasse stricto sensu « un cinéaste engagé ». Qu’on lui parle politique, engagement, antimilitarisme plutôt que de lui parler de cinéma. Un ange un brin naïf passe lorsqu’il dit ceci :

« Lorsque quelqu’un va voir mon film, je veux qu’il ait envie de cinéma, qu’il ne songe pas à la politique une fois installé dans la salle de cinéma. »

On est tenté de lui dire que c’est déjà un peu le cas, en France du moins. Que lui, d’ailleurs, ne parle finalement que de politique lorsque les médias français l’invitent.

Et quand on lui parle cinéma français, Ken Loach parle spontanément du travail de réalisateurs à l’ADN militante. Pas un mot sur la facture des films, rien ou presque l’univers onirique de certains metteurs en scène qui ne se piquent pas de politique. A l’inverse, il encense « Le Prophète » de Jacques Audiard (« un grand film social »), reconnaît d’un peu loin le visage d’Ariane Ascaride sur un extrait de « Marius et Jeannette ».

« Libérer les films des droits pour trouver un public »

En 2010, Ken Loach a rendu ses films entièrement libres de droit sur YouTube. Sauf en France, où la distribution ne s’est pas affranchie du copyright. Il est au courant, le déplore :

« Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire du tout d’argent avec les films. Mais une fois que tu as gagné un peu de sous, que ça suffit, le but est d’avoir un public. J’ai vraiment fait de très nombreux films, et certains ne sont jamais diffusés, sont introuvables même en DVD. Quel intérêt ? Si les télévisions ne sont pas intéressées, il m’a semblé évident de les diffuser gratuitement. »

Chloé Leprince

rue89.com

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