Édition du 26 mars 2024

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Écosocialisme

Marx, l’écologisme et Correa

Dans un entretien avec Mercedes López pour la revue argentine « Pagina 12 » de Buenos Aires du 22 février 2013, Rafael Correa, le président équatorien fraîchement réélu, « est apparu avec le sourire, des manières affables et une apparence indestructible ». Correa a obtenu 57% des votes ; un vote sans appel des Equatoriens. Je partage avec la journaliste cette sympathie pour Rafael Correa. Le pays a certainement échappé à la « longue nuit néolibérale » mais où va-t-il ? Peut-il, paradoxalement, s’échapper de l’économie extractiviste au moyen de plus d’extractivisme en développant l’exploitation du pétrole, en introduisant dans le pays l’industrie minière du cuivre ou de l’or à ciel ouvert à Intag, El Mirador, Quimsacocha… ?

Dans cet entretien, comme dans d’autres déclarations ces dernières années, le président Correa a demandé : « Quelle sorte de marxisme-léninisme ai-je donc raté où on dit que la non-exploitation d’une ressource naturelle non renouvelable est un principe socialiste ? (…) Tant de richesses non exploitées, quel est donc ce principe de gauche ? C’est de l’infantilisme, des lubies d’une pseudo-gauche qui cherche à maintenir le conflit parce qu’elle en vit. Elle vit du conflit et en tire profit ».

La hargne contre l’écologisme populaire est partagée par les néolibéraux et les nationalistes populistes, par Cristina Cristina Fernández, Sebastián Piñera, Juan Manuel Santos, Humala et Correa (respectivement chefs d’Etat d’Argentine, du Chili, de Colombie, du Pérou et d’Equateur, NdT). Tous critiquent les écologistes ou les environnementalistes ; tous surfent sur le boom des exportations de matières premières et falsifient les bilans macro-économiques réels car ils ne tiennent pas compte des passifs environnementaux.

Revenons à la question du président Correa. Qu’aurait dit Marx face à ces projets extractivistes ? Vu que Marx est mort en 1883, que diraient les marxistes actuels ? Correa, qui est un homme instruit, devrait pourtant connaître les réponses. Certains feraient son éloge non seulement pour sa politique économique redistributive interne et son anti-impérialisme, mais aussi pour avoir obtenu un (bien mal nommé) développement des forces productives. Mais d’autres le critiqueraient.

Il existe aujourd’hui dans le monde, comme jamais auparavant, un processus de dépossession des terres indigènes et paysannes par des entreprises privées ou étatiques, des processus néocoloniaux d’appropriation des ressources naturelles et de territoires où apparaissent des acteurs nouveaux comme les entreprises chinoises. Pour le comprendre, les concepts les plus pertinents du marxisme sont au nombre de deux : 1) l’accumulation primitive, ou originaire, du capital (un concept rénové par David Harvey sous le nom d’accumulation par dépossession) et 2) l’interprétation de l’économie comme un métabolisme social (Marx s’étant inspiré de Moleschott et Liebig).

Marx a écrit à Engels 1866 que la chimie agraire de Liebig était plus importante que tous les écrits de tous les économistes réunis pour comprendre comment fonctionne l’agriculture. Il fallait empêcher la « rupture métabolique » entre l’homme et la nature typique du capitalisme déprédateur. Cela est fort bien expliqué par John Bellamy Foster dans « Marx écologiste » (Éditions Amsterdam, 2011, NdT).

Le concept d’accumulation originaire, ou primitive, du capital était appliqué par Marx à la méga-industrie minière de son époque : les mines d’argent de Potosi, de Zacatecas, aux plantations esclavagistes de canne à sucre ou de coton. Aujourd’hui, les profits capitalistes s’accroissent par cette accumulation par dépossession ou par pillage et il existe aussi une accumulation des bénéfices par la contamination puisqu’on ne paye rien pour les dégâts environnementaux.

Selon moi, les marxistes n’ont pas assez insisté sur le fait que le capitalisme était un système écologiquement insoutenable de transformation d’énergie et de matières, en croissance constante. Mais la vérité est que Marx (en étudiant les idées de Liebig sur le guano et la nécessité de reconstituer les nutriments dans l’agriculture) a introduit le concept de « rupture métabolique ». Le capitalisme ne remplace pas les nutriments, il érode les sols et détruit autant les ressources renouvelables (comme la pêche et les bois) que les non renouvelables (comme les combustibles fossiles et autres minéraux).

Correa ne reconnaît pas non plus la seconde contradiction du capitalisme (son rapport avec la nature, NdT) énoncée par l’économiste James O’Connor (1988), ni le livre de Enrique Leff de 1986, « Ecología y capital ». Tous deux ont expliqué que les coûts sociaux et environnementaux croissants causés par la (mal comptée) croissance de l’économie provoquent l’explosion des protestations écologistes. Leff a ajouté que les alternatives productives écologiquement rationnelles sont soutenues par les résistances contre la spoliation de la nature.

Marx aurait été enchanté par ces protestations. Le jeune Marx s’indignait parce que les nouveaux propriétaires bourgeois des bois et des forêts ne laissaient plus les pauvres ramasser le bois mort. Le parlement rhénan défendait ces enclos privés, les « enclosures » que Marx analysera plus tard dans « Le Capital ». Les éco-marxistes actuels comme Michael Löwy et Jorge Riechman nous rappellent que Walter Benjamin a dit que le capitalisme avait de graves problèmes avec les signaux d’alarme. (*) Quand le président Santos parle en Colombie de la « locomotive minière », je me souviens toujours de Walter Benjamin, mort à Port Bou en 1940. Il faudrait offrir ces livres au président Correa.

Joan Martínez Alier est professeur à l’ « Universidad Autónoma de Barcelona »

Source :
http://www.jornada.unam.mx/2013/04/20/index.php?section=opinion&article=021a2pol

Traductions françaises pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

(*) Note d’Avanti

Il s’agit du fameux passage de ses notes préparatoires aux "Thèses sur la conception matérialiste de l’histoire" : « Marx dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire universelle. Mais peut-être qu’il en est tout autrement. Peut-être que les révolutions sont le signal d’alarme sur lequel tire le genre humain voyageant dans ce train pour l’arrêter. »

Joan Martínez Alier

Professeur à l’ « Universidad Autónoma de Barcelona »

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