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Mexique. Un séisme politique ébranle la structure politique

Au milieu de la pandémie de Covid-19 qui n’a pas pu être maîtrisée (avec plus de 60’000 morts, le Mexique se trouve malheureusement à la troisième place après les États-Unis et le Brésil), d’une crise économique dévastatrice avec au moins une hausse d’un million de chômeurs et de la tendance irrépressible à la violence criminelle qui se poursuit sans relâche, le pays vit aujourd’hui un séisme politique qui secoue de fond en comble sa structure politique dominante.

30 août 2020 | tiré du site A l’encontre.org

Décomposition politique

Les éléments annonciateurs de cette tempête politique étaient déjà présents il y a deux ans. La victoire électorale écrasante d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), largement forgée par lui-même avec sa campagne d’agitation féroce pendant plusieurs années contre la « mafia du pouvoir » du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) et du PAN ( Parti action nationale) – leur jonction dans la pratique a abouti à l’acronyme : le PRIAN – a conduit à la pulvérisation politique et organisationnelle des deux partis, piliers du régime mexicain traditionnel pendant la majeure partie du XXe siècle et jusqu’au début du XXIe.

C’est ainsi que le parti d’AMLO, Morena (Movimiento de Regeneración Nacional) s’est imposé comme le rouleau compresseur des chambres législatives (à l’échelle de l’Etat et des entités fédératives). En fait, dans la dernière étape avant les élections présidentielles de 2018 qui ont conduit à son triomphe, AMLO a commencé à diluer de façon palpable son vin « contre la mafia du pouvoir ». AMLO a bien montré la raison de ce tournant dans son discours politique, qui est devenu beaucoup plus modéré depuis son arrivée au Palais national. Bien que de manière chaotique, son cours de politique économique centré sur la lutte contre la corruption ne diffère pas substantiellement des réglementations macroéconomiques néolibérales qui ont prévalu ces trente dernières années : soutien total aux entreprises capitalistes, en particulier les plus importantes ; accent mis sur les privatisations ; austérité extrême du budget public ; renforcement de l’appareil répressif et subordination complète à l’économie du puissant voisin du nord.

Même dans les objectifs favoris de son gouvernement, AMLO ne se distingue pas de ses prédécesseurs en subordonnant d’énormes ressources économiques à des projets pharaoniques particuliers qui ne répondent pas aux besoins urgents du moment, tels que l’aéroport de Santa Lucia (de Mexico), le train « Maya » [projet de chemin de fer de 1525 kilomètres qui traverserait la péninsule du Yucatán] et la raffinerie de Tres Bocas de Tabasco. Son objectif « les pauvres d’abord » est resté un slogan sans réelle concrétisation comme le montre la situation d’abandon dans laquelle se trouve l’écrasante majorité populaire dans la pandémie.

De toute évidence, les circonstances de la crise capitaliste mondiale aiguë déjà annoncée depuis 2019 et déclenchée de manière féroce avec l’apparition de la pandémie ont tendu les conflits, aiguisant fortement toutes les contradictions, ne laissant que peu ou pas de place au compromis. Cela se passe dans le monde entier et cela ne pouvait que s’exprimer également au Mexique, d’autant plus que depuis 2018, il est évident que les grandes masses populaires ont exprimé, avec 32 millions de voix, le plus grand vote de l’histoire du pays, leur répudiation du système PRIAN faussement présenté comme « démocratique », en réalité un régime de décadence, de violence et de corruption généralisée. Le tremblement de terre politique qui secoue actuellement le Mexique a sans aucun doute mis en évidence cette situation.

Emilio Lozoya Austin [ex-PDG de Pemex de décembre 2012 à février 2016 ; la firme géante brésilienne Odebrecht déploya alors ses « bienfaits » corrupteurs] est le personnage qui est devenu la source du plus important scandale de pouvoir du gouvernement d’AMLO jusqu’à présent. Il est le principal accusé par le système judiciaire de crimes majeurs. Mais aussi, en raison des vicissitudes du système juridique en vigueur, il agit comme témoin, collaborateur et dénonciateur. Directeur de Pemex pendant la plus grande partie du gouvernement d’Enrique Peña Nieto (1er décembre 2012–30 novembre 2018, membre du PRI), il a fui à l’occasion de l’arrivée d’AMLO à la présidence et a été arrêté en Espagne. Extradé au Mexique en juillet 2020, Emilio Lozoya est (était) le membre classique des plus hauts niveaux des gouvernements du PRIAN en tant qu’héritier d’une dynastie familiale de l’élite du pouvoir, destiné et éduqué pour être un haut fonctionnaire du régime.

En tant que représentant international de Peña Nieto, Emilio Lozoya était directement chargé de traiter avec l’entreprise transnationale brésilienne Odebrecht, qui a apporté en 2012 d’importantes ressources financières à la campagne présidentielle de la première entreprise en échange de contrats juteux par la suite. Le lien du gouvernement avec cette entreprise – qui a également fourni les ressources financières utilisées dans les pots-de-vin nécessaires pour approuver la « réforme énergétique » qui aurait lieu en 2013-14 – était déjà présent durant l’administration de Felipe Calderón (2006-2012, menbre du PAN). Il représentait un exemple vivant de la complicité entre l’administration de Felipe Calderón et celle de Peña Nieto, entre le PAN et le PRI. La dénonciation de ces faits (un document de plus de 60 pages) déposée devant le Bureau du procureur général (FGR – Fiscalía General de la Republíca) par Emilio Lozoya, le 11 août, et diffusée de manière juridiquement irrégulière une semaine plus tard, est le récit de rencontres, d’accords, de sommes d’argent versées à titre de pots-de-vin, de relations entre des personnalités du monde politique des groupes dominants avec le président de l’époque, Peña Nieto, et Luis Videgaray Caso, qui était ministre des Finances puis des Affaires étrangères dans le dernier gouvernement. Outre la fuite de la dénonciation susmentionnée, une vidéo a également été diffusée. On y voit des membres du PAN de la Chambre des députés qui distribuaient dans des valises les piles de billets qui se trouvaient dans de grands sacs sur une table.

Dans le récit détaillé de sa plainte, Emilio Lozoya nomme trois anciens présidents de la République – Carlos Salinas de Gortari (1988-1994, du PRI), Peña Nieto et Felipe Calderón – comme auteurs et exécuteurs de nombreuses d’opérations pour des milliards de dollars et qui ont rapporté des superprofits à la société brésilienne Odebrecht par le biais de contrats léonins, d’innombrables subventions et de crédits de la banque d’État (Nafinsa et Bancomext). S’y ajoutent : deux anciens candidats à la présidence (le candidat du PAN Ricardo Anaya et le candidat désigné par le PRI, José Antonio Meade Kuribreña qui a également occupé deux fois le poste de secrétaire d’État dans le cabinet de Peña Nieto) ; une sorte de vice-président exécutif pendant le mandat de Peña Nieto : Luis Videgaray Caso : le cerveau du gouvernement pendant le sexennat 2012-2018 de Peña ; le dauphin raté de Calderon pour la candidature présidentielle du PAN en 2012 : Ernesto Cordero qui est maintenant sénateur ; deux membres du PAN qui sont maintenant gouverneurs : Francisco Garcia Cabeza de Vaca de l’Etat de Tamaulipas et Francisco Dominguez de l’Etat de Querétaro ; plusieurs politiciens spécifiquement liés au calderonisme : Salvador Vega Casillas et Jorge Luis Lavalle Maury ; le beau-frère de Carlos Salinas de Gortari : José Antonio González Anaya, qui était secrétaire au Trésor et directeur de Pemex pendant la période du Peña Nieto ; et 70 autres personnes liées à ces opérations dans le législatif et à Pemex, entre autres.

Le rôle d’AMLO

Dans ses conférences de presse quotidiennes du mois d’août, en référence au scandale de Lozoya, AMLO a plus d’une fois fait écho au cri si souvent entendu dans les manifestations populaires : « Les gens sont fatigués de ce putain de trafic ». Il n’a cessé de parler, de commenter, de souligner et de recommander à tous de lire le témoignage de Lozoya, qu’il considère, non sans raison, comme une preuve concluante de la faillite des gouvernements « néolibéraux », c’est-à-dire de ses opposants politiques bourgeois.

Cette lutte contre la corruption, centrée sur les couches supérieures, l’a amené à dire que la dénonciation d’Emilio Lozoya soulève la nécessité de demander des comptes aux anciens présidents de la République qui y sont mentionnés. Quelque chose d’inédit dans les annales politiques du pays qui, pour la première fois, rapproche les présidents mexicains omnipotents et intouchables du destin plus terre à terre de représentants du pouvoir exécutif en Amérique du Sud.

Cette série de pillages des finances publiques, de pots-de-vin et de corruption opérés par Odebrecht dans le sous-continent a touché 21 présidents : trois au Guatemala, un au Salvador, quatre au Pérou (dont un s’est suicidé, Alan Garcia), deux en Colombie, deux en Équateur et cinq au Brésil. Cela a finalement touché trois personnages au Mexique. Une leçon qui postule sans équivoque que la corruption est inhérente au système, car elle découle logiquement et nécessairement de l’exploitation capitaliste. Une vérité que l’« obradorisme » (AMLO) élude et nie avec véhémence, considérant qu’à l’intérieur des frontières nationales « il n’y a pas de lutte des classes ». Une conception idéologique sous-jacente à l’origine de « l’obradorisme » dans la petite bourgeoisie dont la constitution en tant que force politique hégémonique de l’État bourgeois au Mexique l’a rendue complètement dépendante du Capital.

La lutte acharnée entre ces groupes de pouvoir, eux-mêmes représentants bourgeois d’intérêts très puissants, a pris toute sa virulence en cette troisième semaine d’août. Le 17 août, la vidéo susmentionnée a été présentée, produisant une véritable agitation nationale, mais trois jours plus tard, d’autres vidéos ont suivi, dans lesquelles il y avait également des sacs et des enveloppes pleins de billets qui ont été remis à Pío, frère du président Andrés Manuel López Obrador. Ce dernier a immédiatement réagi, le 22 août, en montrant le contrat du gouvernement de Peña avec Odebrecht concernant l’entreprise Etileno XXI, qui impliquait un vol chiffré à 15 milliards de pesos (environ 750 millions de dollars). Et il n’a pas évité la comparaison des sacs reçus par son frère Pio aux autres sacs de billets : « Mes opposants ont pris des vidéos de mon frère recevant de l’argent dans le but de collaborer avec Morena, en 2005. En tout cas, c’est de l’argent qu’ils lui ont donné. » Pour lui, c’est très différent de l’argent de la corruption d’Odebrecht. « Celui d’Odebrecht est de la corruption, l’autre est de la coopération (La Jornada, 23.08.2020). Il a reconnu que son frère et la personne qui lui a donné l’argent doivent faire l’objet d’une enquête et il a dit qu’il était prêt à témoigner. Et sa veine fréquente de s’exprimer par des dictons populaires s’est conclue par l’expression suivante : « Le bon juge commencera par sa maison et celui qui ne doit rien ne craint rien. »

Le panorama de la politique bourgeoise au Mexique est désolant. Un ancien conseiller de l’Institut fédéral électoral, Alfredo Figueroa, souligne crûment les conséquences de ces événements sur la structure des partis au Mexique. Les partis ont détourné des millions du Trésor public pour acheter des votes et de la publicité. Des députés et des sénateurs ont été soudoyés pour voter en faveur de réformes qui ont privatisé l’énergie et l’éducation. Les instances de contrôle des élections n’ont jamais remarqué que les plafonds pour les dépenses des campagnes étaient dépassés. Le Bureau supérieur d’audit n’a jamais établi des liens entre la signature de contrats publics et des pots-de-vin privés. Tout cela était placé sous l’emprise d’une « élite » qui ne se disputait pas pour des idées mais pour des pots-de-vin (les fameux « moches »). Ainsi, l’expression politique de la transition vers la démocratie n’était, au contraire de ce qu’ont dit leurs biographes, ni démocratique ni libérale. C’est vers une démocratie de « moches » qu’a été produite « une présidence frauduleuse, celle de Peña Nieto dont l’illégalité est une des conséquences possibles du scandale actuel » (« Efecto Odebrecht. PRI y Verde en riesgo de desaparecer », Proceso, 23 août 2020).

L’impasse officielle

Le scandale d’Emilio Lozoya, d’Odebrecht et de leurs annexes, qui englobe et éclabousse toute la hiérarchie de la caste officielle du PRIAN mais aussi du PRD [Parti de la révolution démocratique créé en 1989 suite à une rupture du PRI, conduite par Cuauthémoc Cárdenas] et si l’on gratte un peu pour mettre au jour les groupes qui se sont introduits dans la Morena, il y a là la preuve palpable de la décomposition de la politique bourgeoise au Mexique.

Les preuves des crimes et délits de toutes sortes commis par les représentants de cette bourgeoisie – depuis ses plus hautes personnalités, comme les trois anciens présidents mentionnés, jusqu’à ses agents mineurs – ne laissent aucun doute sur le fait qu’ils méritent d’être punis. La prison devrait être leur destin pour payer les crimes monstrueux commis par ces représentants sous l’autorité intellectuelle des plus hauts responsables civils et, bien sûr, militaires.

La connivence des hauts niveaux de pouvoir avec la pègre est une autre preuve qui a été plus que prouvée sous l’administration de Felipe Calderon avec l’emprisonnement du super flic de son gouvernement, Genaro Garcia Luna, aux États-Unis, accusé de complicité avec les délinquants de la drogue. C’est bien sûr le cas de la disparition des 43 étudiants (de l’école normale rurale) d’Ayotzinapa (dans la ville d’Iguala, état de Guerrero). Une affaire sur laquelle s’est imposée une discrétion officielle la plus complète après que de nombreux progrès ont déjà été réalisés il y a quelques semaines, lorsque les enquêtes ont souligné la nécessité inévitable d’examiner les dossiers et les ressources de toutes sortes de militaires de la caserne d’Iguala et encore d’autres sources concernant leur implication dans la nuit d’Iguala, le 26 septembre 2014.

Submergé par la triple crise de la pandémie sanitaire, la chute catastrophique de l’économie et la violence criminelle qui ne cède pas, AMLO est entré en conflit avec ses prédécesseurs au pouvoir dans le Zócalo (place où réside le Palais national), un conflit dont l’issue est improbable. Bien que réalisés dans l’atmosphère mouvante d’aujourd’hui, les sondages sont favorables à sa position dans la situation criminelle qui a été révélée par Emilio Lozoya. Combien de temps cela va-t-il durer ?

C’est un test décisif dont dépendra une grande partie de la durée de son gouvernement, c’est-à-dire la plus longue période. La lutte inter-bourgeoise entre AMLO et ses opposants ne sera pas la source de la justice qu’exige la situation de criminalité et de délinquance qui sévit au Mexique. La date des élections de mi-mandat de 2021 est déjà à l’horizon et de nombreux comptes seront réglés. Le destin de Morena compte pour AMLO, même s’il ne dépend pas entièrement de son parti. Les semaines et les mois à venir seront cruciaux. Face à la débâcle des formations bourgeoises traditionnelles, la scène est ouverte pour les nouvelles alternatives réformistes ou un gouvernement fort. Dans le panorama bourgeois, aucun réformisme n’est perçu à l’horizon ; au contraire, les signes de solutions militaires se multiplient, comme on l’a vu de plus en plus au cours du gouvernement d’Obrador. AMLO, par conséquent, aspire à continuer à se renforcer en tant qu’homme fort du système.

Pendant ce temps, alors que de larges pans du peuple veulent et attendent la punition des criminels qui ont été dénoncés lors des scandales actuels, d’autres pans de ces mêmes masses n’attendront pas les voies tordues de la justice bourgeoise. La lutte des classes, dans une certaine mesure freinée par la pandémie, émergera avec force au moindre signe de fissures et d’opportunités.

Un travail de clarification politique, une organisation indépendante, la délimitation de perspectives libertaires et émancipatrices et une vocation à lutter pour le socialisme comme alternative à tant de décadence et de décomposition capitaliste, voilà ce qui attend tous les secteurs démocratiques, révolutionnaires et socialistes qui émergent et se multiplient dans tout le Mexique. La grande tâche à court terme est l’organisation de ces forces, encore modestes aujourd’hui, mais que la crise profonde que nous traversons va transformer, avec la volonté et l’intelligence de ses membres, en une force accrue. (Article envoyé par l’auteur en date du 25 août 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Manuel Aguilar Mora, professeur à l’Université autonome de Mexico (UACM), il a été membre du Comité de lutte de la philosophie et des lettres aux côtés de José Revueltas en 1968. Auteur de nombreux livres sur l’histoire politique et sociale du Mexique.

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