M. Harper le déclare : « Ça ne se discute pas » ! La construction de l’oléoduc Keystone doit se faire maintenant pour transporter le pétrole brut des sables bitumineux de l’Alberta vers les raffineries et les marchés aux États-Unis. Du même coup, il faut aussi construire le Northern Gateway et/ou le Kinder Morgan pour transporter ce pétrole vers les marchés asiatiques. Et il faut aussi inverser le flot de l’oléoduc d’Énergie est et construire la partie manquante à son parcours pour mettre fin à la dépendance du Québec et des provinces atlantiques au pétrole du Proche-Orient (et algérien n.d.t.) tout en s’ouvrant aux marchés des États américains de la côte atlantique. C’est clair, la bataille autour des oléoducs est déjà inscrite dans la campagne électorale de 2015.
D’un côté, le régime Harper, renforcé par l’industrie pétrolière et ses liens avec les élites industrielles et politiques, va asseoir sa campagne sur l’énergie et l’économie. Peut-être va-t-il invoquer la construction des oléoducs comme un facteur de sécurité nationale dans la foulée des récents événements. D’un autre côté, le mouvement de résistance contre le pétrole des sables bitumineux avec les Premières nations et les groupes écologistes à sa tête, va continuer ses batailles contre chacun de ces oléoducs dans plusieurs régions. Il va mettre en évidence les droits des autochtones à leurs terres, les impacts de cette production sur le climat et l’environnement et certains enjeux locaux.
Mais, il faudra élargir et approfondir la résistance si nous voulons renverser le plan Harper en 2015. Le mouvement ne peut réussir s’il n’élargit pas son spectre politique et ne prend pas en compte l’opposition énergie/économie. Dans cette optique, il faut avoir comme objectif de construire une base de solidarité plus large avec les travailleurs-euses, les jeunes, les consommateurs-trices et les autres secteurs progressistes de la société.
Un rapport, intitulé, The Bitumen Cliff : Lessons and Challenges of Bitumen Mega-development for Canadian Economy at an Age of Climate Change, publié par le Canadian Center for Policy Alernatives, en février 2013 nous offre cinq leçons élémentaires particulièrement utiles pour élargir la base de résistance et l’enraciner.
1- Le piège du « tout par les ressources naturelles
Premièrement, la réputation de M. Harper comme « meilleur gestionnaire de l’économie » et sa promesse de faire du Canada « la prochaine super puissance de l’énergie ». Ces deux assertions reposent sur des bases historiques bien fragiles. Les recherches d’Harold Innis et celles d’autres historiens-ne de l’économie par la suite, se sont concentrées sur la théorie du piège économique que constitue le « tout par l’extraction et l’exportation des ressources naturelles ». Ce qui se passe avec l’industrie du pétrole extrait des sables bitumineux en ce moment, reflète et renforce le rôle traditionnel du Canada à titre de colonie-ressource, (fournisseur de poisson, de fourrures, de bois, de grains, de minéraux, d’hydro-électricité, et maintenant de pétrole). Pour tous les empires industriels : la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, et en ce moment, de plus en plus la Chine. H. Innis souligne que ce type d’économie comporte d’énormes risques dont les hausses et les baisses des produits sur les marchés.
C’est ce que M. Innis et d’autres appellent « le piège du « tout par les ressources naturelles » [1]. Ce type d’économie requiert d’énormes investissements en infrastructures de production et de transport. Habituellement, de grandes compagnies étrangères s’en chargent. Puisqu’il faut ensuite que les investisseurs y trouvent le compte les industries liées aux ressources naturelles doivent les produire et les exporter à grande vitesse. À moyen et long terme cette stratégie est, à la fois, coûteuse et autodestructrice. Non seulement l’exportation rapide de la ressource provoque une baisse de son prix unitaire mais des changements technologiques et dans les préférences des consommateurs-trices peut en réduire la demande. C’est ce que nous observons en ce moment avec le pétrole albertain : de nouvelles techniques d’extraction (du pétrole de schiste) font considérablement baisser son prix.
Et, cet enchainement aux ressources naturelles a d’autres conséquences économiques. Les ressources, (ici le pétrole) sont exportées dans leur état brut vers les pays qui possèdent les industries pour les transformer. Le pays exportateur devra les racheter après introduction de la valeur ajoutée, par exemple le pétrole raffiné, à un prix bien plus élevé. C’est aussi un piège parce que plus rapides sont les exportations, plus le pays devient dépendant de l’extraction de la ressource et plus il est ainsi dépendant de la réduction de cette ressource non renouvelable.
2- Une économie déséquilibrée
Deuxièmement, cette stratégie que M. Harper a adopté d’asseoir l’économie sur l’exploitation et l’exportation des matières premières crée des distorsions structurelles et des disparités dans l’économie canadienne.
Le secteur des ressources pétrolières prend le dessus sur les autres secteurs manufacturiers et des services. Cela mène à de sérieux déséquilibres sociaux et économiques. Par exemple dans l’emploi. L’industrie du pétrole est uniquement basée sur de grands investissements de capitaux. C’est un des secteurs qui crée le moins d’emploi. Au cours de la dernière décennie (2001-11), l’industrie pétrolière n’a créé que moins de un pourcent, de tous les nouveaux emplois créés dans l’économie canadienne, soit 16,500 emplois directs. Pourtant, 520,000 emplois du secteur manufacturier ont disparu au cours de cette période. Le niveau d’emploi de ce secteur ne représentait plus que 10% du total canadien, de loin le plus bas depuis la deuxième guerre mondiale.
Comparativement à d’autres industries, celle du pétrole paye moins bien ses employés-es. Bien sûr il y a eut un énorme transfert de richesse des travailleurs-euses vers les industriels-les dans l’économie canadienne. Cela a été largement l’effet du secteur de l’extraction du pétrole qui paye mal son personnel. En Alberta, les salaires relativement élevés dans le secteur pétrolier sont largement diminués par le coût de l’habitation et des autres biens essentiels.
Les exportations de pétrole n’ont pas non plus amélioré la balance des paiements du Canada. La baisse des exportations des autres marchandises (par exemple celles du secteur manufacturier, du tourisme et des services) a été huit fois et demie moins importante que l’augmentation de celles du pétrole. Pire, les négociants en devises sur les marchés internationaux ont fait fluctuer le cours du dollar canadien au rythme du prix du pétrole. Au cours de notre décennie de référence, ils ont fini par traiter notre monnaie comme un pétrodollar. Avec l’augmentation de la production pétrolière le dollar a été surévalué. Ce dollar fort a entrainé le déclin dans l’économie de nos principales marchandises comme les produits manufacturés, le tourisme et les services de transport, et fait exploser notre balance de paiement.
3- Le piège du carbone
Alors que nous sommes dans une période de changements climatiques, non seulement l’industrie pétrolière est-elle prisonnière de règles de l’exploitation des matières premières, mais elle est aussi prisonnière du carbone. Il est de notoriété publique que cette industrie utilise bien plus de carbone que la production du pétrole traditionnel. Les études montrent que la quantité de gaz naturel utilisée pour extraire et traiter le pétrole des sables bitumineux génère presque trois fois plus de gaz à effet de serre (GES) par baril que la production traditionnelle. Résultat : les GES émis par l’industrie pétrolière canadienne effacent tous les progrès de réduction réalisés par les autres secteurs de notre économie. On admet généralement, que cette industrie va représenter 100% de l’augmentation nette de GES de tout le pays entre 2005 et 2020. Elle est devenue la machine qui avance le plus vite dans ce domaine.
Non seulement, est-elle génératrice de plus de GES par baril que la production conventionnelle mais sa production augmente à grande vitesse. Au cours des dix dernières années sa production a été multipliée par trois, d’environ un million à trois millions de barils par jour. Les nouveaux oléoducs devraient augmenter les capacités de livraison vers les marchés qui s’ouvrent. La production pourrait ainsi atteindre cinq millions de barils-jour en 2025.
Alors que l’économie canadienne est coincée dans son développement lié au carbone, plusieurs pays sont en train de prendre le virage vers la modération dans l’utilisation du carbone. Si le monde veut vraiment éviter le développement du chaos climatique, les pays vont devoir prendre des décisions quant aux changements à introduire dans leurs économies et envisager la réduction de la production et de la consommation des énergies fossiles. Simplement dit, cela signifie l’érosion des marchés du carbone lié aux énergies fossiles. Les pressions mondiales pour aller vers les énergies renouvelables comme l’éolien, le solaire et la géothermie vont faire leur effet.
4- L’état pétrolier
Le virage du Canada vers l’économie des matières premières par l’exploitation et l’exportation du pétrole a aussi des retombées politiques qui affectent le rôle de l’État. L’industrie pétrolière canadienne a dû investir d’énormes capitaux pour extraire, traiter et transporter le pétrole le plus vite possible vers les marchés. Elle a donc dû investir également pour la construction d’oléoducs. Elle est devenue la plus organisée des industries et a stratégiquement tourné son influence politique vers le fédéral et les provinces. Nous en sommes maintenant à ce qu’Andrew Mikiforuk nomme l’État pétrolier. L’industrie pétrolière exerce une influence disproportionnée quand elle n’augmente pas encore plus son pouvoir sur les politiques publiques.
Les deux lois omnibus C-38 et C-45 adoptées en 2011 et 2012 sont un exemple probant de cette influence. La loi C-38 a été élaborée pour permettre aux compagnies pétrolières de se débarrasser des « odieuses lois environnementales » et autres règlementations qui interféraient dans l’exploitation de la ressource. C-48 avait les mêmes visées mais pour ce qui concerne les droits et les politiques entourant les populations autochtones. La recherche montre qu’au cours de la rédaction de ces lois, les associations des plus importantes compagnies de l’industrie pétrolière et des oléoducs ont utilisé leurs pouvoirs extraordinaires pour influencer le cabinet des ministres et des hauts fonctionnaires et s’assurer du résultat. Pourtant les vues des environnementalistes et des Premières nations ont été marginalisées et même exclues. Ces deux lois ont infligé un sévère recul à la démocratie dans ce pays. De plus en plus, le rôle de l’État a été remodelé en faveur des intérêts et des priorités de l’industrie pétrolière. Les gouvernements d’Ottawa et de l’Alberta l’ont protégée ; ils ont élaborés une série de lois, de règlementations et de mesure de taxation et d’impôt pour la soutenir. Le piège du pétrole se referme de plus en plus sur l’économie canadienne. Cela entraine plus d’autoritarisme et de rigidité quand il s’agit de la protéger et de construire plus d’oléoducs pour exporter son pétrole. Plutôt que de soutenir des alternatives plus durables sur les plans environnemental et économique le régime Harper s’évertue à diaboliser et intimider les opposants-es.
5- La rigidité économique
Avec ce retour à la position traditionnelle de l’économie canadienne basée sur la fourniture de matières premières alors qu’il faudrait la diversifier, le régime d’aménagement économique Harper devient de plus en plus rigide dans ses réponses à la volatilité des marchés mondiaux. Arrêtons-nous sur la baisse des prix du pétrole. Parce que nous avons attaché l’avenir de notre économie à l’industrie du pétrole des sables bitumineux avec ses montées et descentes économiques, la soudaine baisse des prix du pétrole dans le monde fait surgir de sérieuses questions sur sa viabilité à long terme.
Les investissements requis pour étendre la production et les infrastructures vont devenir non profitables. Défendre cette industrie et promouvoir la construction de plus d’oléoducs n’empêcheront pas l’économie d’être vulnérable.
Si l’économie canadienne était plus diversifiée et équilibrée entre les secteurs de production, elle aurait une plus grande capacité à innover et résister. En 1960, le Canada avait commencé à se détacher de l’économie des matières premières et mis la priorité sur le développement des secteurs manufacturiers et des services. C’est durant cette période que trois secteurs économiques de haute valeur ont été développés soit, le secteur automobile, l’aérospatial et des télécommunications. Graduellement, l’économie canadienne s’est diversifiée et est devenue plus équilibrée.
Elle possédait les capacités industrielles pour inventer et produire de nouvelles marchandises et de nouvelles pratiques, des emplois bien mieux payés et de meilleure valeur. Elle était plus résistante face à la volatilité de l’économie mondiale.
Au jour d’aujourd’hui, le piège dans lequel l’enferme l’accrochage aux matières premières est aussi un piège dans le carbone. La rigidité que cela engendre dans une économie dirigée par l’industrie du pétrole des sables bitumineux est appelée à s’intensifier. Donc, pendant que d’autres économies s’adaptent à un avenir de restriction du carbone, les élites économiques et politiques du Canada continuent à creuser le même trou. Elles adoptent une posture défensive et s’entêtent à protéger l’industrie pétrolière des sables bitumineux promouvant plus d’extraction non régulée et plus d’oléoducs pour livrer ce pétrole sur les marchés.
Conclusion
Voilà cinq leçons de base avec les enjeux inhérents, que les opposants-es au pétrole albertain peuvent tirer du rapport : The Bitumen Cliff pour élargir et renforcer la résistance aux mastodontes du secteur. Les élections de 2015 sont proches. Il se peut bien que l’économie, l’énergie et l’environnement soient des enjeux critiques. Il est d’autant plus important que les militants-es et les stratèges s’équipent pour y faire face. Prises dans leur ensemble, ces leçons montrent que le régime Harper gère bien mal l’économie en la maintenant dans la stratégie de l’exploitation des matières premières. Elles peuvent aussi servir à démontrer les incapacités des partis d’opposition à présenter des alternatives viables. Dans sa conclusion, le rapport présente deux avenues pour réorienter l’économie canadienne et faire face aux changements climatiques de ce 21ième siècle. Dans un premier temps, il faut se débarrasser de la mentalité de la « ruée vers l’or » qu’entretient l’industrie pétrolière et introduire une règlementation plus sévère et plus de contrôle de façon à créer un meilleur équilibre entre les secteurs économiques et les régions. Ensuite il faut faire le nécessaire pour que le Canada s’oriente vers une économie innovatrice, faible en carbone et plus équitable. L’annexe 2 du rapport donne une idée des stratégies de politiques publiques et des mesures qui pourraient être déployées pour aller de l’avant avec ce qui vient d’être dit.