Posté le 1er novembre 2018 par Grégory Chambat
Épisode méconnu, l’appel au boycott de l’école coloniale et la création d’une éducation populaire kanak (1) à l’occasion des « événements » qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie au milieu des années 1980, est l’une des rares expérimentations à grande échelle (entre 6 et 15 % des enfants kanak concernés, selon les sources (2)) d’une « pédagogie sociale » par, à travers et pour le milieu.
Elle s’inscrit dans une longue tradition de lutte et de résistance que nous avons choisi de faire débuter ici, avec l’arrivée de Louise Michel et des communards en terre kanak.
Décembre1873 : c’est à bord de La Virginie, vieille frégate à voile reconvertie en « bateau-cage » pour le transport des bagnards, que les proscrits de la Commune de Paris atteignent la Nouvelle-Calédonie. Cela fait tout juste vingt ans que le « Caillou » a été officiellement intégré à l’Empire colonial français et sert de prison à ciel ouvert pour des insurgés venus du bout du monde. Outre les révoltés parisiens, on y croise également une poignée de rebelles kabyles rescapés de la féroce répression de 1872 (3).
Démoralisés, livrés à eux-mêmes et ruminant leur échec, les communards vivent en vase clos. Rares sont ceux qui s’intéressent au sort des indigènes, ces Kanak qui refusent pourtant, les armes à la main, de se soumettre à l’ordre colonial.
Louise Michel sera de ceux-là. Ancienne institutrice (4), elle reprend du service au sein de la communauté des déportés. Mais très vite, elle se découvre une proximité avec le peuple kanak, faisant l’effort d’apprendre sa langue et s’ouvrant à sa culture et ses traditions (elle publiera un recueil de contes et légendes kanak à la suite de son séjour (5)). Fidèle à sa devise d’ « apprendre toujours et de partager ce savoir », partageant leur révolte dans un même élan de résistance et d’espérance, elle devient à la fois leur élève et leur enseignante – ce qui lui vaudra, selon la légende, une relégation au « quartier des Incorrigibles (6). » Elle raconte dans ses Mémoires comment elle enseignait aux Kanak, à partir des rudiments de langue qu’elle maîtrisait, mettant au point des méthodes nouvelles de lecture et d’écriture à l’aide de lettres mobiles.
Je reviendrai !
En 1878, elle prend fait et cause pour le soulèvement d’Ataï, quand nombre de déportés n’hésitent pas à se ranger du côté de leurs anciens bourreaux.
Une fois l’ordre rétabli, le gouverneur Olry expédie les têtes coupées des chefs rebelles (7) à Paris pour l’Exposition universelle. Les vaincus sont vendus comme esclaves à des négriers. Un demi-millier de Kanak sont ainsi transportés sur les côtes du Chiapas pour connaître le servage des peones tzotziles ou tzeltales, où ils seront décimés par une épidémie de vérole (8).
Quelques mois avant que Jules Ferry – père de l’école républicaine mais également chantre du colonialisme français – ne proclame ses lois scolaires, l’exemple de Louise Michel se dresse comme un contre-modèle éducatif, inspiré des idéaux pédagogiques de la Commune, où l’instruction – considérée comme un outil d’émancipation et non de domestication - s’acquiert dans le respect des cultures opprimées (9).
On prétend que la communarde a fait don aux insurgés kanak de la fameuse écharpe rouge qu’elle arborait sur les barricades. « Je reviendrai ! », leur promet-elle, depuis le pont du navire la ramenant vers la France. Faut-il alors voir dans l’aventure des Écoles populaires kanak (EPK), un lointain écho aux rêves de la pétroleuse ?
Du boycott scolaire aux Écoles populaires kanak
En 1985, un siècle après les adieux de Louise Michel – et l’instauration des lois scolaires de Jules Ferry – le vent de l’insurrection souffle à nouveau sur la Nouvelle-Calédonie. Au cri de « Indépendance et socialisme », le peuple Kanak, organisé au sein de FLNKS et de l’USTAKE (10), défie le système colonial, dont l’école est un rouage essentiel, au point que « Le système éducatif - le contenu des programmes, la composition du corps enseignant, etc. - est, avec la terre, le point focal des revendications et des pressions kanak (11). »
Pour le gouvernement indépendantiste issu des barricades, il y a « urgence [à] mettre en place une école populaire kanak » (« Instruction du gouvernement de Kanaky aux Comités de lutte », 28 février 1985) pour partir à la conquête de l’indépendance éducative, culturelle, politique et économique.
Cette résolution, qui accompagne les occupations de terre et les barrages, appelle au « boycott scolaire » et invite les Comités de lutte à déserter les établissements coloniaux pour créer, investir et animer des écoles populaires kanak.
Histoire et échec de l’école coloniale
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« 130 ans pour faire un médecin. [...] 1000 enfants kanak en maternelle, 15 ans plus tard, 4 bacheliers (12) » ; c’est avec cette ironie amère que le mouvement kanak dresse le bilan de l’éducation coloniale. À partir des années 1970, les premiers mouvements indépendantistes, comme le Groupe 1878 (en référence au soulèvement d’Ataï), intègrent la question éducative à la lutte politique : « Nous avons reçu l’éducation de la domination, c’est une éducation dont le but était de ne pas tenir compte de la façon dont les populations locales pensent et agissent, elle est orientée de telle sorte que le passé traditionnel est une donnée sans aucune importance » (Andi Ma Dhôn, juillet 1976). Tout au long de ces années, des campagnes autour des enjeux éducatifs sont menées : l’occupation, entre 1976 et 1978 d’un foyer pour étudiants calédoniens à Paris par des étudiants et des conscrits militaires, et une série de mobilisations, entre 1979 et 1981, pour s’opposer aux licenciements, par les autorités scolaires de Nouvelle-Calédonie, de personnels enseignants Kanak et pro-kanak.
En 1985, « un enfant mélanésien a 2,3 fois moins de chances objectives d’obtenir un CAP qu’un enfant européen ; il a trois fois moins de chances de glaner un BEPC, six fois moins de réussir un bac technique et douze fois moins de devenir bachelier des sections classiques (13) » ; désaveu cinglant de toutes les proclamations sur le rôle positif de la colonisation et sa mission civilisatrice. L’école en système colonial aiguise les tensions et exacerbe les mécanismes de la domination (coloniale et capitaliste). Mais, dans le même temps, confrontée aux impostures de ce système, la lutte indépendantiste met à nu ces contradictions : les Écoles populaires kanak s’inscrivent à coup sûr dans l’histoire spécifique de l’enseignement en Nouvelle-Calédonie et de sa contestation.
Évangélisation, soumission et civilisation
Dès l’annexion de l’archipel, l’éducation des « indigènes » est prise en main par les missionnaires religieux. La logique qui prédomine est celle de l’évangélisation, bien plus que celle de l’instruction. Une (ré)éducation qui prône l’éradication des langues kanak (interdites à l’école en 1863 et jusque dans les années 60-70). Le pouvoir local, à la différence de ce qui va se jouer en métropole, s’accommode et favorise cet enseignement religieux – moins coûteux et surtout conforme à l’entreprise de colonisation des esprits (la plupart de ces écoles sont des internats, ce qui permet d’arracher les enfants à leur milieu et à leur famille (14)). Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’enseignement public des Kanak relève d’ailleurs du ministère des Affaires indigènes et non de celui de l’Instruction publique. « Je tiens essentiellement, écrit en 1865 le Ministre de la Marine et des Colonies à ce qu’une œuvre [les écoles religieuses] dont le but principal est d’amener sans mesures violentes, la soumission et la civilisation des populations indigènes puisse se développer librement et soit certaine de trouver […] auprès de l’administration locale les facilités et les encouragements (15) » . Si bien que s’instaure un dualisme scolaire « inversé » : l’école publique accueille les enfants de colons – d’où son surnom « d’école des blancs » – et l’école privée religieuse, les enfants kanak. Paradoxalement, l’école publique fut longtemps l’école des milieux favorisés( ce n’est plus vrai aujourd’hui, peut-être pour des raisons politiques et stratégiques : il y a eu un clivage très sensible entre Nouméa et la brousse, les dirigeants des écoles confessionnelles de brousse, protestantes surtout, mais catholiques aussi, ayant pris très tôt position pour les revendications kanak d’une part ;aujourd’hui, parce que le développement des institutions scolaires fait partie des moyens accordés au rééquilibrage et à la mise au centre du dispositif des Accords de Nouméa du peuple kanak. En conséquence il y a eu un accroissement considérable des établissements scolaires de proximité). Cette « division du travail social d’éducation » (Kohler et Wacquant) - les écoles confessionnelles employant par ailleurs majoritairement des enseignants kanak - se prolonge bien au-delà de l’ouverture de l’école publique et l’abolition du code de l’indigénat (l’école primaire devient gratuite et obligatoire pour les kanak en 1953, et en 1956, les étudiants kanak ont été autorisés pour la première fois de fréquenter une école secondaire publique, D. SMall). Malgré la volonté de faire de l’école en Nouvelle-Calédonie une « vitrine » de la France (meilleurs salaires pour les enseignants, efforts pour scolariser l’ensemble de la population...), en 1985, l’école publique reste l’école « des blancs », n’accueillant en moyenne que la moitié des enfants kanak (à peine 30 % hors des zones urbaines) mais plus de 85 % des jeunes européens.
L’émergence des Écoles populaires Kanak comme structures privées, en marge du système public, s’enracine donc à la fois dans cette tradition ségrégative, dans l’absence de prestige de l’école coloniale (les événements de 1984 s’accompagnent de nombreuses attaques de gendarmeries mais aussi d’établissements scolaires) et par la spécificité d’un système public où se concentrent et s’aiguisent les inégalités « si l’école est la même pour tous, tous ne vont pas dans les mêmes écoles » résument Kohler et Wacquant, « L’inégalité, ethnique et de classe, devant l’école apparaît d’emblée comme inscrite dans la structure même de l’espace scolaire (16). »
Éduquer mais soumettre, instruire mais subordonner
Traversé par des contradictions profondes qui masquent difficilement son rôle dans la reproduction et la légitimation de l’ordre colonial, le système éducatif répond à une double injonction : sélectionner une élite intellectuelle locale (afin de disposer d’auxiliaires des pouvoirs coloniaux) tout en maintenant la majorité de la population colonisée dans une situation subalterne, par le biais d’un échec scolaire précoce. Cette réalité contredit les affirmations officielles sur le « lent mais continu » processus de rattrapage. Aujourd’hui encore (17), l’écart se creuse inexorablement malgré la progression de la scolarisation autochtone (18) : « La recomposition dynamique du champ éducatif solutionne ainsi la contradiction qui définit le travail scolaire imposé aux dominés dans le cadre de la société coloniale : éduquer mais soumettre, instruire mais subordonner (19) », c’est-à-dire, finalement, conforter la fonction de justification des inégalités sociales par un processus de légitimation de la place du colonisé dans une société coloniale pour occulter de son statut de dominé : « Le comble, c’est que le petit Métropolitain n’est pas dépaysé en allant à l’école en Calédonie, à 20 000 km de chez lui [...] Le petit Kanak, lui, est tous les jours dépaysé en allant à l’école qui est à deux pas de chez lui (20)... ». Quant au Vice-Rectorat, il décide en 1993 de suspendre les statistiques ethniques...
Inversement, pour le mouvement indépendantiste, l’enjeu est de soustraire la jeunesse autochtone à la puissance intégratrice de l’école et de dévoiler les ressorts de la domination. Il insiste sur ce double échec infligé à ses enfants : échec scolaire et échec dans sa culture et son milieu, qui lui deviennent étrangers. Parce qu’il met en avant de manière criante une culture au détriment d’une autre, le système se dévoile et se fragilise aux yeux d’une population dont la « dépendance » à l’école et la soumission à ses valeurs varient fortement en fonction de sa position sociale (21).
Dès lors, la question qui se pose, et que résument Kohler et Wacquant, est de savoir si la reconnaissance des cultures dominées, le changement de méthodes, la réforme des contenus suffisent à instaurer une démocratie scolaire et à inverser les logiques sociales.
Naissance des EPK
Pour ses promoteurs, les EPK sont « une structure de rupture », une entreprise de « décolonisation des structures scolaires » et de « décolonisation des esprits et lutte contre l’assistanat (22) ». Nées du combat contre les institutions et leur bilan (renforcement des inégalités et création d’une classe kanak bourgeoise), elles se présentent au premier abord comme un reflet inversé du système éducatif colonial (une « anti-institution (23) »). Méthodes, contenus, pédagogie, fonctionnement (refus des examens, recrutement, interaction avec les familles et le milieu), et même organisation du calendrier scolaire calqué sur le cycle de culture de l’igname (24)... prennent le contre-pied du modèle dominant – et parfois les EPK occupent (illégalement !) d’anciens bâtiments scolaires officiels.
Dénonçant le piège de la promotion intellectuelle d’une élite autochtone, mais aussi le scandale de la division savoir intellectuel/savoir manuel, elles opposent les principes de solidarité, de travail collectif, de respect, etc., à ceux de concurrence, d’individualisme (les sports de compétition sont proscrits, comme l’alcool, par le FLNKS) et de sélection. Un choc des valeurs mis en évidence par ces propos d’un directeur d’école : « le désir de se battre, de réussir est inconnu chez beaucoup, c’est ça le problème. Les Mélanésiens, ils vivent en tribu, parce que tout ce qu’ils font, c’est communautaire. […] On dit toujours qu’il n’y a pas de chef d’entreprise mélanésien, mais c’est forcé. Et on retrouve le même problème à l’école (25). » En face, c’est l’idée formulée par un « vieux de la tribu » que : « L’EPK est à contre-courant de l’école coloniale, qui forme des gosses ne sachant rien faire (26). » Définie comme une école du peuple pour le peuple, l’EPK vise à réhabiliter les valeurs culturelles dénigrées par l’école coloniale et à refuser la formation d’un peuple d’assistés.
En cohérence avec ce projet et avec l’appel au boycott scolaire, et alors que l’État décide immédiatement de supprimer les bourses pour les enfants fréquentant les EPK (souvent d’ailleurs la seule ressource financière des familles rurales...), celles-ci ne quémandent ni reconnaissance officielle ni subvention ou financement public (27). « Une des réussites de notre EPK notamment au début était la volonté des parents de participer et de donner de leur temps, de leurs idées, au sein de l’EPK. Ils étaient là, ils sont venus faire des sculptures, des chansons, ils ont apporté leur créativité. En d’autres termes, il s’agissait de leur EPK et ils ont ainsi été eux-mêmes un élément de la formation » (témoignage cité par D. Small). Les animateurs – bénévoles, parfois rétribués directement en nature – sont des jeunes issus des mouvements de lutte ou les propres parents des enfants scolarisés qui, partageant le travail quotidien des élèves, « s’auto-éduquent » à travers leurs pratiques au sein des EPK.
Pédagogie des EPK
Encore faut-il traduire - en pratique et dans le quotidien de la classe - ce projet.
Deux démarches pédagogiques sont expérimentées : la pédagogie « du milieu », par « alternance » (développée dans l’EPK de Kanala) et la pédagogie du thème.
Cette dernière, partant de la pratique du « Plan de travail » géré par l’enfant (sous la probable influence de stages Freinet organisés dans l’archipel à la fin des années1970 et au début des années 1980) tend à faire construire par les élèves eux-mêmes leur savoir à travers des enquêtes conscientisantes (sur le modèle de la pédagogie des opprimés de P. Freire). Un thème « générateur », issu de la culture populaire (l’igname, la case, le cocotier, l’être humain, l’environnement, etc.), est choisi pour favoriser la prise de conscience du milieu et de ses contradictions. Les enfants enquêtent auprès des « vieux » et se rendent sur le terrain (l’EPK se veut une école où l’enfant bouge par opposition au dressage des corps de l’école coloniale). La démarche part de l’observation vers la compréhension (plus abstraite) puis de la compréhension à la restitution (retour au concret mais structuré par l’abstraction). Les savoirs acquis sont restitués au milieu à travers des « productions » (écrites, orales, ou sous forme de spectacles) et donc validés par celui-ci.
Dans la pédagogie par « alternance », adoptée dans l’EPK de Kanala, l’enfant s’éduque à la fois dans l’école mais aussi dans, par et à travers son milieu, dans l’esprit de la pédagogie sociale de Radlinska (même si nous n’avons pas trouvé de référence explicite à cette dernière).
Quelle que soit la méthode privilégiée, un certain nombre de principes sont partagés : le travail en atelier, qui favorise l’apprentissage en groupe, avec et par les pairs, le refus du découpage du savoir par matière (l’enfant vit dans le « global »), l’enracinement dans l’histoire collective et l’attention portée à la production culturelle (dans les restitutions d’enquêtes, par exemple). Les EPK dénoncent l’idée d’un enseignement considéré comme transmission d’un produit, d’un savoir déjà élaboré par d’autres (J. Gauthier).
Surtout, ces pédagogies se retrouvent dans la place, l’autonomie et le pouvoir laissé aux élèves – en contradiction avec la coutume. Ceux-ci disposent d’une matinée consacrée au bilan critique de la semaine et à la préparation de celle à venir. En parallèle, les animateurs ont leur propre réunion et l’après-midi permet de mettre en commun les discussions des deux groupes.
Ghetto ou expérience universelle ?
On imagine que la mise en place et le développement de cette « révolution pédagogique » (sous-titre de l’ouvrage de J. Gauthier sur les EPK) ne se fit pas sans heurts ni déchirements. Outre l’opposition radicale de l’État (destruction de locaux, répression contre les animateurs, etc. (28)), les EPK firent l’objet d’une défiance, jusque dans les rangs du FLNKS qui mit fin, au bout de trois mois à peine, à son appel au boycott scolaire. Ces oppositions sont à interroger car elles en disent long sur les ruptures introduites par les EPK.
Nous en retiendrons deux : la critique sociologique – telle qu’elle est formulée par exemple par Kohler et Wacquant et la critique interne au FLNKS.
Après avoir décrypté le fonctionnement inégalitaire de l’école française en Nouvelle-Calédonie – où la bourgeoisie locale est peut-être plus proche de son équivalent européen que du prolétariat Kanak - ils s’interrogent sur la pertinence d’une grille d’analyse « culturelle » et ethnique des processus d’échec scolaire qui conduit à la création d’écoles séparées, image inversée de l’école coloniale. Une entreprise qu’ils condamnent, évoquant un « onirisme scolaire » et un retour aux sources illusoire puisque la société traditionnelle kanak est une société sans écriture et sans école ou plus exactement une société où l’école se confond avec la vie. Courir après cet âge d’or est une impasse qui, en séparant les deux communautés, fait finalement le jeu du colonialisme et ne permet pas de lutter contre les divisions sociales propres à chaque groupe.
Culture de luttes
Malgré leur finesse et leur pertinence, ces analyses négligent le contexte d’émergence des EPK et leur inscription dans une culture de luttes que définit l’un des jeunes scolarisé : « À l’EPK on apprend notre culture, on apprend la lutte, on apprend à être utile à la tribu (29). » Pour J. Gauthier, la pédagogie est en effet le point le plus faible de l’école coloniale (30).
En insistant sur le rôle des EPK comme pointe avancée de la révolte, ses animateurs ne cessent de rappeler que « l’EPK est une structure de lutte qui est toujours sur le terrain ». Sans céder à l’illusion pédagogique dénoncée par Kohler et Wacquant – mais sans tomber inversement dans la « désillusion pédagogique » redoutée par Freinet – les outils mis en pratique au sein des EPK, en particulier le travail de conscientisation dans et par le milieu tendent justement à mettre à nu les contradictions - entre le colon et le colonisé, mais aussi entre le capitaliste et l’ouvrier ou le paysan, l’homme et la femme, l’enfant et l’adulte et même le dirigeant et le dirigé au sein du mouvement de libération -, à les décrypter pour œuvrer si ce n’est à leur dépassement du moins à leur dévoilement. Preuve de cette dynamique, la méfiance et l’abandon rapide des EPK par la bureaucratie du FLNKS en voie d’institutionnalisation.
Progressivement, c’est autour des écoles les plus actives que va se construire un fonctionnement économique nouveau, d’inspiration autogestionnaire, fondé sur la coopération et l’échange. Cette rupture se joue aussi dans la division savoir manuel / savoir intellectuel puisque « Les cultivateurs, les chômeurs ont un rôle dans la production des connaissances (31). » Quand le système public fait de l’enseignement professionnel agricole une orientation par défaut (réservée aux élèves en situation d’échec scolaire) les EPK enracinent et valorisent cette activité dès le plus jeune âge (32).
Avant d’aborder les relations conflictuelles entre EPK et FLNKS, il nous reste à dire un mot sur le soupçon de création d’écoles-ghetto, enfermées dans les traditions. Débordant probablement les attentes de ses animateurs, la réactivation de la culture n’a pas été sans ébranler les traditions ancestrales. Du fait de leur structuration et de leur choix pédagogiques (l’importance des femmes dans leur gestion et leur animation et l’autonomie ou le pouvoir accordé aux enfants) les EPK procèdent d’une dialectique entre la coutume (nom donné à l’organisation sociale kanak) et la remise en cause de cette coutume (sur la place de l’enfant, des « vieux » mais aussi de la femme, sur les questions de contraception, de violence conjugale, etc.). Les adultes y ont aussi « appris à apprendre » : « La coutume a évolué dans un sens « socialiste », débarrassé de ses éléments « féodaux » Ninë Wea (33). Il s’agit de « faire pont » entre la modernité et la tradition quand l’école institutionnelle clive (à travers la pratique des examens et de la sélection, par exemple) – ces deux réalités de l’enfant. Même si les EPK sont loin d’ignorer que coutume et religion peuvent aussi bien être instrumentalisées par la droite...
Du singulier à l’universel
L’utopie éducative kanak se dissout-elle dans la singularité de l’insurrection indépendantiste ? Dans son ouvrage, J. Gauthier ose l’hypothèse de la « révolution pédagogique » des EPK comme une « expérience universelle ». Loin d’être un enfermement, un repli, le recours au milieu, à l’héritage historique, à la coutume ou à la tribu seraient des passerelles vers la diversité du monde. À l’inverse, la prétention universaliste de l’école coloniale serait un leurre.
C’est bien cette conviction qui, de l’enracinement de Simone Weil à P. Freire (« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde. », Pédagogie des opprimés, 1974), relie l’aventure des EPK à la pédagogie sociale (apprendre dans, à travers et pour le milieu, selon la formule d’H. Radlinska).
Si être éduqué c’est, étymologiquement, « être conduit au-dehors », l’articulation entre le collectif, l’universel et le singulier dans la pédagogie « par alternance » confirme ces intuitions : « En fait, le statut de l’enfant, l’autonomie de la pédagogie... sont liés à la façon dont le milieu porte l’école. Le milieu, c’est-à-dire le peuple. Il y a échec si l’école se sépare du milieu. Au contraire, l’enfant bien enraciné dans son milieu est un enfant ouvert, mûr pour aller vers l’extérieur (34). »
De l’anti-institution à la contre-institution
En établissant un parallèle entre la situation de l’enfant et du colonisé (G. Mendel (35)), en luttant contre l’assistanat et le « paternalisme », c’est-à-dire aussi contre l’infantilisation de l’adulte, les EPK se heurtaient également aux processus de domination internes du mouvement de libération. Alors que les EPK s’orientent vers une logique de « contre-institution », le FLNKS, en voie d’intégration, va se désolidariser des EPK trop « remuantes » – on n’apprend pas impunément aux dominés à critiquer les rapports de domination ! Leur refus de toute subvention ou de toute institutionnalisation est en opposition avec la logique dans laquelle va s’engouffrer une partie du mouvement lors des Accords de Matignon. Cette fracture met en lumière la double logique coloniale : « logique politique d’intégration du FLNKS » et « logique éducative de marginalisation de ce qui est incontrôlable (36). » C’est bien les contradictions sociales qui font éclater le Front : pour la bourgeoisie kanak, tirant sa légitimité - comme son pendant européen - de l’école officielle dont elle est issue, il s’agissait de « montrer aux blancs qu’on peut faire aussi bien qu’eux », mais aussi de former une élite interchangeable d’hommes d’État sur le modèle de l’administration française. Ce qui devient la ligne du FLNKS appelant les EPK à « faire leur preuve » au regard de l’école coloniale.
Mais l’œuvre éducative populaire échappe peu à peu à ces dirigeants. L’analyse des congrès successifs des EPK, menée par J. Gauthier, est riche d’enseignement, non seulement sur l’orientation politique des EPK mais plus généralement sur les liens entre pédagogie et révolution : « L ’EPK se radicalise politiquement par rapport au FLNKS quand elle approfondit la réflexion pédagogique et quand elle a un regard critique sur elle-même (37). » Les références aux aspirations révolutionnaires vont de pair avec la mise en avant de l’autonomie de l’enfant. La confiance en l’une progresse parallèlement à l’attention portée à l’autre. Inversement, quand l’autonomie de l’enfant est rognée (par exemple, les bilans hebdomadaires collectifs deviennent individuels), la dimension politique du projet se rétrécit également. Le retrait du soutien du FLNKS aux EPK est significativement concomitant de l’approfondissement de la pédagogie du thème et à l’affirmation du libre choix de l’enfant. Le rapprochement avec les fractions les plus radicales, actives sur le terrain (USTKE, Comité de revendication des Terres, Groupe des femmes Kanak en lutte – GFKEL) témoigne de cette évolution.
Les analyses de J. Gauthier confirment donc à la fois une parenté entre le processus révolutionnaire et l’audace pédagogique, tout en soulignant une certaine autonomie à cette dernière, qui parvient à survivre quelques temps à l’institutionnalisation politique du mouvement. Au bout de quelques mois, certaines EPK choisissent de s’auto-dissoudre. D’autres résistent pendant une dizaine d’années – au prix parfois de reniements pédagogiques. Il n’en subsiste aujourd’hui plus qu’une, celle de Kanala, qui maintient une scolarisation dans les tribus pour les enfants de 2 à 9 ans tout en établissant des passerelles avec l’enseignement public à partir du cours moyen.
L’héritage des EPK
Ce bilan conduit J. Gauthier à formuler l’hypothèse selon laquelle c’est le manque d’autonomie assumée vis-à-vis du FLNKS qui a empêché les EPK d’exprimer toute leur radicalité – et toute leur place au sein de l’entreprise d’émancipation. « La culture de luttes des EPK est née de ces brisures, de ces douleurs et de ces émerveillements. Elle ne pouvait, dans les conditions historiques de cette fin de siècle, que se développer à la marge des modes d’action et de pensée habituels, à la marge du FLNKS, des partis, de l’État, de l’Homme aliéné (38). » Ces propos disent assez ce que nos combats et nos pratiques d’aujourd’hui peuvent gagner à un retour critique sur cette expérience. Rares en effet sont les échappées hors de l’institution qui peuvent s’appuyer sur un élan social d’envergure. Ni l’éloignement géographique ni l’éloignement dans le temps n’effacent la portée de cette aventure où pédagogie et révolution se sont un temps confondues, permettant aux dominés d’arracher par leurs luttes une parcelle de liberté.
Grégory Chambat, Questions de classe(s)
Les EPK en 1995
L’EPK de Canala. Le statut de cette EPK a toujours été particulier, du fait de ses choix politiques (recherche de reconnaissance officielle) et pédagogiques (pédagogie « par « alternance » et non pédagogie du thème). Eloi Machoro, instituteur indépendantiste abattu par le GIGN en 1985 travaillait dans l’école publique de Canala. L’autre victime de cette exécution, Marcel Nonnaro, était parent d’élève de l’EPK de Kanala.
En 1995, dix ans après sa création, l’école de Canala accueille 180 élèves de 6 mois (l’école est dotée d’une « crèche EPK ») à 23 ans. Elle pratique de la pédagogie par « alternance » : 4 journées de 6 heures à l’EPK et 3 heures professionnalisantes, le reste dans le milieu. Chaque élève se doit de réaliser une monographie à partir de son travail dans le milieu. 13 animateurs sont « indemnisés » mais ne sont pas reconnus comme instituteurs à part entière, ni par l’État ni par la province (pourtant à majorité indépendantiste). L’État paye les Bourses aux parents des enfants scolarisés. L’école de Canala est également à l’origine de la création d’un bac culturel pour qualifier les animateurs.
L’EPK de Gossanah-Téouta.
C’est à la suite des événements de 1988 qui virent la mort de nombreux parents d’élèves et d’animateurs des EPK sur les barrages, que le GIGN a abattu 19 personnes réfugiées dans une grotte près de Gossanah. Leur position avait été localisée suite à la torture d’habitants de Gossanah.
Partie absolument à revoir :
En 1995 l’EPK de Gossanah-Téouta compte 80 élèves et 25 animateurs (tous bénévoles). Les bilans collectifs ont lieu toutes les six semaines. Contrairement à la coutume, les femmes participent à égalité dans les prises de décisions. L’année scolaire est inversée par rapport au système officiel : elle est calquée sur le cycle de l’igname. Les ateliers et les groupes ne sont constitués ni en fonction du niveau scolaire ni de l’âge. Il n’y a pas d’examen mais des plans de travail et des évaluations en fin de trimestre. Les élèves ont leur champ et produisent des objets artisanaux et des gâteaux. L’école recrute aussi depuis des petites EPK pour permettre aux enfants de finir leurs études.
L’EPK a été à l’origine d’une Université populaire de Kanaky, aujourd’hui disparue.
L’EPK a toujours refusé de quémander à l’État le rétablissement des bourses pour les familles d’enfants scolarisés.
C’est d’ailleurs près du village de Gossanah qu’eurent lieu les les événements de 1988. Il s’agit d’une attaque de gendarmerie(celle d’Ouvéa) suivie d’une prise d’otages de gendarmes mobiles stationnant sur place. Certains seront retrouvés très vite dans un premier lieu au sud de l’île ; les autres seront enfermés dans une grotte tenue secrète et retrouvés plus tardivement ; ils seront libérés à la suite d’un assaut orchestré par l’armée, le GIGN (pourtant à l’origine de négociations qui auraient abouti sans l’intervention du pouvoir politique au plus haut sommet de l’État ), et un autre élément des services secrets (les marsouins ?). Au cours de cet assaut 19 kanak seront tués (porteurs d’eau et preneurs d’otages) dont certains dans des conditions rappelant les exécutions type corvée de bois). Les attaques de gendarmerie sont concomitantes de l’élection présidentielle de 1988 ; elles sont liées à l’alternance politique française, l’arrivée au pouvoir de la droite, la cohabitation avec Chirac premier ministre et Bernard Pons (ministre d’outre mer) en 1986 et à la mise en place d’un énième statut : le statut Pons qui remettait en cause le précédent ayant été accepté par le indépendantistes ; par ailleurs le mouvement indépendantiste avait adressé au candidat à sa réélection Mitterrand une lettre lui demandant de se prononcer sur l’accession à l’indépendance : Mitterrand avait répondu que celle-ci n’était pas à l’ordre du jour ; d’où la reprise des actions de lutte et les attaques de gendarmerie.
L’enseignement des langues kanak aujourd’hui
La défense et l’enseignement des langues kanak sont parmi les principaux enjeux définis par l’accord de Nouméa (Article 1.3.3) signé le 5 mai 1998. « Les langues kanakes sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. Leur place dans l’enseignement et les médias doit donc être accrue et faire l’objet d’une réflexion approfondie ». Cette démarche repose sur une démarche très « scolaire » pour ne pas dire élitiste : « Une recherche scientifique et un enseignement universitaire sur les langues kanak doivent être organisés en Nouvelle-Calédonie. L’institut national de langues et civilisations orientales y jouera un rôle essentiel. Pour que ces langues trouvent la place qui doit leur revenir dans l’enseignement primaire et secondaire, un effort important sera fait sur la formation des formateurs. Une Académie des langues kanak, établissement local dont le conseil d’administration sera composé de locuteurs désignés en accord avec les autorités coutumières, sera mise en place. Elle fixera leurs règles d’usage et leur évolution. »
Les enfants kanak suivent, dès la petite section de maternelle, des enseignements dans leur langue, à raison de 7 heures hebdomadaires en maternelle et de cinq heures à l’école élémentaire à la fois pour apprendre à la maîtriser et se familiariser avec leur culture d’origine, à l’écrire et à la lire mais aussi pour suivre tous les autres champs disciplinaires dans cette langue. J. Gauthier souligne (en 1996) que cet enseignement n’est souvent pas prodigué, les professeurs relevant le plus souvent d’autres aires linguistiques que celle où ils enseignent.
(Source article « Kanak », Wikipédia).
Depuis la situation a évolué plutôt positivement ; en tout cas à Lifou (aire Drehu) la langue est enseignée en maternelle, au primaire, au collège et au Lycée ;les élèves peuvent choisir option langue kanak au bac ;le grand problème reste la formation d’enseignants en langue ; et la problématique d’une langue kanak comme langue d’enseignement demeure un objectif loin d’être atteint si non poursuivi ; l’université de NC propose des cursus de langues kanak ;
Par ailleurs une des avancées majeures est la reconnaissance du bilinguisme comme propice à l’acquisition de la langue maternelle puis du français, à l’amélioration du taux de réussite et à l’amélioration des comportements ; les parents sont de moins en moins hostiles, non seulement à l’apprentissage de leur langue à l’école mais aussi à l’utilisation de leur langue dans les relations familiales.En effet nombreux étaient les parents qui pensaient « bien faire » en parlant français à leurs enfants(tous comme les enseignants !!)Le statut de la langue vernaculaire a été ainsi valorisé.
Chronologie
24 septembre 1853 : l’amiral Fébvrier Despointes « prend possession » de la Nouvelle-Calédonie : « A partir de ce jour, cette terre est française et propriété nationale ».
1863 : décret interdisant l’usage des langues kanak à l’école
2 septembre : décret choisissant la Nouvelle-Calédonie comme « lieu de transportation des individus de race blanche condamnés à plus de 8 ans de travaux forcés »
1873 : Arrivée de Louise Michel et des déportés communards en Nouvelle Calédonie.
1878 : Révolte Kanak avec le Grand Chef Ataï
1879 : octobre, exposition à la Société d’anthropologie de Paris des têtes tranchées de 6 guerriers kanak, dont celle du Grand Chef Ataï.
Louise Michel obtient l’autorisation de s’installer à Nouméa et de reprendre son métier d’enseignante, d’abord auprès des enfants de déportés, puis dans les écoles de filles. Elle enseigne aussi aux enfants Kanak le dimanche.
1880 : les déportés regagnent la France
1917 : 2ème grande insurrection kanak qui commence à Koné avec le Grand Chef Noël. Des postes de gendarmerie sont attaqués.
1918 : janvier, le Grand Chef Noël est tué à bout portant puis décapité.
1921 : toute publication en langue indigène est interdite
Le peuple Kanak atteint son niveau démographique le plus bas : entre 15 et 18 000 personnes sur Grande Terre contre 27 à 60 000 (selon les sources) en 1855, début de la colonisation de peuplement.
1925 : création de 2 écoles de formation indigène : l’une à vocation professionnelle, l’autre pour les moniteurs des écoles de tribu
mai 1931 : Exposition coloniale à Paris. Des Kanak sont exposés comme cannibales sur la place publique ; ils sont ensuite exhibés dans un cirque qui fait un circuit en Europe.
1953 : école primaire gratuite et obligatoire pour les enfants kana.
1956 : Les kanak accèdent à l’enseignement publique de la République( suite à la loi-cadre Deferre) et à l’abolition en 1946 du statut de l’indigénat
1962 : Boniface Ounou d’Ouvea : premier bachelier kanak
1969 : Apparition des Foulards Rouges créés par des étudiants revenus de France et qui donnent un sens revendicatif et non plus péjoratif au mot « kanak ». Le réveil kanak est amorcé par le mouvement des Foulards Rouges suivi du « Groupe 1878 », plus tard en 1974, qui dénonce la colonisation et demande la restitution, sans condition, des terres.
septembre : Nidoish Naisseline (1er kanak diplomé de l’Enseignement supérieur : maîtrise de sociologie) est arrêté pour distribution de tract en langue kanak.
1979 création du front indépendantiste qui deviendra FNLKS en 1984
1981. 6 décembre, Congrès constitutif du STKE (Syndicat des travailleurs Kanak et exploités).
1982. 5 et 19 septembre : 1er Congrès de l’USTKE (Union des syndicat des travailleurs Kanak et exploités) qui adopte le mot d’ordre « pas de socialisme sans indépendance kanak, pas d’indépendance kanak sans socialisme » et « Tribus-usines, même combat ».
1984
Mars : mise en place d’un comité exécutif chargé d’établir un programme de gouvernement, la constitution du pays kanak, la charte de l’indépendance.
22 au 24 septembre : congrès constitutif du FLNKS : un comité de lutte par commune + charte + calendrier d’actions : création du FLNKS, Front de libération national Kanak et socialiste par des organisations populaires et des partis politiques indépendantistes)
25 novembre : création du 1er Gouvernement provisoire de Kanaky
1985
Janvier : Machoro et Nonaro sont abattus par les gendarmes mobiles. Laroque provoque la liesse de la foule à Nouméa en donnant la nouvelle. Pisani décrète l’état d’urgence. Il y a 6300 militaires sur le territoire : 1 pour 12 Kanak, enfants compris. Au Congrès de Nakéty, Léopold Jorédié, constatant « l’urgence de mettre en place une Ecole Populaire Kanak » signe au nom du Gouvernement de Kanaky des « Instructions aux Comités de Lutte » pour qu’ils mènent avant fin mars une recherche en ce sens, et en rendent compte au prochain congrès.
Mars : création de la 1ère EPK . 1500 à 2 000 enfants et 230 animateurs dans 56 EPK. C’est une vague de fond, mais qui ne touche que 12 à 15% des enfants kanak vivant en tribu, soit une section de base du FLN sur 4 ou 5. L’État supprime bourses et allocations familiales aux parents d’élèves des EPK.
Mai : 3ème Congrès FLNKS à Hienghène : arrêt du boycott scolaire, mais libre choix de l’école, : les EPK continuent.
Août : première convention des EPK, implantées dans huit communes (soit environ 30% des communes existantes).
Septembre : le FLNKS reconnaît l’EPK comme une de ses « structures de lutte ».
1986 : février, arrêt de la seule EPK du Grand Nouméa, celle de Tiati-Conception.
Juin : naissance de deux EPK (qui avaient eu une vie éphémère en mars 1985) : Pouébo-Balade et Yaté.
1987 : fin de la plupart des EPK de Lifou et de celles de Ponérihouen.
1988 : massacre des 19 d’Ouvéa à la grotte de Gossanah et signature des accords de Matignon.
1989 : fin de l’EPK de Témala. Il reste sept EPK scolarisant trois cent cinquante enfants avec cinquante à soixante animateurs.
1994 : il reste 5 EPK : Gossanah (80 enfants et 25 animateurs et intervenants), Hwadrilla (10 enfants d’âge maternel, qui vont ensuite à Gossanah), Hadra (Lifou - 30 enfants), Kanala (180 enfants et 13 animateurs) et Yaté (13 enfants).
1998 : signature de l’accord de Nouméa voté à 72% par la population calédonienne. Le préambule de l’accord place le Kanak au centre de son dispositif.
Notes :
1. L’orthographe du mot Kanak est un enjeu de lutte. Il est aujourd’hui employé de manière invariable en genre et en nombre. Jusque dans les années 1970, ce mot s’écrivait canaque(s) (Calédonien était employé pour désigner les colons, ou Caldoches), en concurrence avec le terme Mélanésien - dans les documents administratifs par exemple - considéré comme moins péjoratif. Vers le milieu des années 1970, avec les revendications identitaires du peuple kanak, on a vu apparaître l’orthographe kanak(e)(s) (issue de Kanaka, terme polynésien originaire d’Hawaï, signifiant « animal-homme »), qui, du milieu des années 1980 aux années 1990, a progressivement remplacé canaque(s). Il donne naissance au mot Kanaky, nom choisi par les indépendantistes pour désigner l’archipel. Il est ensuite devenu invariable (orthographe préconisée par l’Académie des langue kanak, établissement public officiel, et employé dans le texte des Accords de Nouméa du 5 mai 1998). Sur le sujet voir Frédéric Angleviel (Université de la Nouvelle-Calédonie) « De Kanaka à Kanak : l’appropriation d’un terme générique au profit de la revendication identitaire », Revue Hermès n° 32-33, 2002, pp. 191-196.
2. Selon Small, D. (1996) (« The Rise and Fall of the Ecoles Populaires Kanak in New Caledonia ». Sydney, Australia : IX World Congress of Comparative Education, 1-6 Jul 1996. Cette étude est en ligne http://ir.canterbury.ac.nz/handle/10092/4718) les EPK concernaient 1500 élèves sur 25000 soit 6%, même s’il reconnaît que dans certaines zones, les EPK accueillaient la majorité des élèves quand d’autres étaient désertes de structures, obligeant les enfants à de longs trajets. Pour Jacques Gauthier (Les Écoles populaires kanak, une révolution pédagogique ?, L’Harmattan, 1996), cela pouvait aller jusqu’à 15 %.
3. L’insurrection qui éclate en janvier 1871 va unifier plus de 200 000 combattants menés par les Mokrani, famille de caïds kabyles, qui vont affronter 90 000 soldats français. Cette guerre s’achève le 17 janvier 1872 par une répression féroce. Les colons s’approprient au passage un demi-million d’hectares de terres. Les rebelles kabyles capturés partagent alors le bannissement des communards parisiens avec qui ils fraternisent dans les bagnes de Toulon ou de l’île de Ré, avant d’être déportés dans des bateaux-cages jusqu’en Nouvelle-Calédonie. CQFD n° 28, « Les vieux dossiers d’Anataole : Chassé-croisé Kabyles, Kanaks et Communards », Anatole Istria, en ligne sur l’ancien site du journal (www.cequilfautdetruire.org).
4. Voir « Louise Michel et l’école, Louise Michel institutrice », Daniel Armogathe, N’Autre école n° 10, printemps 2005, p. 44 et suiv. En ligne sur le site.
5. Louise Michel, Légendes et chansons de gestes canaques (1875), suivi de Légendes et chants de gestes canaques (1885) et de Civilisation, texte établi et présenté par François Bogliolo, Presses Universitaires de Lyon, 2006, 238 pages.
6. Joël Dauphiné dans La déportation de Louise Michel : vérité et légendes (Les Indes savantes, 2006, 150 p.) rapporte cette anecdote semble-t-il inventée de toute pièce : bien que le motif de la peine (« Mauvaise instruction donnée aux Canaques ») ne fut pas inscrit dans le règlement, le gouverneur aurait envisager de faire donner 25 coups de corde à Louise Michel, sanction ramenée par le conseil à un séjour au « quartier des Incorrigibles » où elle aurait été enchaînée « comme une bête féroce » (récit publié dans La Vie populaire n° 13 du 14 avril 1905).
7. Voir Didier Daeninckx, Le retour d’Ataï, Gallimard, collection Folio, 2006, 113 p.
8. CQFD n° 28, « Les vieux dossiers d’Anataole : Chassé-croisé Kabyles, Kanaks et Communards », Anatole Istria, en ligne sur l’ancien site du journal (www.cequilfautdetruire.org).
9. Dès 1863 un décret interdit l’usage des langues kanak à l’école. On songe également à la politique d’éradication des langues régionales dans l’école de la République.
10. FLNKS : Front de libération national kanak et socialiste fondé en 1984. USTKE : Union syndicale des travailleurs kanak et exploités crée en 1981. l’USTKE comporte une branche dans l’éducation, la fédération STKE-Enseignement.
11. Alan W. Ward, Land and Polilies in New Caledonia, 1982, Canberra, Australian National University, Research School of Pacifie Studies, Political and Social Change Monograph 2, p. 49.
12. Extrait du compte-rendu de la Première convention des EPK (août 1985).
13. Kohler J. M., Wacquant L., 1985, L’école inégale. Éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-Calédonie, Institut Culturel Mélanésien, Nouméa, coll. Sillon d’igname, 1985, pp. 36-37.
14. Eddy Wayuone Wadrawane, dans « Emplacement et déplacement des écoles en milieu kanak. Un analyseur anthropologique de la place faite aux institutions de diffusion du savoir occidental dans une situation coloniale » (Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, vol. 41, n° 1, 2008) analyse très finement la manière dont les tribus ont manifesté, à travers la disposition spatiale des écoles, un sentiment ambiguë de fascination/répulsion pour l’action éducative coloniale.
15. Cité par Kohler J. M., Wacquant L. op. cit., p. 17.
16. Ibidem, p. 94.
17. « En 2009, on ne compte, que 12,5 % des bacheliers d’origine kanak, 14,2% d’origine wallisienne et futunienne, alors que 54,1 % de ces bacheliers sont d’origine européenne. Ainsi, les ethnies kanak et océaniennes du pays se trouvent être minorées en fin de cursus scolaire : majoritaire à l’entrée en 6ème, la population kanak et océanienne est minoritaire pour le premier diplôme important de l’école française, ouvrant les portes de l’enseignement supérieur. Pour celui-ci, du reste, "le constat est encore plus sévère : un jeune Européen sur cinq est diplômé de l’enseignement supérieur, contre un sur vingt dans les communautés kanak ou wallisiennes." (Broustet et Rivoilan, 2011) ». « Vingt années de politiques de rééquilibrage en Nouvelle-Calédonie : Démocratisation de l’école et persistance des inégalités », mai 2011, Communication aux xviiièmes Journées d’études sur les données longitudinales dans l’analyse du marché du travail, Toulouse, 19 et 20 mai 2011. Les nouvelles ségrégations scolaires et professionnelles. La plaquette du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie (L’État de l’école en Nouvelle-Calédonie) pourtant bien avare sur les statistiques liées à l’origine des élèves, nous apprend cependant que « Globalement le niveau d’échec scolaire reste préoccupant. Outre la proportion de jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme, évaluée à 20 %, 13,5 % des jeunes se présentant chaque année à la journée de préparation à la défense sont en situation de « difficultés sévères » vis-à-vis de la lecture, à comparer au taux métropolitain de 4,9 %. Lorsque l’on rajoute les « faibles lecteurs », le taux calédonien des personnes en difficulté monte à 33 %. Ces jeunes sont pour la plupart encore dans le système scolaire. »
18. Ce qui est vrai pour les élèves l’est également pour les personnels : entre 1977 et 1988 l’écart entre le nombre de Kanak travaillant dans l’enseignement et celui des européens se creuse 515/1639 – 652/2203.
19. Ibid., p. 47.
20. L’ Avenir de La Nouvelle-Caledonie en question(s), ou, Du Rééquilibrage des idées, Eric Douyère, Île de Lumière, 2000, 113 p.
21. Faut-il souligner une évidente similitude avec la situation en métropole pour les classes dominées socialement et culturellement (enfants d’immigrés mais aussi « de souche ») ?
22. Jacques Gauthier, Les Écoles populaires kanak, une révolution pédagogique ?, L’Harmattan, 1996, p. 275.
23. Jacques Gauthier fait ici référence à la distinction entre l’ « anti-institution » « qui oppose des contenus autres... mais selon les mêmes formes institutionnelles (bureaucratiques) » à la « contre-institution » « qui invente de nouvelles formes d’existence sociale, de nouveaux modes de fonctionnement (plus démocratiques, avec des assemblées générales, des bilans institutionnels réguliers en Ag) ». Il renvoie au Que sais-je ? De R. Hess et A. Savoye, L’Analyse institutionnelle, PUF, 1993.
24. L’igname est l’élément de base de l’alimentation kanak et de ce fait possède une forte valeur culturelle. Le cycle de sa culture est associé à de nombreux rites qui scandent le calendrier kanak.
25. Kohler J. M., Wacquant L., op. cit., p. 25.
26. J. Gauthier, op. cit., p. 28.
27. À l’exception notable de l’EPK de Kanala, la seule encore en activité, et qui a fait le choix de demander des aides publiques, contrairement aux autres structures. Ses animateurs sont reconnus, non pas en tant qu’instituteurs mais en tant que moniteurs et rémunérés par la région dirigée par les indépendantistes (J. Gauthier, op. cit.).
28. J. Gauthier, op. cit., p. 76. L’auteur évoque aussi des tirs de mitraillette de l’armée dans des classes. Mais nous n’avons pas trouvé d’autre référence confirmant ce propos.
29. Ibidem, p. 59.
30. Ibid., p. 240.
31. Ibid., p. 221.
32. Ibid., p. 248.
33. Ibid., p. 58.
34. Ibid., p. 222.
35. Gérard Mendel dans ses travaux sur l’éducation et l’autorité, fait de l’enfance une catégorie opprimée et colonisée à libérer (Pour décoloniser l’enfant, Sociopsychanalyse de l’Autorité, Coll. : Petite bibliothèque Payot, 1971).
36. J. Gauthier, Op. Cit., p. 226
37. Ibid., p. 195.
38. Ibid., p. 208.
Bibliographie
Sur les Écoles populaires kanak.
Les ressources sont assez maigres, y compris sur internet, les rares documents n’en sont que plus précieux :
Small, D., « The Rise and Fall of the Ecoles Populaires Kanak in New Caledonia ». Sydney, Australia : IX World Congress of Comparative Education, 1-6 Jul 1996. Cette étude est en ligne http://ir.canterbury.ac.nz/handle/10092/4718)
Un article synthétique qui résume l’aventure des EPK en soulignant – parfois à partir de documents internes et secrets de la frange du FLNKS hostile aux EPK – le rôle du mouvement indépendantiste bureaucratisé dans la disparition des EPK. Une bonne introduction (mais en anglais !).
Jacques Gauthier, Les Écoles populaires kanak, une révolution pédagogique ?, L’Harmattan, 1996, p. 275.
Probablement « le » livre sur la question qui ne se contente pas d’une « histoire » des EPK mais, dans un style très personnel et souvent très stimulant soulève de nombreuses questions qui dépassent la seule aventure des EPK. Un ouvrage engagé, et qui ne s’en cache pas, mais c’est aussi ce qui fait tout son intérêt.
Marie Adèle Joredie, « Atelier : Atelier Identité, Education, Langue, Culture », 1er Congrès des Peuples Autochtones Francophones, Agadir – 2-6 novembre 2006. http://www.unesco.org/culture/fr/indigenous/Dvd/pj/KANAK/JOREDIE.pdf
Pas un texte à proprement parler sur les EPK mais une réflexion nourrie d’expérimentations d’enseignement des langues kanak dans un collège de Canala (autour des mathématiques) et auprès de très jeunes enfants (autour du livre).
Sur la culture et la langue Kanak
Frédéric Angleviel (Université de la Nouvelle-Calédonie) « De Kanaka à Kanak : l’appropriation d’un terme générique au profit de la revendication identitaire », Revue Hermès n° 32-33, 2002, pp. 191-196.
Présentation exhaustive du vocable « kanak », de son histoire et de ses enjeux politiques.
Sur l’école coloniale en Nouvelle-Calédonie
Kohler J. M., Wacquant L., 1985, L’école inégale. Éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-Calédonie, Institut Culturel Mélanésien, Nouméa, coll. Sillon d’igname, 1985.
Une des premières études sociologiques de Loïc Wacquant. L’analyse du système éducatif colonial est implacable et emprunte aux travaux de Bourdieu. L’hypothèse EPK est en revanche rejetée, avec de solides arguments, mais sans prendre en compte la dynamique de luttes sociales qui les ont vu émerger.
Eddy Wayuone Wadrawane, dans « Emplacement et déplacement des écoles en milieu kanak. Un analyseur anthropologique de la place faite aux institutions de diffusion du savoir occidental dans une situation coloniale » (Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, vol. 41, n° 1, 2008).
Analyse ethnographique originale sur la manière dont les écoles coloniales ont été placées par les tribus sur leur territoire.
« Vingt années de politiques de rééquilibrage en Nouvelle-Calédonie : Démocratisation de l’école et persistance des inégalités », mai 2011, Communication aux xviiièmes Journées d’études sur les données longitudinales dans l’analyse du marché du travail, Toulouse, 19 et 20 mai 2011.
Les nouvelles ségrégations scolaires et professionnelles. La plaquette du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie (L’État de l’école en Nouvelle-Calédonie)
La Commission du Grand débat sur l’avenir de l’école calédonienne préparant le transfert des compétences scolaires aux autorités locale, a publié un compte rendu de ses travaux qui comporte de nombreuses interventions et quelques statistiques.
http://www.gouv.nc/portal/pls/portal/docs/1/14114009.PDF
Sur Louise Michel et la déportation des communards en Nouvelle-Calédonie
CQFD n° 28, « Les vieux dossiers d’Anataole : Chassé-croisé Kabyles, Kanaks et Communards », Anatole Istria, en ligne sur l’ancien site du journal (www.cequilfautdetruire.org). Où l’on apprend qu’après leur insurrection, les Kanak ont été déportés au... Chiapas !
Joël Dauphiné, La déportation de Louise Michel : vérité et légendes (Les Indes savantes, 2006, 150 p.)
Un livre terrible puisqu’il met à mal bien des idées reçues sur Louise Michel, en particulier en Kanaky et décortique le mythe fabriqué après sa mort par quelques journalistes en mal de sensationnel. Reste, et c’est peut-être l’essentiel, la consolation que ces mythes autour de Louise Michel nous en apprennent aussi beaucoup sur les utopies et les espoirs des exploités !
« Louise Michel et l’école, Louise Michel institutrice », Daniel Armogathe, N’Autre école n° 10, printemps 2005, p. 44 et suiv. En ligne sur le site.
Louise Michel, Légendes et chansons de gestes canaques (1875), suivi de Légendes et chants de gestes canaques (1885) et de Civilisation, texte établi et présenté par François Bogliolo, Presses Universitaires de Lyon, 2006, 238 pages.
Dans la continuité de son premier récit sur l’exposition universelle de 1931 à Paris qui exposa des Kanak présentés comme des cannibales (Cannibales, Gallimard, collection Folio) Didier Daeninckx s’est aussi intéressé au destin d’Ataï, le grand chef Kanak et au périple de son crâne, longtemps exhibé comme un trophée en France : Le retour d’Ataï, Gallimard, collection Folio, 2006, 113 p.
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