Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

Platon : Axiocos ou Sur la mort (Texte 33)

La mort est vie, vive la mort !

« […] la vie est un court voyage en pays étranger, et cette vie il faut la passer jusqu’au bout dans la décence  » (365b). Ce dialogue entre Socrate, Axiocos et subsidiairement Clinias[1] est attribué à Platon. Comme le sous-titre l’indique, il traite d’un sujet éminemment dramatique : la mort en général et l’immortalité de l’âme en particulier. Comme c’est souvent le cas avec Platon, ce texte fait également allusion à un mythe, soit celui raconté par le mage Gobryas (371a-372a), nous y reviendrons un peu plus loin.

Un dialogue en continuité avec l’Apologie de Socrate

Au départ, Clinias insiste pour que Socrate se rende au chevet d’Axiocos qui est à la veille de mourir, « sa vie touche à sa fin » (364b). Ce dernier se retrouve dans un état qui, on le devine facilement, peut l’effrayer profondément (364a-365c). Ce court texte s’inscrit en continuité d’un passage particulier de l’Apologie de Socrate, quand le maître à penser de Platon s’adresse aux juges en disant : « En ce qui concerne la mort, de deux choses l’une, en effet. Ou bien effectivement celui qui est mort n’est plus rien et ne peut avoir aucune conscience de rien, ou bien, comme on le raconte c’est un changement et, pour l’âme, un changement de domicile qui fait qu’elle passe d’un lieu à un autre. » (Apologie de Socrate, 40c). Corps et âme ayant donc été conçus pour unir à la fois deux essences et deux mondes, mais dont seule la dernière possède le droit ou le pouvoir de traverser de l’un à l’autre.

La thèse développée dans Axiocos

La thèse principale développée dans Axiocos repose sur l’extrait suivant : « Voilà bien pourquoi tu dois balayer toutes ces sornettes, et te convaincre que, une fois que l’association de l’âme avec le corps a été détruite, et que l’âme s’est établie dans le lieu qui lui est propre, ce corps qui reste, un morceau privé de raison, n’est plus un homme. Car nous sommes une âme, un être vivant immortel enfermé dans une prison mortelle. » (365e-366a). Ainsi, selon Platon, l’animation du corps exige une présence venue d’ailleurs, ce qui permet alors de justifier l’existence, à défaut de la connaître véritablement à partir du monde mortel. Autrement dit, nous ne sommes point en mesure de connaître notre origine à partir de notre milieu, parce que notre véritable existence vient d’un autre monde. Or, pourquoi l’âme n’offre-t-elle pas plus de connaissances sur le monde terrestre, elle qui va et vient au gré de ses nombreuses vies ? C’est parce qu’il y a dans son monde une plaine — l’Oubli — à la chaleur étouffante, traversée par le fleuve Amélès (« Négligent ») qui exerce une tentation pour boire de son eau, mais à chaque fois que la négligence plus que la prudence l’emporte et amène à boire, à chaque fois donc des choses sont oubliées, c’est du moins l’explication donnée dans La République, en se fiant au récit d’Er (Platon, 1993).

Une argumentation qui compte cinq composantes

L’argumentation de Socrate se décline d’abord en quatre points : premièrement, le corps subit l’existence, mais « l’homme n’existe que par son âme », ce qui veut dire que quitter la vie terrestre « c’est échanger un mal contre un bien » (365d-366d) ; deuxièmement, la vie ne mérite pas que l’on s’y attache outre mesure, puisque les dieux connaisseurs des affaires humaines affranchissent la vie, « avec hâte », « ceux qu’ils chérissent » (366b-369b) ; troisièmement, Socrate avance que la mort « ne concerne ni les vivants ni les morts » (369b-d), car pour ceux qui vivent, « elle n’existe pas encore, tandis les morts eux, ils n’existent plus » (369c) ; et quatrièmement, l’homme ne vas pas vers la mort, mais vers l’immortalité, donc perdre ses biens ne doit pas être redouté (370b-d) ; en effet :

Dès lors, ce n’est pas vers la mort que tu vas aller, Axiocos, [dit Socrate,] mais vers l’immortalité ; ce n’est pas non plus à la perte de tes biens que tu dois t’attendre, mais à une jouissance qui n’en sera que plus pure, car ce ne seront plus des plaisirs contaminés par le corps mortel que tu éprouveras, mais des plaisirs où n’interviendra pas la douleur. Libéré de cette prison, tu t’en iras là-bas, là où il n’y a plus de peines, plus de gémissements, plus de vieillesse, là où l’on mène une vie calme à l’abri des maux, jouissant d’une tranquillité qui ne connaît pas l’agitation, contemplant la nature, pratiquant la philosophie non pour plaire à la foule ou pour se donner en spectacle, mais pour faire s’épanouir la vérité (370d).

C’est le sophiste Prodicos qui aurait enseigné à Socrate au moins deux des quatre points d’argumentation sur la mort, ce qui peut sembler étrange, compte tenu des critiques de Platon envers les sophistes, en songeant notamment à ses avertissements dans Sophiste et Protagoras. Y aurait-il alors des bons et des mauvais sophistes ? Il faudrait plutôt y voir une dualité possible d’étendre au-delà de ce groupe et de ramener l’idée de la bonne et de la mauvaise personne à une aptitude de jugement sur laquelle repose la confiance. En ce sens, puisque la vie possède du bon et du mauvais, la mort doit être exposée à cette réalité d’une manière ou d’une autre ; évidemment, le monde de la vie et celui de la mort évoluent ensemble dans un Tout rassembleur.

En ajout aux quatre arguments, il y a le mythe raconté par le mage Gobyras

Le dialogue se clôt autour d’un mythe raconté par le mage Gobyras en vertu duquel au moment de la mort l’âme se détache du corps pour se rendre là où règne Pluton et où on accède à « la plaine de la vérité » (371b), cet endroit où « siègent les juges qui interrogent les arrivants sur la vie qu’ils ont vécue et sur le genre d’existence qu’ils ont menée, quand ils habitaient un corps. Et il n’y a pas moyen de mentir. » (371 b-c). C’est à cet endroit que les juges départagent les âmes bonnes qui « vont s’établir dans le séjour des hommes pieux » et les âmes mauvaises, celles « qui ont voué leur vie à la méchanceté », qui sont dirigées dans un lieu où ils resteront à jamais « tourmentés par des châtiments incessants » (372a). Plus tard, ce mythe semble être corroboré par un autre écrit de Platon (1993) en rappel à nouveau au récit d’Er, qui n’a point bu au fleuve de l’Oubli, ramenant ainsi sa connaissance d’outre-tombe, alors que sa dépouille se trouvait sur le bûcher.

Pour conclure

La mort n’est pas à redouter. Ce qui meurt, c’est le corps. L’âme par contre reste immortelle. Selon Socrate, la mort ne peut en aucun cas être envisagée comme un mal. Lors du décès, l’âme se libère de sa prison corporelle et c’est à ce moment que l’âme de l’homme « qui a vécu dans la décence » accède au bonheur véritable et absolu.

Ce dialogue est toutefois réputé inauthentique.

Épilogue à la conclusion : un air d’une chanson de John Lennon

Ces grands questionnements qui animent Platon, autant dans sa jeunesse que dans sa vie de forces et de faiblesses, se synthétisent au sein de notre humanité à la recherche constante de son origine et de sa destinée, rendant ainsi l’oeuvre de ce philosophe presque immortelle mais surtout toujours d’actualité. D’ailleurs, la leçon de Prodicos, sur ce qui est essentiel et qui exige de dépasser la souffrance vécue (366d), vous rappellera inévitablement certains passages de la célèbre chanson de John Lennon intitulée Working class hero. Prenez d’ailleurs le temps de l’écouter et constatez par vous-mêmes.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

30 juin 2022

11h

yvan_perrier@hotmail.com

Références

Platon. 1965. Apologie de Socrate. Dans Luc Brisson (Dir.), Platon œuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 90.

Platon. 1993. La République. Du régime politique. Paris : Gallimard, 551 p.

Platon. 2020. Axiochos ou Sur la mort. Dans Luc Brisson (Dir.), Platon œuvres complètes. Paris : Flammarion, pp. 94-101.

[1] Clinias est le fils d’Axiochos. Il n’a que deux répliques dans ce dialogue. Il est accompagné de son amant Charmide (qui est le fils de Glaucon) et du musicien Damon. Charmie et Damon sont très discrets ici. Ils sont même complètement silencieux.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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