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Le livre Le Banquet comporte trois parties bien distinctes : les théories de l’amour des cinq premiers orateurs (Phèdre, Pausanias, Éryxiamque, Aristophane et Agathon) ; la conception philosophique d’Amour telle qu’exposée par la prêtresse Diotime et finalement l’éloge qu’Alcibiade fait de Socrate. Pour les premiers orateurs, l’amour n’est qu’engendrement du semblable par le semblable ou recherche de la fusion initiale perdue. Avec Diotime, Amour cherche à engendrer et à enfanter dans la « Beauté ». Son objet est l’immortalité ou la possession perpétuelle du « Bien ». Dans le présent texte nous exposerons uniquement le point de vue développé par Diotime.
Diotime affirme qu’Éros (le démon d’Amour) a été conçu le soir de la naissance de la déesse Aphrodite. Amour est le fils de Poros (Expédient ou Opulence) et de Pénia (Indigence ou Misère). Amour tient de son père les ressources qui lui permettent de se sortir de son état de pauvreté que lui a transmis sa mère. Amour n’est pas un dieu, il est le passage entre les dieux et les mortels (passage entre l’immortel et le mortel), entre le savoir et l’ignorance. Il est donc philosophe, puisque seuls s’intéressent au savoir ceux qui l’ont enfoui en eux et qui sont prêts à effectuer la démarche pour faire émerger le savoir enfoui en eux. La voie qui mène à la connaissance ou à la « Beauté » absolue est jalonnée de cinq étapes. Dans un premier temps, l’amour d’un seul corps. Dans un deuxième temps, l’amour de « tous les beaux corps » en repérant l’universel du « Beau » incarné dans le sensible. Dans un troisième temps, surgit la beauté dans les âmes (les occupations et les lois). Dans un quatrième temps, la découverte des connaissances de l’âme, et finalement l’enfantement des pensées propres à la philosophie. C’est donc dans et par Amour qu’une personne peut s’élever vers la « Vérité ».
Conclusion
Dans Le Banquet, Platon réfléchit autour des concepts suivants : Amour, le bien [4], le beau et la philosophie. Platon développe son ouvrage autour d’une idée fort simple : la philosophie est « amour » [5] et Amour est « enfantement dans la beauté » précise Diotime. Aimer, c’est devenir fécond. C’est le désir d’enfantement qui est à l’origine de l’amour. Ce désir d’enfantement trouve son origine dans un désir d’éternité qui vient de cette parcelle d’éternité ou de divin (c’est-à-dire l’« Idée » de beauté) qui sommeille au plus profond de nous. Le Banquet est une œuvre dans laquelle le mouvement de la pensée consiste à toujours vouloir s’élever plus haut, du monde physique aux idées, aux essences et à la contemplation du bien [6]. Chez Platon, les Formes et les Idées sont importantes. Ce sont elles qui produisent ce qui existe dans le monde sensible. Le monde sensible se caractérise par le devenir (le temps, la naissance, la mort, la croissance et le déclin). Alors que le monde intelligible, ce que recherche Platon, se caractérise par l’éternité et l’immuabilité de l’être. Les « Idées » sont certes invisibles, mais pour Platon, elles sont vraies et réelles, au même titre que les choses sensibles. Dans ce texte, Platon pose la nature de l’amour comme un intermédiaire entre le mortel et le divin et le moyen d’un dépassement. Amour, dirons-nous, agit comme un révélateur de la nature profondément ambivalente de la condition humaine. Il révèle à l’être humain que nous vivons dans un manque et ce manque à combler est désir. Ce désir peut être source d’une énergie qui nous rend capable des plus grands exploits. Car que ne poserions-nous pas comme gestes ou comme actions en vue de séduire la personne qu’on désire ? Amour est une espèce de soif d’immortalité qui nous invite au dépassement, à l’immortalité donc au désir du divin. Agir en ne se contentant pas des limites de sa condition mortelle. Parce qu’il relève de la nature mortelle, Amour est perception d’un manque. En raison de son caractère divin, il aspire ardemment à combler ce manque par la création du « Bien » ou de la « Beauté », cette voie royale qui mène à l’immortalité. Moyen d’un dépassement en ce sens qu’Amour s’inscrit, selon Platon toujours, dans une dynamique évolutive qui le mène de l’amour d’un seul corps, à celui de la beauté des corps, à la beauté des âmes, à la beauté morale et à celui du « « Beau » absolu » et des connaissances vraies. L’amour qu’éveillent les beautés du monde sensible est une occasion pour s’élever à l’« Idée » même du beau.
Critique
Dans ce petit bouquin, Platon ne se donne pas la peine de scruter dans le détail les manifestations concrètes du phénomène amoureux. Il en est ainsi en raison du fait que celui qui est réputé être le premier grand " Maître " de la philosophie occidentale accorde peu de valeur au corps ainsi qu’aux manifestations concrètes des passions humaines. Il mentionne que ce qui doit être valorisé se situe dans la pensée, lire le monde abstrait des « Essences ». La « pensée », chez Platon, constitue une sorte de refuge idéal. Platon, tristement, nous donne une image de la philosophie qui est très loin de la réalité du monde concret, c’est-à-dire du monde physique réel. C’est par la pratique de la philosophie (la dialectique et la maïeutique) qu’il semble possible, selon lui, de se libérer des servitudes de la matière et des servitudes physiques. Nietzsche, plusieurs siècles plus tard, s’opposera fortement à cette façon de pratiquer la philosophie.
En terminant ici nous pouvons soulever les questions suivantes : Platon a-t-il raison de poser Amour comme ayant en son centre même le désir d’un manque ? Amour peut-il correspondre aussi à ce que nous avons déjà (un talent) ou ce que nous sommes en mesure de faire (une qualité) ? Nous le savons, la personne humaine se définit par ses sens. Elle se caractérise par les sensations qu’elle éprouve et les sentiments qui l’envahissent. À partir de ces deux caractéristiques, il y aurait peut-être lieu de proposer comme définition d’Amour ce qui suit : Amour peut, selon moi, être sensation et sentiment. Sensation agréable (la fusion) qui peut se transformer en son contraire (la déchirure) et sentiment envahissant qui nous propulse dans les voies du don de l’abandon vers l’autre pour qui nous ressentons une attraction passionnelle irrésistible. C’est du moins de cette façon que j’ai vécu et ressenti ce mot lors de ces moments dans ma vie où j’ai réellement été amoureux…
Yvan Perrier
[1] Platon. 2018. (vers 380 av. J.-C.). Le Banquet. Paris : Gallimard, 184 p.
[2] Le mot « Banquet » est une traduction du mot grec sumposion qui veut dire : « beuverie collective » ou « boire ensemble ». (Platon, 1983, p. 25).
[3] La dialectique est, chez Platon, une démarche intellectuelle qui permet à la pensée de s’élever de l’opinion (les illusions et les croyances sensibles ou imaginatives) à la connaissance rationnelle. Pour notre philosophe de l’Antiquité grecque, la première étape de la connaissance rationnelle correspond à la saisie des données à travers les formes abstraites offertes par les mathématiques. L’objectif étant d’atteindre abstraitement les « Idées » ou les « Essences », et le « Bien ». Voilà pourquoi, chez Platon, le « monde sensible » n’est qu’apparence par rapport aux « Idées » qui elles sont des objets de la pensée pure, donc des modèles qui ne sont jamais réellement perçues par nos sens. Voilà pourquoi chez Platon, les Essences ont un caractère plus réel et plus vrai que les manifestations empiriques des objets. La dialectique est une méthode pour saisir les réalités intelligibles à partir de la saisie la plus juste et pertinente des idées.
[4] Le « Bien » ou le « Bon », selon les traductions.
[5] Le mot philosophie est constitué de deux termes : philo (« aimer ») et sophia (« sagesse »). La philosophie est amour de la sagesse ou, si l’on préfère, la philosophie désire la sagesse.
[6] Dans Lysis, Platon écrit : « Voilà donc une chose acquise : ce n’est pas en vue d’un certain ami que l’ami est objet d’amitié. Mais est-ce que le bien est objet d’amitié ? - Oui, à mon avis. » (Platon, 2004, p. 254).
BIBLIOGRAPHIE
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Platon. 2011. Phédon ; Le banquet : Phèdre. Paris : Tel Gallimard, 235 p.
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Tremblay, Marcel. 1997. Histoire de la pensée occidentale. Sainte-Foy : Les éditions Le Griffon d’argile, 208 p.
Williams, Bernard. 2000. Platon. Paris : Seuil, 95 p.
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