Édition du 16 avril 2024

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Livres et revues

« Quand l'austérité tue », une lucarne sur les déterminants sociaux de la santé

Le livre de David Stuckler et Sanjay Basu « Quand l’austérité tue » est un livre important (1). Il permet une analyse à deux niveaux de temporalité. Pour le court terme, il s’agit de rechercher les meilleures réponses à apporter lors des crises économiques. Pour le long terme, il vient confirmer en creux l’état des connaissances scientifiques concernant les déterminants sociaux de la santé.

Un réquisitoire implacable contre l’austérité aveugle

Les deux chercheurs, auteurs de multiples publications scientifiques dans des revues à comité de lecture, nous livrent ici le résultat de plusieurs années de recherches dans une synthèse très accessible.

Les auteurs effectuent une analyse historique de plusieurs grandes crises économiques (grande dépression des années 30, chute de l’URSS en 91, et la crise asiatique à la fin des années 90), puis étudient la crise actuelle débutée en 2008, qu’ils nomment la Grande Récession.

Leur analyse est originale et très rigoureuse car elle s’appuie sur les données sanitaires disponibles pour dresser un bilan des politiques mises en œuvre pour faire face à ces crises. Leur bilan est sans appel : l’austérité ou plus précisément le consensus de Washington (2) est inefficace économiquement et néfaste sur le plan sanitaire. Dit autrement, les auteurs rappellent aux dirigeants que leurs décisions, sous le masque de la technique et de l’économie, auront un impact sur la santé de leur population (qu’ils sont censés protéger) et peuvent parfois les tuer indirectement dans la plus parfaite inutilité (et impunité).

En effet, ce ne sont pas les crises et les récessions qui sont directement responsables de cette dégradation sanitaire, mais la manière d’y répondre politiquement. Cette conclusion provient de la comparaison des différentes politiques publiques, qui ont été réalisées en étudiant des « expériences naturelles ». Ces dernières correspondent à l’analyse de deux pays ou groupe de pays subissant la même crise économique mais mettant en œuvre des réponses politiques différentes, pour schématiser l’austérité ou la relance. Ainsi les populations dans leur ensemble sont comme soumises à un essai clinique, et l’analyse des données sanitaires (taux de mortalité, mortalité infantile, taux de suicide par exemple) et des grands indicateurs économiques (PIB/habitants, taux de chômage, dette publique par exemple) permet ensuite de comparer l’efficacité de telle ou telle mesure. La force de ce livre est sa robustesse statistique, qui rend difficile toute contestation des conclusions.

Elles renforcent le constat de la nullité du consensus de Washington, ce qui ne l’empêche pas d’être appliqué consciencieusement par les gouvernements européens. Comme illustration assez effrayante de la grossièreté des méthodes du FMI, nous apprenons que, lors de la crise asiatique, les économistes y travaillant utilisaient quasiment les mêmes documents pour tous les pays. Ils changeaient simplement dans le texte le nom du pays auquel les documents seraient ensuite transmis. Stiglitz, ancien économiste en chef de la banque mondiale, rappelait que la fonction chercher/remplacer des traitements de texte n’était pas infaillible et qu’elle laissait parfois passer le nom du pays précédent, qui du coup n’était pas modifié, ce qui devait être du plus bel effet…

L’un des apports théoriques fondamentaux apporté par ce livre concerne le « multiplicateur budgétaire ». C’est un coefficient qui estime l’efficacité ou l’inefficacité d’une dépense publique sur l’accroissement du revenu national, donc in fine sur la croissance. Lorsque ce multiplicateur est supérieur à 1, par exemple 1.5, cela signifie que 1 euro de dépense entraîne un accroissement de 1.5 euros du revenu national. A l’inverse un multiplicateur inférieur à 1, par exemple 0.5, correspond à une contraction du revenu national, puisque 1 euro de dépense entraîne seulement 0.5 euro d’augmentation du revenu national. Les auteurs nous rappellent que le FMI estimait que le multiplicateur budgétaire pour toutes les dépenses publiques était de 0.5. Cependant ce chiffre n’était basé sur aucun calcul sérieux, il était présupposé que toute dépense publique était source d’inefficacité.

De plus, quels que soient les secteurs dans lesquels la puissance publique intervenait (culture, santé, défense…), le multiplicateur budgétaire était censé être toujours de 0.5, ce qui rétrospectivement paraît d’une immense subtilité. En 2013, les auteurs ont participé à une publication scientifique dans le journal Globalization and Health, dans laquelle une estimation de la valeur de ce multiplicateur est effectuée, non sur des présupposés dogmatiques mais sur les chiffres réels (3). Entre 1995 et 2007, ce multiplicateur budgétaire pour l’ensemble de la dépense publique est de 1.61 et non 0.5. Mais les auteurs affinent leurs résultats en calculant le multiplicateur pour les différents secteurs de l’économie. Et là surprise, les dépenses publiques les plus rentables correspondent à des dépenses concernant la protection sociale (hors santé), la santé et l’éducation : avec un multiplicateur de 2.81, 4.3 et 8.39 respectivement ! Mais ce n’est pas tout, parmi les dépenses publiques les moins rentables se trouvent celles concernant la défense et les banques/industries, avec un multiplicateur de -9.83 et 0.06 respectivement (3). Les résultats mentionnés ici sont les seuls à être significatifs statistiquement, ils sont donc robustes.

Ils sont aussi très importants politiquement, car ils invalident TOUTE la politique défendue par la « troïka ». Ce ne sont pas les budgets publics destinés à la protection sociale, la santé ou l’éducation qu’il faut diminuer, ce sont ceux qui sont investis dans l’industrie et les banques notamment. La raison en est archisimple : les fonds investis par les subventions, ristournes fiscales ou investissements directs ne retournent que partiellement dans l’économie nationale, ils irriguent en fait d’autres circuits économiques (délocalisations, investissements à l’étranger, bulle financière ou paradis fiscaux). En d’autres termes plus crus, ils alimentent des parasites, au sens littéral du terme. Les erreurs de calcul du FMI ont été admises par les experts du FMI eux-mêmes (4). Au contraire, ces calculs prouvent que s’il s’agit de rechercher la croissance du PIB, alors il faut investir massivement dans la protection sociale, la santé et l’éducation. Tout en arrêtant d’inonder les banques de liquidités.

Une heuristique de la crise

Les auteurs se concentrent sur les variations brutales de l’activité économique lors des crises, et leurs conséquences sur la santé. Leur analyse permet ainsi de révéler les mécanismes de fond qui, en période plus calme, restent cachés et ignorés des acteurs eux-mêmes. C’est cette heuristique de la crise qui a permis à André Orléan et Michel Aglietta de dévoiler les mécanismes fondamentaux qui sous-tendent la monnaie. On ne comprend jamais mieux la monnaie qu’au travers des crises monétaires (5). De la même manière, cette heuristique de la crise démontre que pendant ces moments paroxystiques l’état de santé des populations est puissamment déterminé par les décisions politiques. Selon que les filets de protection sociale sont réduits ou augmentés par exemple, les épidémies infectieuses, les suicides et les dépressions augmenteront ou pas. De plus, les auteurs décortiquent la gestion de la crise en Islande. Selon eux si l’Islande a pu sortir de la crise, c’est grâce à deux axes majeurs de politique publique. Premièrement en désobéissant au FMI et en appliquant une sorte de New Deal islandais : annulation d’une partie des dettes des ménages et renforcement de la protection sociale. Deuxièmement en améliorant la solidarité nationale : appel au peuple par referendum (après d’intenses mouvements sociaux), et élaboration d’une nouvelle constitution de façon participative afin de reprendre la souveraineté aux banques et aux marchés financiers (1).

Ces décisions ont permis au pays de sortir de la crise économique tout en protégeant sa population. Le contraste est saisissant avec la Grèce qui a opté pour la politique inverse : obéir au FMI en acceptant une austérité drastique et museler sa population. Le résultat est catastrophique, tant en termes économiques que sanitaires : il faut remonter à la seconde guerre mondiale et à ses rationnements pour trouver pareille dégradation (1).

Ainsi l’étude des temps de crise confirme les travaux concernant les déterminants sociaux de la santé. Ils sont complémentaires. Durant les trente dernières années la recherche sur les inégalités sociales de santé (on vit en meilleure santé et plus longtemps lorsque l’on monte le long de la hiérarchie sociale) a permis de démontrer de manière statistiquement significative que l’état de santé était fortement déterminé par l’environnement (au sens large) dans lequel évolue une population. Il s’agit de l’environnement physico-chimique, mais surtout socio-économique (6). Ainsi trois invariants anthropologiques sont déterminants pour la santé : la sensation de maîtriser sa vie, la position de chacun dans la hiérarchie sociale, et la qualité du lien social. Ces invariants sont eux même la résultante de la combinaison de plusieurs déterminants sociaux : en particulier les conditions de travail et la répartition du revenu au sein de la population (6). Les inégalités de revenus sont reliées de façon statistiquement très robuste à un ensemble d’indicateurs sanitaires et sociaux (délinquance, état de santé, niveau d’éducation, niveau de confiance entre les citoyens…)(7). Ainsi les inégalités de revenu peuvent être considérées comme un marqueur approchant la qualité du lien social au sein d’une société(6)(7). Les invariants anthropologiques, et les déterminants sociaux qui les sous-tendent, sont le reflet de l’architecture institutionnelle (politique et macroéconomique) en place à un moment donné.

Pour les économistes de l’école de la régulation, le capitalisme est appréhendé comme la configuration, se modifiant au cours de l’histoire, de cinq grandes institutions : la monnaie, le rapport salarial, l’état, les formes de la concurrence, et l’insertion dans l’économie mondiale (8)(9). A partir de là, nous comprenons aisément que des décisions en apparence techniques (indépendance de la banque centrale, liberté totale de circulation des capitaux, concurrence maximale entre territoires, suspension de la démocratie, etc…) vont entraîner dans le temps long une modification des rapports institutionnels et donc former un type de capitalisme qui modifiera les grands déterminants sociaux de la santé. Cette nouvelle combinaison sera finalement plus ou moins favorable à la santé.

Il va sans dire que l’architecture actuelle de l’Union Européenne et en particulier de la zone euro n’est pas compatible avec une amélioration de l’état de santé de la population (10). Bien au contraire, toutes les décisions qui ont été prises dans l’urgence vont dans le sens d’une aggravation des déterminants sociaux de la santé (1). Mais depuis plus de 30 ans, la tendance de long terme était déjà celle d’une dégradation progressive de ces déterminants (6). 
 
Un révélateur des intentions gouvernementales

En France le discours officiel des dirigeants (UMP et PS) correspond à l’habituelle recherche du retour de la croissance et du plein-emploi. Il s’agit donc d’augmenter le PIB (et de diminuer la dette), et de baisser le chômage. Sans rentrer dans la discussion, à coup sûr primordiale, du bien-fondé de la croissance du PIB, le plus surprenant est que le consensus de Washington ait échoué partout où il a été mis en place. Il n’existe tout simplement aucun exemple d’austérité brutale qui ait permis d’améliorer rapidement les indicateurs économiques (1). Comme nous l’avons vu, si c’est bien la croissance du PIB que recherchent les gouvernants, alors c’est l’inverse qu’il faudrait faire : les investissements les plus rentables en termes d’accroissement du PIB sont ceux effectués dans la protection sociale, la santé et l’éducation. De plus ce sont des investissements bénéfiques sur le long terme (1). Dès lors l’acharnement actuel dans l’austérité apparaît parfaitement irrationnel, du moins pour atteindre les objectifs affichés. Nous pouvons donc élaborer deux hypothèses.

La première consiste à dire que nos gouvernants d’hier et d’aujourd’hui sont ignorants et/ou stupides. Ils recherchent réellement la croissance, mais font n’importe quoi, tiraillés par les lobbys, ils succombent à la machinerie européenne. C’est d’ailleurs l’argument utilisé par Jacques Généreux dans son entretien d’hier à Médiapart, les socialistes seraient des « imbéciles heureux » (11). Malgré tout le respect que j’ai pour les travaux de Jacques Généreux, je suis en désaccord avec cette analyse.

La seconde me paraît plus probable : en réalité les gouvernants ne recherchent pas véritablement la croissance. Ou plutôt ils la recherchent uniquement selon certaines modalités, dans lesquelles la santé n’a aucune place. Ces modalités ont plutôt à voir avec le registre de la puissance, et donc de la domination de ceux qui détiennent le pouvoir, l’exercent et souhaitent le conserver le plus longtemps possible. Ainsi la croissance du PIB et la baisse du chômage ne sont qu’accessoires. S’ils peuvent atteindre ces objectifs tant mieux, sinon tant pis. L’essentiel étant de préserver les rapports de domination actuels. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que ces derniers leurs sont éminemment favorables : ils détiennent le pouvoir symbolique et financier, autrement dit la puissance. Pourquoi diminuer leur propre puissance d’agir en faveur du grand nombre ? Par vertu ? Il ne faut pas y compter, les institutions de la cinquième république sélectionnent précisément des personnalités en recherche d’un maximum de puissance, et le poids des structures macroéconomiques au niveau européen rappelle à l’ordre ceux qui auraient encore quelques velléités démocratiques.
 
Le détour par la santé et ses grands déterminants, qui font consensus dans la communauté scientifique, nous permet de manière éclatante de dévoiler les ressorts du pouvoir actuel. Et pour une "démocratie" ils sont inavouables : les citoyens et leur santé n’y ont aucune place. L’ensemble des données présentées ici, et à n’en pas douter connues des ministères, nous prouvent qu’il n’y a aucun argument sérieux pour poursuivre les politiques d’austérité engagées actuellement partout en Europe, et en particulier l’acharnement sur les conditions de travail. Ces politiques n’ont jamais permis d’entraîner de la croissance et des créations d’emploi. Nous savons par contre qu’elles entraîneront mécaniquement une dégradation sanitaire et sociale, qui est déjà en cours. En revanche des méthodes efficaces sur le plan économique et sanitaire sont connues mais volontairement ignorées, jetant une lumière crue sur les intentions réelles des gouvernements actuels : il s’agit d’une basique politique de préservation et d’accentuation des intérêts de l’oligarchie actuelle (certes admirablement habillée des oripeaux de l’européisme). Le mélange est explosif, et l’exemple islandais nous rappelle que c’est l’émergence d’une nouvelle puissance (issue de la multitude (12)) qui pourra permettre des réformes institutionnelles profondes, qui sont les seules à pouvoir éviter le pire.

 
Notes

(1) Stuckler D, Basu S, Sfez S, Les Économistes atterrés (Paris). Quand l’austérité tue épidémies, dépressions, suicides : l’économie inhumaine. Paris : Éd. Autrement ; 2014.

(2) Doctrine habituelle du FMI consistant à prôner : la libéralisation maximale des mouvements de capitaux et du commerce, la privatisation le maximum de services publics, la baisse des budgets destinés à la protection sociale ou à l’éducation, et une réforme fiscale (comprendre baisser les « charges » pour les entreprises et les citoyens les plus riches) entres autres charmantes mesures. Voir par exemple http://fr.wikipedia.org/wiki/Consensus_de_Washington

(3) Reeves A, Basu S, McKee M, Meissner C, Stuckler D. Does investment in the health sector promote or inhibit economic growth ? Globalization and Health. 2013 ;9(1):43.

(4) Voir par exemple http://www.mediapart.fr/journal/international/170413/europe-des-universitaires-demontent-les-chiffres-falsifies-de-la-doxa-economique

(5) Voir par exemple, Aglietta M, Orléan A. La monnaie entre violence et confiance. Paris : O. Jacob ; 2002. 378 p, et Orléan A. Monnaie, séparation marchande et rapport salarial. Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme - sous la direction de F.Lordon. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques ; 2008. p. 339.

(6) Pour une approche plus détaillée de ces considérations voir Stambach F. Les déterminants sociaux de la santé - Effets biologiques et approche socio-anthropologique - Mémoire universitaire pour le Diplôme spécialisé en Médecine Générale. Faculté de Médecine de Limoges ; 2014. (disponible ici), pour une approche synthétique Stambach F. Anthropobiologie de la santé - Les déterminants sociaux de la santé - à paraître. Médecine. nov 2014 ;10(8).

(7) Pour une synthèse des travaux disponibles sur le sujet voir l’excellent livre : Wilkinson RG, Pickett KE. Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Paris ; Namur (Belgique) : Institut Veblen  : les Petits matins  ; Etopia ; 2013.

(8) Boyer R, Saillard Y, éditeurs. Théorie de la régulation : l’état des savoirs. Nouv. éd. complétée. Paris : Découverte ; 2002. 588 p.

(9) Lordon F, éditeur. Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques ; 2008. 339 p.

(10) Voir par exemple, Durand C. En finir avec l’Europe - sous la direction de. Paris : La Fabrique éditions ; 2013. 149 p., ou Lordon F. La malfaçon : monnaie européenne et souveraineté démocratique. Paris : Éditions Les Liens qui libèrent ; 2014. 295 p.

(11) http://www.mediapart.fr/journal/economie/241014/jacques-genereux-parti-de-gauche-il-faut-violer-les-traites-europeens

(12) Lordon F. La société des affects : pour un structuralisme des passions. Paris : Éd. du Seuil ; 2013.

Frédérick Stambach

Blogueur pour Mediapart.

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