28 mars 2025 | tiré de Viento sur | Photo : Marche pour la mémoire, Argentine, 24 mars 2025 – Página12
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Les plaques techno-sociales semblent avoir commencé à bouger. Cela ne signifie pas que nous sommes déjà face à une possible éruption sociale – comme cela se produit dans la lithosphère terrestre lorsque commencent les frictions interplaques (bien que, chez nous, on ne sache jamais) –, mais si les plaques sociales, jusqu’ici rigides, commencent à frictionner en surface, c’est bien qu’il se passe quelque chose en leur sein.
Rapide et furieux
C’est ainsi que l’on pourrait nommer la trajectoire descendante qu’ont empruntée le président et son gouvernement depuis le début de l’année. Depuis son discours à Davos, attaquant toute forme de progressisme et proférant des absurdités telles que l’idée que les couples de même sexe ont une tendance à la pédophilie. Puis est venu le cryptogate, qui a laissé le président soit comme complice nécessaire d’une escroquerie pyramidale, soit comme un économiste aspirant au prix Nobel, mais qui s’est fait avoir par plus rusé que lui. Enfin, les Décrets de Nécessité et d’Urgence (DNU), pour nommer des juges ou soutenir un nouvel accord avec le FMI, un accord dont personne ne connaît les détails et dont la concrétisation est sans cesse repoussée. Entre-temps, son principal conseiller a orchestré une interview du président, manifestement arrangée, révélant ainsi qui sont les journalistes corrompus.
La rue
Les mobilisations et les batailles parlementaires ont pris de l’ampleur, nourries par l’ensemble des « erreurs non forcées » du gouvernement, par une situation économique qui alarme aussi bien les gourous de la finance que le patronat, et par la décomposition du système des partis (principal capital politique du gouvernement face à une opposition désorientée, sans leadership ni programme).
Les marches du mercredi, initiées par une centaine de retraités et systématiquement réprimées, étaient devenues une routine. Jusqu’à ce qu’un groupe de supporters décide de soutenir l’un des leurs, gazé lors de la manifestation précédente. L’appel s’est rapidement répandu à d’autres groupes de supporters, aboutissant à un résultat plus symbolique qu’effectif, mais permettant d’amplifier la voix des retraités. Ce fut également une véritable gifle pour le péronisme, qui s’est senti interpellé et est sorti de sa léthargie. (Un militant expérimenté a récemment confié qu’un groupe de supporters de football avait su mobiliser plus de monde que la plupart des dirigeants politiques).
Des centaines de militants ont envahi les rues, rejoints par des membres d’assemblées de quartier, de centres culturels et d’innombrables formes d’organisations sociopolitiques et solidaires. Ainsi, l’un des succès politiques du gouvernement – avoir repris le contrôle de la rue en écartant les piqueteros – a été neutralisé par une foule auto-organisée, manifestant hors des structures partisanes, sans hiérarchie ni commandement.
Ce mercredi 12 mars, la concentration a été massive, et la ministre de la Sécurité n’a eu d’autre réponse qu’une répression encore plus brutale que les précédentes. Les gaz lacrymogènes ont été tirés avant même le début de la manifestation, sans nécessité, sinon pour dissuader la foule en approche. En réponse, les manifestants ont adopté une tactique de violence défensive. Tout s’est terminé avec plus d’une centaine d’arrestations, des blessés en nombre et un photographe touché à la tête par un tir, qui l’a laissé entre la vie et la mort et qui lutte encore aujourd’hui pour sa survie.
Le mercredi 19, la manifestation a été encore plus massive, cette fois avec de nombreux secteurs organisés, mais sans direction politique claire. Le ministère de la Sécurité a été pratiquement mis sous tutelle, et la ministre Patricia Bullrich (dont l’avenir politique est désormais incertain) a été écartée de la préparation d’une stratégie répressive. Cette dernière a inclus le bouclage militaire du Congrès, la diffusion de messages menaçants dans les gares et des contrôles stricts aux entrées de la ville. Certaines sources indiquent que la SIDE aurait été chargée de mener des opérations d’espionnage interne, avec un transfert préalable de 1,6 milliard de pesos. Pendant quelques heures, on a vécu une sorte d’état de guerre. Le slogan « Qu’ils s’en aillent tous ! » a retenti avec force.
Le parlement
Pendant ce temps, le parlement était le théâtre de luttes interpartisanes et de négociations de plus en plus opaques, alors que le gouvernement cherchait à faire approuver par les députés son DNU pour un nouvel accord avec le FMI. Cette approbation a eu un coût politique élevé. Le gouvernement espérait 140 votes favorables, mais n’en a obtenu que 129, et a dû manœuvrer et concéder pour que les abstentions empêchent le rejet d’atteindre les 108 votes requis. Il a cédé la présidence de la commission de contrôle des DNU à un allié peu fiable et a dû allouer des fonds considérables à plusieurs provinces en échange de votes et d’abstentions.
La réponse
La réponse sociale a été variée, marquée par une grande hétérogénéité et sans leadership politique clair. La gauche accompagne et encourage ces mobilisations, mais à chaque fois, de nouveaux secteurs populaires s’y joignent, donnant naissance à une nouvelle dynamique de confrontation avec le gouvernement, peut-être même à une nouvelle perspective politique.
Rien n’est encore consolidé, mais il est clair que l’air du temps change. La marche du 1er février, en réaction aux propos tenus à Davos, a inscrit l’antifascisme et l’antiracisme comme enjeux politiques centraux. L’autorisation du nouvel accord avec le FMI, le même jour qu’une manifestation des retraités, a mis en lumière le lien entre la précarisation des pensions et salaires, la fin du moratoire prévoyant des aides aux retraités et la politique d’austérité permanente dictée par le Fonds. Le 24M a réaffirmé avec force le « Plus jamais ça », face au négationnisme du gouvernement et à sa vision des « deux démons ».
La dynamique des mobilisations a fini par contraindre la CGT à annoncer un plan d’action incluant sa participation au 24M, le soutien aux manifestations des retraités, un possible arrêt de travail général de 36 heures le 10 avril, et une grande marche syndicale pour la Journée internationale des travailleurs et travailleuses.
Rien n’est gratuit
Le cryptogate, les accusations de monnayer des interviews avec le président, ainsi que les concessions pour faire passer le DNU, sapent la prétendue intégrité du gouvernement et le rapprochent de la « caste » qu’il prétend combattre. L’escalade de la violence institutionnelle révèle, quant à elle, ses tendances autoritaires.
La crise économique sous-jacente alimente l’incertitude, la dévaluation et la résurgence de l’inflation, pourtant principal succès politique du gouvernement.
Les élections de mi-mandat seront cruciales : soit le gouvernement consolide son projet en faveur du capital, soit il est freiné, voire renversé, par la réaction populaire dans la rue et dans les urnes.
La lutte des classes est imprévisible, mais il ne faut pas compter sur la spontanéité. Il faut s’y préparer.
Depuis le début de l’année, l’image présidentielle s’est ternie et des doutes grandissent sur sa capacité à gouverner. Oui, quelque chose est en train de changer.
Eduardo Lucita est membre d’EDI (Économistes de gauche).
26/03/2025
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