Édition du 23 avril 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Trente ans de lutte pour l’avortement au Mexique, la victoire enfin !

Un premier « ballon d’essai » avait eu lieu avec une dépénalisation de l’avortement au Chiapas en 1991… Cet article historique permet de mesurer le chemin parcouru et la précocité des luttes qui ont permis cette victoire. Et comme à l’époque, la question des stérilisations forcées contre les femmes Indiennes reste entière, tout comme celle des conditions pour exercer dignement la maternité.

Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 13 septembre 2021

L’avortement au Mexique. Coup de tonnerre dans un ciel serein…

Le 11 Octobre 1990, dans le plus grand secret, les député-e-s de l’Etat le plus « marginalisé » de la République mexicaine, le Chiapas, votent la dépénalisation de l’avortement. Quand la nouvelle apparaît finalement dans la presse, plus d’un mois plus tard, c’est la stupeur générale. Le Gouverneur prétend avoir répondu aux pressions en faveur de l’avortement d’un groupe de femmes chiapanèque, le GAM [1], mais celui-ci dément aussitôt. En effet, le scandale s’annonce : alors que différents groupes féministes du pays (particulièrement de Mexico) s’empressent de saluer dans la presse cette « victoire » et souhaitent que l’ensemble des Etats mexicains dépénalisent à leur tour l’avortement, la puissante hiérarchie catholique s’étrangle et appelle la population à manifester en masse contre ce « crime », bientôt appuyée par la branche mexicaine de la puissante organisation nord-américaine « Pro-Vie ».

Le 31 Décembre, courageusement, les député-e-s suspendent la loi et sollicitent un avis de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (récemment crée par le gouvernement fédéral, et qui n’a aucun pouvoir de décision). Il s’agit surtout de gagner du temps pour préparer tranquillement les prochaines élections qui vont avoir lieu en Août 1991.

Un an après : le flou.

Fin Août 1991, la situation est stationnaire. Deux groupes s’affrontent sous l’oeil cynique des pouvoirs publics.

Depuis huit mois, les femmes et les féministes se sont organisées. Les premières réactions sont rapides, aussi bien à Mexico que dans le Chiapas, mais les différents groupes n’ont guère l’habitude de la question de l’avortement, puisque le thème était quasiment tabou jusque-là. Rapidement, se dégage le concept fondamental de leur stratégie : la « maternité volontaire », qui s’articule autour de trois dimensions fondamentales :

– droit des femmes à contrôler leur fécondité par tous les moyens nécessaires, droit à la contraception et à l’avortement libre et gratuit, droit à une éducation sexuelle complète

– responsabilisation des hommes en matière de contraception et de paternité

– responsabilisation des pouvoirs publics : droit à la maternité dans de bonnes conditions de santé, services collectifs pour les mères et les enfants (crèches, garderies, écoles…) et non-discrimination des mères et des femmes enceintes à l’emploi.

Leur perspective est donc clairement celle du droit, du droit des femmes à choisir la maternité dans un cadre de libre exercice de leur corps et de leur sexualité. Elles font appel à la société dans son ensemble pour créer un climat favorable à la maternité, comme à la non-maternité, et au libre développement des femmes comme personnes de manière générale. On en est hélas bien loin… Bien entendu, la lutte se développe dans le Chiapas, mais aussi au niveau de la République tout entière, dans l’espoir de réussir à faire étendre le droit à l’avortement à tout le pays.

Etant en première ligne, les femmes chiapanèques sont les premières à mettre sur pied une structure adaptée, qui inclut les trois groupes féministes de San Cristobal [2], ainsi que des organisations politiques et syndicales (PRT, UGOCEP, syndicat démocratiques de enseignant-e-s) : le Front Chiapanèque pour la maternité volontaire apparaît dès février 1991.

Au plan national, les structures féministes qui existaient antérieurement (le réseau contre la violence) sont inadaptées. L’idée apparaît immédiatement de former un Front National pour la Maternité Volontaire, mais elle n’est concrétisée que tardivement, à la suite du Forum national pour la Maternité volontaire de Tuxtla Gutierrez en juin 1991. Ce retard s’explique par l’immensité du pays, les difficultés de communication et le manque chronique de moyens qui affecte les groupes de femmes. Plus profondément, il existe indéniablement des tensions entre les groupes de la capitale et la province. Les femmes de Mexico ont souvent une plus longue expérience féministe, et surtout une tradition plutôt universitaire et davantage d’influences du féminisme « international » qui n’est pas nécessairement adapté et en phase avec le Mexique « profond », rural-populaire. Ainsi, la consigne de « maternité volontaire » n’est pas toujours comprise des femmes des secteurs populaires, qui la confondent avec la consigne de Pro-Vida. Les femmes chiapanèques sont dans la situation délicate de devoir affronter avec peu de moyens et peu de tradition organisative un problème particulièrement épineux comme l’est l’avortement dans un pays profondément contrôlé par l’Eglise. L’appui des féministes de Mexico, à la fois précieux et souhaité, arrive parfois mal à propos.

Dotées de structures adéquates et d’un axe de travail, les femmes se lancent dans des activités tous azimuths : collecte de signatures en faveur de l’avortement, manifestations locales et dans la capitale (le 15 janvier elles organisent une manifestation vers la Commission Nationale des Droits Humains, le 8 mars entre 5 et 8000 femmes défilent pour la maternité volontaire dans la capitale, du 19 au 22 juin des femmes de tout le pays se rassemblent devant la représentation nationale du gouvernement chiapanèque à Mexico pour exiger la dépénalisation pendant qu’une centaine de femmes bravent l’opprobre provinciale et les injures en manifestant à Tuxtla Gutierrez), entretiens avec le Gouverneur du Chiapas, forums, débats, conférences, campagne de presse dans la revue féministe « Fem » et dans le supplément féministe bimensuel « La Doble Jornada » du quotidien « La Jornada », graffitage sauvage des respectables murs provinciaux de San Cristobal de Las Casas. Elles font aussi appel à la solidarité féministe internationale, pour que celle-ci les appuie (campagne de télégrammes).

Cependant, les difficultés sont nombreuses. Les frictions bénignes ou plus profondes entre les féministes de la capitale et les chiapanèques nuisent à l’organisation de rencontres nationales. Certains groupes regrettent de s’être lancés si totalement dans la bataille, en délaissant leur travail propre ou leur consolidation, voire même en mettant en péril leur réputation durement acquise (quelque fois en expulsant gentiment les lesbiennes et autres mères célibataires). Le gouvernement chiapanèque joue une guerre d’usure, et effectivement le mouvement des femmes a tendance à s’essouffler. Le manque de moyens financiers n’arrange pas les choses. Surtout, les groupes féministes se trouvent à l’heure actuelle dans le creux de la vague : elles n’ont pas encore eu le temps de faire un réel travail en profondeur avec les femmes des secteurs populaires, qui leur permette d’avoir un appui franc et massif dans la population, alors que les plus enthousiastes des premières heures se déçoivent de la lenteur du processus et s’inquiètent de la violence de la réaction de l’Eglise et des Pro-Vie.

Du côté des opposant-e-s à l’avortement, les réactions ont été promptes et violentes. Les évêques et archevêques conservateurs sont les premiers à monter au créneau, dès décembre 90. Ils appellent les fidèles à descendre dans la rue. En janvier, des associations de médecins prennent le relais. Très rapidement, c’est Pro-Vida qui prend le relais. Pro-Vida existait déjà au Mexique, réalisant préventivement des campagnes contre l’avortement (affiches). Depuis l’« affaire », l’association déploie toutes ses ressources. Le fameux film « le cri silencieux » est copieusement diffusé dans les paroisses et les foyers, à tel point que les féministes ont décidé de dénoncer ce procédé comme un viol de la conscience des enfants qu’on oblige à visionner ce grossier « document ». Force est de constater que Pro-Vida dispose de beaucoup d’argent et ne recule devant rien.

La situation se complique à l’approche des élections législatives et sénatoriales d’août 91. Ces élections conduisent à renouveler les différentes assemblées des Etats, dont précisément celle du Chiapas, qui a voté la loi. Une partie du Front Chiapanèque rencontre le Gouverneur pour tenter d’obtenir l’assurance que la question soit réglée par les député-e-s avant leur renouvellement. Celui-ci promet tout ce qu’on veut, en espérant ainsi empêcher que l’avortement et la problématique des femmes ne se transforment en thèmes de campagne, ce qui embarrasserait énormément le PRI. Parallèlement aux rencontres avec les féministes, le Gouverneur négocie avec la hiérarchie catholique pour tenter d’obtenir l’appui électoral de l’Eglise. Au bout du compte, la question de l’avortement émerge comme thème central de la campagne électorale. D’un côté le Front National pour la Maternité Volontaire obtient l’appui inconditionnel du PRT (trotskiste, qui présente notamment plusieurs candidates féministes, une lesbienne et une prostituée, toutes clairement en faveur de l’avortement), du PRD (parti cardéniste « de gauche », dont certain-e-s candidat-e-s appuient l’avortement et d’autres cherchent à éviter de se mouiller), ainsi que d’un petit nombre de femmes du PRI (qui traditionnellement cherche à contrôler les mouvements de femmes au travers de ses organisations féminines et de ses « oeuvres ». De l’autre, Pro-Vida se lance dans une virulente campagne de dénonciation des partis-avorteurs. L’association va jusqu’à lancer une campagne massive d’affichage où elle dénonce les trois partis avorteurs (PRT, PRD, PFCRN, à la gauche du Père) et appuie les trois partis anti-avortement (PAN, d’extrême droite néo-libéral, et deux satellites du PRI, à la droite du Père). Le plus symptomatique est la place qu’elle réserve au PRI, au milieu de l’affiche, avec un point d’interrogation. Ceux ou celles qui y voient le signe d’un arrangement crapuleux et souterrain du PRI avec Pro-Vida ne sont que des mauvaises langues.

Cette campagne électorale a eu le mérite d’obliger les partis à prendre position ou à mettre en évidence leur lâcheté, elle a été l’occasion pour les féministes de se faire entendre davantage, non seulement sur l’avortement mais aussi plus généralement sur la situation des femmes et leurs revendications. Mais elle n’a pas été utilisée à plein, surtout dans la mesure où les femmes et les féministes ne sont pas encore en mesure de s’imposer comme un groupe social (une classe ?) dont le vote massif puisse décider de l’issue d’un scrutin, et parce qu’il n’existe pas de consensus ni même de majorité massive de femmes résolument en faveur de l’avortement. Pour l’heure, il existe encore une forte proportion de femmes qui ont recours aux tisanes les plus variées, ou aux curetages « maison » pour faire passer le sixième enfant impossible à avoir, tout en niant qu’elles avortent. Réalisme du corps qui proteste malgré le poids du conditionnement religieux et de la désapprobation sociale, familiale, maritale, et en même temps la culpabilité étouffante : beaucoup de femmes jonglent avec la schizophrénie et finissent par la noyer dans les vapeurs d’encens et l’eau des bénitiers. Un certain nombre d’hommes soutiennent l’avortement. Plutôt peu au bout du compte. Certains parce que ça leur évite de mettre un préservatif, jugé à 99% inconciliable avec la virilité machiste mexicaine. D’autres par conscience politique ou parce qu’ils savent pertinemment qu’ils n’ont aucune envie d’assumer des enfants. Les derniers, les plus cyniques, et qui sont aussi ceux qui peuvent faire pencher la balance, soutiennent l’avortement pour obéir au FMI. Le Président Salinas est de ceux-là, que les conférences internationales de démographes ont convaincu que le sous-développement vient du sur-peuplement et que pour réduire le nombre de pauvres le plus simple c’est de les empêcher de se reproduire. C’est très probablement pourquoi, comme Président et dirigeant du PRI, il a lancé un ballon d’essai à travers le vote de l’assemblée PRIiste chiapanèque de dé-pénalisation de l’avortement.

Le coup d’essai de la dé-pénalisation de l’avortement dans le Chiapas n’est que le dernier avatar d’une politique démographique qui vise à abaisser drastiquement le taux de croissance de la population (de 4% à 1% pour le début du troisième millénaire, condition posée noir sur blanc par le FMI pour laisser le Mexique jouer dans la cour des grands et lui faire la faveur de l’intégrer dans le grand marché unique Canada-USA-Mexique). Cette politique démarre sur les chapeaux de roue dans les années soixante-dix, avec la stérilisation forcée de femmes indiennes, relativement massive, notamment…dans les hautes terres du Chiapas. Elle se poursuit avec la mise en place, par en haut, de politiques de « Planning Familial », avec distribution massive de stérilets de seconde zone, souvent posés sans le consentement des femmes et dans des conditions d’hygiène notoirement insuffisantes (en général dans la foulée des accouchements), les injections d’hormones contraceptives à doses chevalines (interdites dans les pays riches), et surtout la promotion de la ligature des trompes comme moyen privilégié de contraception, avec le minimum d’information sur les conséquences (mais si elle est souvent pratiquée sans consultation réelle de la femme, elle est refusée aux femmes qui la sollicitent sans permis écrit du mari). Dans ces conditions, les féministes se doutent bien que le droit à l’avortement, si elles l’obtiennent, n’est pas un cadeau. Si le PRI décide finalement de prendre son courage à deux mains pour imposer cette mesure que les féministes à elles seules n’ont pas encore eu la capacité de populariser, il leur restera à le transformer en conquête des femmes, en instrument réellement libérateur et contrôlé par elles. Or pour l’instant, elles n’en prennent guère encore le chemin, puisqu’elles réclament un avortement d’Etat, médicalisé, que l’Etat mexicain ne se donnera probablement pas les moyens financiers d’assumer (la dette est tellement plus importante, et le FMI a tellement plus les moyens d’exiger que les femmes).

L’issue, donc, est incertaine. L’autre inconnue majeure est l’état d’avancement des tractations entre le PRI et l’Eglise catholique. Les deux évêques progressistes mexicains eux-mêmes, dont celui de Chiapas, se sont prononcés clairement contre l’avortement, bien qu’en faveur d’une maternité et d’une paternité plus responsables, de moins de machisme et de plus de justice sociale, politique et économique. L’église va même jusqu’à se proposer pour impartir des cours d’éducation sexuelle (dans le cadre que la morale approuve, bien entendu, et c’est là que cela devient vraiment presque surréaliste). Par ailleurs, depuis la venue de Jean Paul II au Mexique en 90 (et précisément dans le Chiapas), les relations entre le Vatican et Salinas se réchauffent dangereusement. Oubliée, la brouille, la séparation constitutionnelle de l’Eglise et de l’Etat, la belle laïcité révolutionnaire ! Lors de sa récente tournée en Europe, pour vendre le pays aux gentils investisseurs de la CEE, Salinas est allé embrasser Jean Polski sur la bouche entre deux avions. Dans une si belle amitié patriarcale, que pèse une indienne avec dix enfants à nourrir ? Que pèse une petite paysanne de quinze ans enceinte ?

Espoir ?

La vraie-fausse alerte de la dé-pénalisation de l’avortement dans le Chiapas aura au moins eu le mérite de faire éclater au grand jour le scandaleux fait que deux millions de femmes sont transformées en criminelles chaque année, et que beaucoup y laissent leur peau ou leur santé. Elle aura aussi ravivé et donné de nouvelles perspectives aux femmes et aux féministes mexicaines, ainsi que pas mal de maux de tête. Elle aura permis aux différents partis de se positionner plus clairement sur la question des femmes et de se situer par rapport au patriarcat. Il est trop tôt pour dire si les femmes sauront transformer en avancée la perverse manipulation dont elles ont été victimes dans cette affaire, manipulation dont le PRI a le secret, et qui consiste à dépouiller préventivement les mouvements sociaux de leurs objectifs. Avortement ou pas, les féministes mexicaines ont beaucoup de travail devant elles, entre le machisme, l’église, le patriarcat néo-libéral, la crise économique qui n’en finit pas de s’approfondir et l’impérialisme débridé du grand vampire yankee. On leur souhaite féministement bon courage parce que ça ne va guère mieux par chez nous. Mais…

Feminismo o muerte : VENCEREMOS !

Quelques chiffres froids :

Nombre d’enfants moyen par femme mexicaine : 6.

Salaire « minimum » : 1200 F par mois.

Nombre d’avortements clandestins par an : 2 millions, parmi les femmes concernées, 1,7 million sont catholiques.

76% des femmes qui avortent sont « de faibles ressources économiques »

63% d’entre elles sont mariées ou vivent en union « libre ».

Chaque année 1 million de mineures sont enceintes.

Chaque année les hôpitaux reçoivent 780 000 femmes qui souffrent de complications graves à la suite d’avortements clandestins.

L’avortement est la 5° cause de mortalité maternelle au Mexique : ce sont 50 000 soeurs qui nous quittent chaque année.

Jules Falquet

https://blogs.mediapart.fr/jules-falquet/blog/080921/trente-ans-de-lutte-pour-lavortement-au-mexique-la-victoire-enfin

[1] Le GAM est un groupe d’appui aux victimes de violence sexuelle. Il existe deux autres groupes de femmes, la COMAL Citlalmina, qui travaille dans les domaines de l’éducation sexuelle et de l’organisation de femmes, et Antsetik, groupe universitaire de recherche sur la problématique des femmes. Aucun des trois groupes n’avait jamais posé publiquement le problème de l’avortement, le considérant trop délicat encore dans un pays aussi catholique.

[2] GAM, qui n’existe que depuis deux ans et se trouve en processus de définition, sans vouloir se lancer à plein dans la « sulfureuse » question de l’avortement.

Antsetik, groupe universitaire de recherche, qui n’est guère plus intéressé par l’avortement.

COMAL Citlalmina, groupe qui n’existe que depuis un an, à peine consolidé, et dans lequel certaines lesbiennes s’inquiètent de voir passer la question de l’avortement avant tout le reste.

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