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Asie/Proche-Orient

Va-t-on vers des partis politiques communautaristes en Inde ?

29 décembre 2014 | www.mediapart.fr

Depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, le MIM, parti musulman basé à Hyderabad, a gagné sept sièges au parlement local et deux à l’assemblée de Bombay. Son leader, Asaduddin Owaisi, surfe sur la vague communautariste et entend récupérer un électorat jusqu’ici fidèle au parti du Congrès.

De notre envoyé spécial à Hyderabad (Inde). Devant l’entrée principale d’Indira Park, le grand jardin public du centre d’Hyderabad, il n’est pas toujours facile de se faire entendre. Jeudi 18 décembre 2014, en fin de matinée, inutile d’espérer discuter avec les passants. Sur le terrain de cricket, de l’autre côté du boulevard de Dharna Chowk, les supporteurs et les arbitres du match qui se tient là hurlent et c’est à qui donnera les coups de sifflet les plus stridents. Quelques mètres plus loin, sur le trottoir, une réunion politique bat son plein sous une toile de tente, avec des haut-parleurs crachant à plein volume des slogans en langue telugu.

C’est dans ce brouhaha généralisé qu’une manifestation se tient en mémoire des enfants pakistanais de Peshawar, sauvagement assassinés par les talibans deux jours plus tôt. Dans cette ville indienne d’Hyderabad, où les musulmans représentent 40 % de la population, les associations pacifistes ont souhaité descendre dans la rue pour prévenir tout amalgame. Des musulmans habillés à l’occidentale, des sikhs arborant leur turban et des hindous en longhi brandissent ensemble leurs pancartes : « Pas de terrorisme dans l’Islam » ; « Les meurtriers de Peshawar ont brisé les rêves de l’humanité » ; « Le terrorisme n’a ni nation ni religion ».

Le rassemblement est organisé par la Confédération des associations de volontaires (Cova), une structure multi-confessionnelle engagée dans la défense de la laïcité dans cette région centrale du sous-continent. « En Inde, le moindre incident entre communautés religieuses est récupéré politiquement mais le drame qui vient de se produire à Peshawar, encore moins que d’autres, ne doit être instrumentalisé par qui que ce soit », estime son directeur, Mazher Hussain, en s’égosillant. « Cet horrible massacre va au moins avoir quelque chose de bon, s’empresse-t-il de souligner. Ses auteurs ont perdu toute sympathie dans la population pakistanaise. Personne ne peut soutenir des gens qui tuent des enfants. » La question est maintenant de savoir quel impact cette terrible affaire pourra avoir en Inde, où les partisans les plus excités du BJP, le mouvement nationaliste hindou au pouvoir depuis le printemps dernier, ont actuellement tendance à jouer sur le registre de la provocation.

À Hyderabad, le gouvernement local est dirigé par un parti régional « modéré », le Telangana Rashtra Samithi (TRS), si bien que le BJP a « très peu d’influence », assure Mazher Hussain. « C’est plutôt au niveau national que les choses se compliquent actuellement, des éléments perturbateurs veulent réveiller le débat communautariste et reléguer au second plan les sujets économiques chers au premier ministre, Narendra Modi. Si celui-ci n’obtient pas de résultats rapidement en termes de redémarrage de la croissance et de maîtrise de l’inflation, il risque d’être débordé sur sa droite. » Le directeur de Cova avance une seconde explication au calme relatif qui règne pour l’heure dans sa ville. En Inde, les sunnites, majoritaires à 90 %, ont toujours été dans le camp du parti du Congrès. « Ils sont mécontents du bilan de la dernière législature et de l’inaction de la famille Gandhi ces dernières années mais ils préfèrent se tourner vers des formations régionales plutôt que de se rapprocher du BJP », explique-t-il. Seuls les 10 % de chiites se montrent « pour la plupart réceptifs » aux sirènes du BJP, faute de trouver un espace politique ailleurs, dit-il.

Les « éléments perturbateurs » auxquels fait référence Mazher Hussain sont en tout cas remontés à bloc et l’attaque des talibans à Peshawar est pour eux une occasion en or de brandir le drapeau hindou. Ainsi, le leader du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), maison mère du BJP, n’a pas hésité à faire un rapprochement avec les conversions en masse que ses militants ont organisées pour Noël. « Nous ramenons à la maison nos frères qui s’étaient perdus en chemin », a déclaré Mohan Bhagwat le 20 décembre. D’après lui, « seuls les hindous » peuvent mettre fin « aux atrocités » du type de celles qui viennent d’avoir lieu au Pakistan. Bafouant le sécularisme propre à l’Inde telle que Nehru l’avait conçue lors de l’Indépendance, il a poursuivi : « Pourquoi aurions-nous peur ? L’Inde est une nation hindoue et elle est en train de se réveiller. La partition de 1947 a conduit à son démembrement et à la création du Pakistan mais ne pensez pas que cela soit définitif. »

Seuls 22 députés sont musulmans sur un total de 543

En gagnant haut la main les élections législatives de mai 2014, le BJP a bouleversé la donne car il a démontré qu’il n’avait pas besoin des musulmans pour gouverner. « Il aurait capté entre 5 % et 10 % de leurs suffrages, ce qui n’est pas grand-chose. En fait, le vote musulman s’est éparpillé au profit des partis régionaux », confirme Shashi Tharoor, ancien porte-parole du parti du Congrès : le Samajwadi Party en Uttar Pradesh, le Rashtriya Janata Dal au Bihar, le Trinamool Congress au Bengale-Occidental... Une enquête réalisée à l’issue du dernier scrutin national par le Centre d’études des sociétés en développement (CSDS) de Delhi évalue à 8 % la proportion de musulmans à avoir voté BJP, soit le double du scrutin précédent de 2009 mais un niveau équivalent à celui des élections de 2004 et 1999. Un gros tiers (38 %) a voté pour le Congrès, ce qui marque là encore une grande stabilité dans le temps.

Une chose est sûre, rarement les musulmans n’ont été aussi peu représentés dans les institutions. Au Lok Sabha, la Chambre du peuple, ils ne sont que 22 députés sur 543 (contre 30 sous la législature précédente) et aucun d’entre eux n’a été élu sous les couleurs du BJP, le parti majoritaire. Signe qui ne trompe pas, l’État le plus peuplé de l’union indienne, l’Uttar Pradesh (plus de 200 millions d’habitants), n’a envoyé aucun musulman à la Chambre cette année ! C’est du jamais vu. Quant au gouvernement, ce n’est guère mieux. Narendra Modi n’a enrôlé que deux ministres musulmans dans son équipe, soit un ratio de 3 % pour une religion qui concerne 13,4 % de la population du pays. Et encore ! Najma Heptulla et Mukhtar Abbas Naqvi, tous deux en charge des minorités au sein de l’exécutif, se caractérisent par une désolante « inaction », déplore l’hebdomadaire Outlook.

Il en est un, à Hyderabad, qui ne pouvait rêver meilleures circonstances pour voir sa carrière politique s’envoler. Asaduddin Owaisi a 45 ans et il est président du All India Majlis-e-Ittehad-ul Muslimeen (MIM), le conseil de l’Union des musulmans de toute l’Inde, qui pourrait peut-être bientôt devenir pour les musulmans ce que le BJP est aux hindous. Nous nous rendons à son quartier général, dans le quartier de Darussalam. Le bâtiment d’architecture coloniale est d’un blanc immaculé. Il donne sur une gigantesque place en terre battue autour de laquelle se dressent des immeubles d’habitation flambant neufs. C’est le début d’après-midi et sur le large perron devant lequel des dizaines de motos sont garées, les gens font la queue. On vient ici faire des demandes de toutes sortes, réclamer une faveur, se plaindre d’une discrimination...

Courte barbe, lunettes sur le nez et kufi en couvre-chef, Asaduddin Owaisi promet de se faire leur porte-parole à Delhi. Formé à Londres au métier d’avocat, il est l’un des 22 députés musulmans de la Chambre, où il représente la circonscription de Hyderabad depuis dix ans, après avoir été député à l’assemblée locale. « Le MIM est très respecté dans la vieille ville, en raison de sa capacité à donner de la voix pour porter sur la place publique les problèmes de la communauté musulmane », observe Javed, le directeur de l’école d’Old Subzimandi rencontré la veille. « Quant à Owaisi, il est très populaire, on l’invite partout et les médias l’adorent. Même le BJP se frotte les mains, car plus le MIM gagne des points, plus le Congrès en perd. Bref, de nouvelles divisions sont en train d’apparaître dans le paysage politique. »

Le MIM n’est pas un nouveau-né. Sa fondation remonte à 1927, à l’initiative de proches du Nizam, le prince régnant à l’époque à Hyderabad. Interdit à l’Indépendance, il est réapparu dans les années 1960 sous l’égide d’Abdul Wahid Owaisi puis de Salahuddin Owaisi, le grand-père et le père d’Asaduddin. La dynastie Owaisi a obtenu un premier siège au Lok Sabha en 1984 et elle l’a conservé sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui. Durant toutes ces années, le MIM n’a pas pu être reconnu comme un parti régional officiel, faute de parvenir à franchir le seuil des 6 % aux élections locales. Ce n’est qu’en juin dernier qu’il obtient cette consécration, en décrochant sept sièges à l’assemblée du Telangana, le nouvel État dont Hyderabad est la capitale.

Puis en octobre, coup de théâtre : le MIM présente 24 candidats dans l’État du Maharashtra et gagne deux sièges à l’assemblée de Bombay. « Ces deux percées sont inédites, elles prouvent que le parti d’Owaisi ambitionne d’acquérir une stature nationale en attirant sur lui le vote communautaire », avance Shashi Tharoor. « Si le MIM marque des points actuellement, c’est la conséquence de l’arrivée de Modi au pouvoir, une réaction à l’activisme des hindous. Pour autant, je pense que les partis communautaires n’ont aucune chance en Inde et qu’ils sont contre-productifs pour les musulmans », estime Mazher Hussain, le directeur de Cova.

La stratégie de Modi encore très obscure

Ajay Gandhi, directeur de l’association Manthan qui organise régulièrement des débats publics à Hyderabad, ne partage pas ce diagnostic : « Ce qui vient de se produire au Telangana et au Maharashtra est important mais je pense que le MIM profite simplement du fait qu’il y a un vide à combler, le Congrès n’étant plus capable aujourd’hui de représenter les musulmans. » Certes, ajoute-t-il, « ce genre de parti ne devrait théoriquement pas exister dans un pays laïque comme l’Inde ». Mais le MIM est surtout une histoire de famille et sans les Owaisi, « il n’y aurait pas grand monde ». Et puis les Owaisi ne sont pas en reste pour soulever eux aussi des polémiques. Asaduddin a beau se révéler habile politicien, il a appelé il y a un an au boycott du film Jai Ho, au motif que l’acteur principal Salman Kahn, mégastar de Bollywood, était un supporter de Narendra Modi. Après l’élection dudit Modi, il a reproché à celui-ci « d’instiller la peur » chez les musulmans.

Plus grave, Asaduddin Owaisi a été poursuivi en justice à plusieurs reprises pour violence physique, port d’arme et incitation à la haine. Son frère Akbaruddin, qui siège lui aussi à la direction du MIM, a carrément fait de la prison après des sorties du genre : « Deux cent cinquante millions de musulmans n’auraient besoin que d’un quart d’heure pour montrer à un milliard d’hindous qui est le plus fort. » En 2007, le MIM s’était distingué en jetant des objets à la figure de Taslima Nasreen. Objet d’une fatwa dans son pays d’origine, le Bangladesh, l’écrivain était venue à Hyderabad pour le lancement d’un roman que la famille Owaisi jugeait « anti-islamique ». « En Inde, il y a de pseudo-défenseurs de la laïcité qui critiquent exclusivement les fondamentalistes hindous et pas leurs homologues musulmans », vient de dénoncer Taslima Nasreen dans une interview au quotidien Mint.

L’écrivain et militant pacifiste Vithal Rajan, pour sa part, va plus loin. « Grâce à leurs différences, les frères Owaisi arrivent à couvrir tout le spectre des revendications musulmanes », affirme-t-il. « Si les partis régionaux venaient à se rapprocher du BJP, comme certains le craignent à Hyderabad, le MIM aurait une autoroute devant lui et on se retrouverait avec une confrontation frontale entre une coalition hindoue et un parti musulman ! » Serait-ce là l’objectif ultime de Modi, histoire de rayer définitivement de la carte le parti du Congrès ? « Modi donne sans cesse l’impression de se réinventer, il se crée un personnage. Déjà lorsqu’il dirigeait le Gujarat, il mettait en avant le développement économique pour faire croire qu’il était laïque », estime Vithal Rajan. « C’est loin d’être anodin puisqu’il arrive maintenant à rallier au BJP certaines figures musulmanes ».

Preuve que le dessein de Narendra Modi demeure encore obscur, une autre thèse circule en Inde, selon laquelle BJP et MIM partageraient les mêmes intérêts. C’est du moins ce que pense M. Sashi Kumar, directeur de Yugantar, l’ONG de Hyderabad qui milite pour la justice et l’équité : « Dans un pays qui ne serait plus laïque, ces deux partis pourraient aisément cohabiter. Ce n’est pas un hasard si le MIM copie le BJP en tendant la main aux dalits (les “intouchables”, ndlr), lesquels ne sont pas nécessairement musulmans. » À Bombay, il est vrai, le fait que deux candidats du MIM aient été élus par surprise à l’assemblée locale alimente les rumeurs. On raconte ainsi que les Owaisi auraient signé un pacte secret de non-agression avec Modi.

« On n’en est pas là », tempère M. Sashi Kumar, « même s’il y a toujours eu un mouvement anti-sécularisme en Inde, celui qui ose affirmer aujourd’hui que l’Inde n’est pas laïque est quelqu’un qui ne comprend pas le pays. Ce qui est vrai en revanche, c’est que la gauche indienne est toujours en état de choc après sa défaite électorale du printemps 2014 ». Acquiescement de la secrétaire générale de Yugantar, K. Lalita, qui participe à notre entretien : « Le Congrès vit ses dernières heures. Il est fini. » Pour qu’une opposition digne de ce nom se mette en place, il faudrait que les citoyens se mobilisent pour élaborer un projet de société alternatif, songe-t-elle à voix haute, avant de conclure sur une note légèrement optimiste : « Je refuse de croire que la majorité des Indiens adhèrent à l’Hindutva... »

Guillaume Delacroix

correspondant de mediapart.fr en Inde

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