Édition du 26 mars 2024

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États-Unis

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Résurgence des luttes sociales et renouvellement des stratégies syndicales

Le repositionnement stratégique de l’AFL-CIO lors de son dernier congrès

Une vague d’activisme social s’est développée ces dernières années aux États-Unis, faisant paradoxalement de ce pays, pourtant à l’avant-garde du néolibé­ralisme, un nouveau laboratoire de la lutte des classes, notamment celle des pré­caires. Tout se passe comme si la mobilisa­tion des travailleurs du Wisconsin puis les occupations publiques orchestrées par le mouvement Occupy Wall Street en 2011 avaient libéré les énergies contestataires et revendicatrices longtemps contenues, et ouvert le champ des possibles, en incitant à des revendications salariales inimaginables il y a quelques années.

Catherine Sauviat est chercheure à l’IRES.
(tiré de Chronique internationale de l’IRES - n° 145 - mars 2014)

À l’automne 2012 a eu lieu, à Chicago, une grève relativement courte mais vic­torieuse de la section locale du second syndicat enseignant du pays, l’American Federation of Teachers (AFT), à l’occa­sion du renouvellement de la conven­tion collective de ses membres. Au même moment, des grèves discontinues d’une journée appelées par des organi­sations proches du syndicat des travail­leurs du commerce, l’United Food and Commercial Workers (UFCW), ont éclaté chez Wal-Mart, le plus grand distributeur discount au monde. En 2013, les travail­leurs des principales enseignes de restau­ration rapide se sont mis en grève dans plusieurs dizaines de villes du pays, sui­vant en cela l’exemple des travailleurs de Wal-Mart. Soutenus par le syndicat des services, le Service Employees Interna­tional Union (SEIU), ils revendiquent un salaire minimum de 15 dollars de l’heure, soit plus de deux fois le salaire minimum fédéral en vigueur. Ces journées de mo­bilisation s’inscrivent dans le mouvement de lutte contre les bas salaires, apparu aux États-Unis depuis quelques années.

Cette résurgence des luttes sociales n’est pas sans conséquence sur la ré-orientation stratégique de l’American Federation of Labour - Congress of Industrials Organisations (AFL-CIO) et de certains de ses principaux affiliés, alors que l’espoir de voir passer une nouvelle loi du travail durant le second mandat d’Obama est quasi nul et que les différentes tactiques utilisées jusqu’à présent pour endiguer le déclin syndical ont échoué en partie (campagnes de syndicalisation, accords de neutralité syndicale, etc.). La rhétorique de la centrale a en effet changé, mettant l’accent sur la nécessité de construire un mouvement non pour les 99 %, selon le slogan devenu populaire d’Occupy Wall Street, mais des 99 %. Les syndicats, sur le déclin et sur la défensive, n’ont-ils pas en effet largement besoin de renouveler leurs stratégies et d’explorer des voies nouvelles d’action, en se focalisant sur des revendications précises tout en sachant s’allier avec (et s’appuyer sur) les parties prenantes existantes et les organisations locales issues de la société civile ?

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(Nous publierons dans une prochaine édition l’analyse des trois conflits présentés par cet article : La grève victorieuse du syndicat des enseignants de Chicago ; La campagne contre Wal-Mart ; et La campagne contre les chaînes de restauration rapide.NDLR_ Presse-toi à gauche )

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Le repositionnement stratégique de l’AFL-CIO lors de son dernier congrès

Richard Trumka a été réélu sans surprise à la tête de l’AFL-CIO, au 27e Congrès de la centrale qui s’est tenu à Los Angeles du 8 au 12 septembre 2013. Parmi les nouveaux élus figurent Tefere Gebre, 45 ans, né en Éthiopie et ayant immigré aux États-Unis à son adolescence. Il remplace Arlene Holt Baker, la première Afro-Américaine à avoir été élue vice-présidente exécutive (n° 3 de la centrale), qui prend sa retraite après 40 ans passés au service de la fé­dération. L’élection de Bhairavi Desai, directeur exécutif de l’alliance des taxis new-yorkais, au conseil exécutif de la fé­dération est un autre exemple des efforts faits par la centrale pour élargir sa base. C’est la première personnalité issue des Worker Centers (WC, encadré 3) à siéger au Conseil de la centrale syndicale, ces organisations progressistes locales qui luttent ‒ hors du cadre syndical ‒ pour la défense des droits des travailleurs immi­grés et plus largement des travailleurs à bas salaire (parfois sur leurs lieux mêmes de travail) ; pour ce faire, ils dispensent un ensemble de services allant de cours d’anglais à des conseils juridiques en pas­sant par des ateliers sur la santé au travail (Fine, 2006).

La nouvelle composition des organes dirigeants de l’AFL-CIO reflète le reposi­tionnement de la centrale, exprimé en ces termes par son président : « Notre boulot est de créer un mouvement ouvrier suf­fisamment fort pour améliorer le sort de tous les travailleurs de ce pays. » Il s’agit donc d’élargir ses rangs en s’adjoignant de jeunes travailleurs issus de l’immi­gration, davantage de femmes, bien que leur présence au sein du mouvement syndical se soit considérablement accrue ces dernières décennies, mais aussi ses champs d’action en recrutant dans des régions, des secteurs ou des métiers non syndiqués, bref de mettre en pratique la solidarité de classe au sens large (en tant que communauté de travailleurs). Il s’agit également de trouver de nouvelles formes d’alliances avec des coalitions sociales élargies, de luttes et d’initiatives en matière de négociation collective et de syndicalisation, comme l’a initié le SEIU au cours des années 1980 dans sa cam­pagne « Justice for Janitors » (Debouzy, 2009 ; Lowell, 2009) ou encore le syndi­cat des camionneurs (Teamsters) dans la « Coalition for Clean & Safe Ports » pour défendre les droits des camionneurs du port de Los Angeles (Kesselman, 2011), ceci afin d’inverser la tendance au déclin des adhérents. L’AFL-CIO compte au­jourd’hui 57 syndicats affiliés mais les travailleurs membres d’un syndicat ne représentent plus que 11,3 % des salariés, dont 6,6 % seulement dans le secteur privé, après l’adoption par le Michigan du statut d’État de droit au travail et la perte des droits à la négociation collec­tive des employés du secteur public dans le Wisconsin (Sauviat, 2011a).

Des douzaines de groupes non syndi­qués ont assisté au Congrès, dont des lea­ders de plusieurs WC. Le Congrès a ap­prouvé l’entrée de ces WC dans ses rangs, après qu’ils eurent été admis en 2006 comme affiliés des fédérations au niveau des États (State Federation) et des sec­tions locales (Local Labor Council) [1] . Il y aurait au total 16 WC affiliés à l’AFL-CIO, à l’instar de Working America, créé en 2003 pour permettre aux travailleurs qui ne peuvent se syndiquer sur leurs lieux de travail d’être associés au mouve­ment ouvrier [2].

Pourtant, quelques jours avant le Congrès, certains syndicats, comme le Laborers’ International Union of North America (LIUNA), avaient poussé la direction de la centrale à revenir sur sa proposition d’accueillir plusieurs groupes progressistes comme membres à part entière (National Association for the Advancement of Colored People ‒ NAACP ‒, Sierra Club, le Conseil natio­nal de la Razza, un groupe qui défend les droits civiques des Hispaniques, etc.) [3], y compris au sein de ses instances diri­geantes, comme l’avait laissé entendre Richard Trumka fin 2013.

Et des divisions persistent au sein du monde syndical américain. En août 2013, le syndicat des dockers de la côte ouest (International Longshore and Warehouse Union) a quitté l’AFL-CIO, se plaignant qu’elle n’ait pas tenté d’empêcher un autre syndicat de se présenter contre lui lors d’une élection de représentation syndi­cale. Le SEIU et les Teamsters, deux des plus importants syndicats américains, avaient quitté la centrale en 2005 pour fonder Change To Win (CTW), rejoints par cinq autres syndicats (Unite Here, le syndicat des travailleurs du textile et de l’hôtellerie-restauration, LIUNA, celui des manoeuvres, UFCW, celui des travailleurs du commerce, UBCJ, celui des charpentiers, et UFW, celui des tra­vailleurs agricoles) (Sauviat, 2005) [4]. La nouvelle centrale, qui avait axé ses efforts prioritaires sur la syndicalisation des secteurs des services, n’a pas vraiment réussi à tenir son pari, tout en contribuant à fragmenter encore un peu plus le syn­dicalisme américain (Kesselman, 2011). Malgré des actions menées en commun par les deux centrales, le SEIU et les Teamsters, toujours membres de Change To Win avec UFW, n’ont pas assisté au Congrès de l’AFL-CIO.

Conclusion

L’AFL-CIO et certaines grosses fédé­rations syndicales paraissent à nouveau prêts à opérer un changement de stratégie afin de revitaliser le syndicalisme amé­ricain, tentatives récurrentes depuis les années 1990. Ces dernières s’intéressent ainsi de près aux travailleurs issus de l’immigration, souvent des travailleurs à bas salaire, et pointent les questions d’inégalités et de justice sociale comme l’enjeu de lutte numéro 1. Les syndica­listes se tournent de plus en plus vers des tactiques comme des grèves courtes de 24 heures, à l’image des conflits ayant eu lieu chez Wal-Mart ou dans les fast food, qui renouent avec des pratiques activistes et militantes, voire de déso­béissance civile, qu’Occupy Wall Street a certainement contribué à revivifier. Ils renouent aussi avec des pratiques démo­cratiques de base et un travail d’alliances avec le tissu associatif local, à l’instar de la lutte du syndicat enseignant à Chicago. Ces actions sont en tous les cas très diffé­rentes des campagnes traditionnelles de syndicalisation.

Certes, l’organisation de la résistance des salariés via des grèves sauvages, des actions spontanées et des actes de déso­béissance civile a toujours plus ou moins existé aux États-Unis, en dépit du car­can législatif dans lequel ces actions, de même que l’action syndicale tradition­nelle, sont contenues. Mais ce qui change aujourd’hui, c’est le caractère coordonné de ces luttes et leur amplification impul­sée par les médias. C’est aussi d’une certaine manière l’audace des revendi­cations salariales (15 dollars, qui corres­pond à plus que le doublement du salaire minimum fédéral), une audace évidem­ment toute relative quand on considère le niveau très bas du salaire minimum fédéral aux États-Unis. En revanche, ces luttes soulèvent la question de leurs ini­tiateurs et des objectifs poursuivis.

Loin d’être des manifestations spon­tanées, d’importantes fédérations syndi­cales comme le SEIU ou l’UFCW, qui a rejoint l’AFL-CIO à l’été 2013, sont le plus souvent, comme on l’a vu, à l’initia­tive de ces luttes et de leur organisation, y consacrant d’importants moyens finan­ciers et humains. Mais, à la différence de grèves récentes, rares et de type plutôt défensives, celles des travailleurs à bas salaire ont emprunté à des tactiques plus militantes, en lien parfois avec des mou­vements plus radicaux. Ces mobilisations ont suivi aussi des voies innovantes, leurs acteurs parvenant à tisser des liens avec des associations enracinées dans des communautés locales, critiquant tant le comportement des employeurs que les politiques publiques insuffisantes de re­distribution des revenus. Ce faisant, leur base sociale s’en est trouvée significative­ment élargie.

Au-delà de ces objectifs, on peut se poser la question des orientations stra­tégiques de tels mouvements. Plusieurs options sont envisageables : les travail­leurs à bas salaire peuvent décider de créer de nouveaux syndicats, visant à négocier des standards salariaux pour les secteurs concernés avec les plus impor­tants employeurs. Les organisations syn­dicales peuvent aussi exercer des actions de lobbying pour améliorer et renforcer les lois du travail et de l’emploi (comme l’augmentation du salaire minimum au niveau fédéral, des États ou des muni­cipalités), stratégie prisée traditionnel­lement par l’AFL-CIO. Elles peuvent au contraire décider de maintenir des formes d’organisation assez lâches, ayant recours à diverses formes d’action directe qu’Occupy Wall Street est indéniable­ment parvenu à relégitimer, dans l’espoir de construire un syndicalisme plus large et plus politique, comme mouvement social. Les deux premières options sont assez compatibles avec les orientations traditionnelles, de type top-down, de l’AFL-CIO et des fédérations syndicales impliquées. Ces dernières peuvent quant à elles chercher à obtenir des accords de neutralité ou bien l’établissement de normes pour l’ensemble d’une branche, visant à faciliter leur implantation dans les entreprises (une stratégie de coopé­ration avec les employeurs poursuivie depuis les années 2000 par le SEIU), ou bien encore oeuvrer à différents niveaux pour obtenir une augmentation du salaire minimum, venant en appui de la récente proposition d’Obama de porter le salaire minimum fédéral à 9 dollars de l’heure ou celle de députés et sénateurs démo­crates de le porter à 10,10 dollars. Celui-ci a en effet vu sa valeur réelle baisser de façon significative, car il n’est ajusté ni à l’évolution de l’inflation, ni à celle de la productivité du travail. La troisième option, de type bottom-up, plonge davan­tage ses racines dans les mouvements de grève des années 1930, qui ont donné naissance au syndicalisme d’industrie et permis de revivifier le mouvement syn­dical américain.

Mais il ne faudrait pas que de telles initiatives aient lieu sans articulation avec les luttes sur les lieux mêmes de travail, car ce sont précisé­ment sur les lieux de travail et au sein de communautés locales (parfois ethniques) que peut, autour de revendications spéci­fiques, se construire le sens de la solida­rité, et se mouvoir la force collective en action.

Sources :

Addonizio M., Kearney C.P. (2012), « Introduction », in Addonizio M., Kearney C.P. (eds.), Education Reform and the Limits of Policy. Lessons from Michigan, WE Upjohn Institute Press Book Chapters, p. 1-7.

Allegretto S., Doussard M., Graham-Squire D., Jacobs K., Thompson D., Thompson J. (2013), Fast Food, Poverty Wages – The Public Costof Low-Wage Jobs in the Fast-Food Industry,UC Berkeley Labor Center, University of Illinois at Urbana-Champaign, October 15. Ashenfelter O.C. (2012), « Comparing Real Wages », NBER WorkingPaper, n° 18006,April.

Debouzy M. (2009), Le monde du travail aux États-Unis : les temps difficiles (1980-2005), Paris, L’Harmattan.

Dee T., Wyckoff J. (2013), « Incentives, Selection, and Teacher Performance : Evidence from IMPACT », NBER Working Paper, n° 19529, October.

Fine J. (2006), Worker Centers – Organizing Communities at the Edge of the Dream, Ithaca, Cornell University Press.

Gupta A. (2013), « The Wal-Mart Working Class », Socialist Register 2014, London, The Merlin Press.

Kesselman D. (2011), « États-Unis. Scission du mouvement syndical et espoirs de renouveau : où en est-on ? » Chronique internationale de l’IRES, n° 128, janvier, p. 3-14.

Lichtenstein N., Strasser S. (2009), Wal-Mart – L’Entreprise Monde, Paris, Les prairies ordinaires.

Lowell T. (2009), « Beyond Social Partnership– Unions, Civil Society, and the Renewal of Social Dialogue », Paper prepared for the RT2 High-Level Roundtable : « Beyond the Social-Civil Dialogue Dichotomy », organized by CapRight WP5 and WP6, Brussels, October 15-16.

Sauviat C. (2005), « États-Unis. Syndicalisme américain – Un cinquantième anniversaire de crise », Chronique internationale de l’IRES, n° 96, septembre, p. 49-64.

Sauviat C. (2011a), « États-Unis. Le Wisconsin, à l’avant-garde d’une offensive antisyndicale d’envergure », Chronique internationale de l’IRES, n° 129, mars, p. 3-11.

Sauviat C. (2011b), « Occupy Wall Street – Un mouvement social inédit aux États-Unis », Document
de travail, n° 1, IRES, Noisy-le-Grand, décembre.

Presse : The Wall Street Journal, The New York Times, The Washington Post, Labor Notes, In These Times, The Nation, Business Week.


[1Dès 2006, l’AFL-CIO s’était rapproché des WC en faisant alliance avec le réseau national des travailleurs journaliers. Aujourd’hui, la fédération et certains de ses syndicats affiliés travaillent de très près avec plusieurs de ces organisations, cherchant à élargir ses alliances et sa base, y compris auprès de non-syndiqués qui partagent les mêmes valeurs.

[2L’organisation compte aujourd’hui 3,2 millions de membres et soutient de multiples actions en faveur des travailleurs.

[3Les syndicats des travailleurs de la construction ont refusé l’entrée dans les instances de l’AFLCIO du Sierra Club, une ONG qui s’oppose à certains projets soutenus par eux, pour des raisons environnementales. À l’inverse, le syndicat des travailleurs de l’acier (USW) a su passer une alliance avec cette même ONG, fondée sur la reconnaissance d’intérêts communs entre travailleurs du secteur et activistes environnementaux (Lowell, 2009).

[4Depuis, LIUNA, Unite Here, UBCJ et UFCW ont réintégré les rangs de l’AFL-CIO, réduisant désormais CTW à trois syndicats.

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