Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

50 ans après : bilan de la « Révolution sexuelle »

Interview de Malka Marcovich par Francine Sporenda

Malka Marcovich est historienne, écrivaine, féministe engagée depuis plus de 40 ans, consultante internationale droits humains et droits des femmes, autrice de nombreux rapports et ouvrages de référence qui tentent de mettre en lumière l’omerta qui règne dans nos sociétés.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/04/02/50-ans-apres-bilan-de-la-revolution-sexuelle/

FS : Pouvez-vous nous parler des débuts de la pornographie de masse en France (« Lui » et les magazines de charme, les photos de David Hamilton, et les révélations qui ont été faites à son sujet par ses victimes, le film « Emmanuelle » etc.).

MM : En réalité, on pourrait situer le début de la pornographie en France avec le début du cinéma et de la photographie au XIXe siècle. C’était une époque de pleine explosion des maisons closes, du tourisme sexuel et du système dit « le système français » de règlementation de la prostitution. On qualifiait ces images « de publications obscènes » ou « photos de charme » que les hommes se passaient sous le manteau mais que l’on pouvait voir, acheter, échanger, découvrir dans les maisons de prostitution. Les modèles étaient des femmes et des jeunes filles en situation de prostitution. Ce commerce était véritablement florissant.

L’industrie pornographique contemporaine commence au tournant des années 1970, influencée par l’industrie de la pornographie dans les pays scandinaves et aux USA. Jusqu’à l’élection du Président Valery Giscard d’Estaing en 1974, il n’existe pas véritable de cadre législatif pour les films pornographiques. En 1975, après la sortie du film Exhibition, de Jean-François Davy, il est décidé que tout film à caractère violent ou pornographique serait classé X et interdit aux moins de 18 ans. Mais Exhibition bénéficiera du classement « Art et essai » et sera juste interdit aux moins de 16 ans. Ce film, vu par 3,5 millions de téléspectateurs, mêle des témoignages d’actrices et acteurs porno, et des scènes d’actes sexuels non simulés. Il sera présenté au Festival de Cannes dans la catégorie, « perspectives du cinéma français ».

Du coup, les films classés X bon marché sont présentés dans des salles et quartiers spécifiques à l’intention d’un public masculin qui « souffrirait » de « misère sexuelle ». De nouvelles frontières délimitent symboliquement les films artistiques à l’intention des élites des films considérés comme vulgaires à destination de la masse.

Cette vision n’a guère changé lorsque l’on voit la promotion médiatique du film « pornographique », « érotique », « d’art et d’essai » avec l’écrivain Michel Houellebecq (nominé pour le Prix Nobel de littérature 2022) réalisé par le collectif néerlandais Kirac 27 qui, entre autres, fait la promotion de l’industrie capitaliste du sexe et de la pédocriminalité.

FS : A cette époque, de nombreuses femmes se sont crues obligées d’avoir des relations sexuelles dont elles n’avaient pas envie avec des partenaires qui ne leur plaisaient pas, parce qu’il était devenu pratiquement impossible de dire non sans être ridiculisée et rejetée comme prude, bourgeoise, coince, frigide etc. Vos commentaires, et pensez-vous que les femmes sont sorties de cette obligation de paraître libérée sexuellement ?

MM : Je ne peux pas évaluer si #MeToo a véritablement mis un frein à cette représentation des choses. Nous assistons aujourd’hui à une véritable bataille sémantique et idéologique. D’un côté, nous aurions les tenants d’un prétendu passé progressiste et libérateur issu de 68, et de l’autre, celles et celles et ceux qui sont catalogués comme réactionnaires, « pisse-froid », etc… Je ne crois pas que les termes de « mal-baisées », « prudes » soient encore utilisés pour stigmatiser les femmes qui refusent un acte sexuel. Mais les représentations symboliques ont la vie dure, et j’ai le sentiment qu’on assiste à un retour de bâton où l’on mélange tout, et que ressurgit la vision archaïque de « la fille facile » dont on peut disposer à sa guise.

FS : Il y a eu aussi à cette époque le début d’une tendance à la sexualisation des enfants, surtout des petites filles, dans la publicité, au cinéma (« Pretty Baby » de Louis Malle), qui semble continuer actuellement. Vos commentaires ?

MM : En 1973, la marque de papier Lotus lance une joyeuse saga qui se déclinera en plusieurs films publicitaires jusqu’au tournant des années 80. Un petit garçon sort des toilettes les fesses à l’air et court dans les couloirs en brandissant du papier de cabinet Lotus « encore plus long, encore plus doux » en criant, selon les scénarios, soit « Mamananananan », soit « Papaaaaaaaaaaaaaaa  ». Les fesses rebondies de ce petit garçon s’étaleront sur les grand panneaux publicitaires de nos villes. Pretty Baby pourrait être rangé dans plusieurs rubriques : promotion de la pédocriminalité, de la prostitution de manière plus globale, du mythe de la séduction des petites filles dans la veine du Lolita réalisé par Stanley Kubrick. En flux continu, les années 80 déversent la représentation de ces « petites Miss » séductrices, dans la publicité, les films, les jouets, banalisée bientôt avec l’explosion de la mode des mangas qui mettent en scène de prétendues fillettes combatives et délurées, mais en réalité totalement objectivées comme proies sexuelles. Aujourd’hui, on sait que de nombreux sites pédocriminels détournent des photos d’enfants que des parents –bien « innocents » – ont postées tout fiers sur les réseaux sociaux.

FS : A cette époque, la prostitution « est considérée comme la forme ultime de la libération sexuelle ». Au 19ème siècle en effet, la prostitution était considérée comme nécessaire mais nullement libératrice. Qu’est-ce que cette nouvelle représentation de la prostitution comme « empouvoirante » et libératrice a changé ?

MM : Au 19ème siècle, la prostitution était considérée comme « un réseau d’égout » selon la formule du médecin hygiéniste Parent-Duchâtelet, et l’éjaculation comme une « vidange organique ». Les femmes étaient cachées dans les maisons closes, et la littérature mettait à l’honneur les « insoumises », ces femmes « entretenues » et prétendument libérées des contraintes sociales telles que le mariage etc… La sexualité masculine conquérante et violente n’était nullement remise en question. Les hommes étaient considérés comme des victimes de leurs passions/pulsions sexuelles et/ou « amoureuses ». Dans les années 70 en effet, l’image des « insoumises », rebelles et libres a influencé tout un pan de la société. L’acte sexuel marchand n’a jamais été questionné. Certains courants catholiques et conservateurs ont considéré les femmes en situation de prostitution comme des victimes sociales, et les hommes acheteurs comme des victimes de leurs instincts biologiques. Aujourd’hui, nous sommes face à une dialectique qui place face à face les victimes de la traite sexuelle, de la prostitution « forcée » avec ceux qui parlent d’un « travail du sexe » libérateur. Dans les deux cas, la « demande », les « clients », « viandards », « prostitueurs », la sexualité masculine n’est pas questionnée. L’industrie du sexe proxénète légalisée ou non, a bien compris qu’il était préférable de financer des prétendus syndicats de « travailleurs du sexe ». De curieux syndicats qui plutôt que se mobiliser contre un patronat mondial capitaliste, se déchaînent contre les courants féministes abolitionnistes. Une question demeure, comment porter plainte pour harcèlement sexuel dans le cadre du travail, lorsque le travail en question consiste justement à être harcelée sexuellement ?

FS : L’argumentaire des pro-prostitution a fort habilement récupéré des éléments de langage du féminisme 2ème vague : « mon corps est à moi », justification de l’avortement, a été utilisé pour justifier la prostitution. Pouvez-vous expliquer pourquoi la validité de cet argument est problématique au sujet de la prostitution ?

MM : Ici, je reprendrai in-extenso la remarquable analyse d’Annie Mignard, publiée dans les Temps Modernes [1] après la révolte des prostituées à Lyon en 1975. Dans ce texte fondateur, l’autrice s’insurge contre le fourvoiement des féministes et analyse la violence intrinsèque au système prostitutionnel. Selon elle, les slogans du printemps 75 se sont retournés contre l’autonomisation sexuelle des femmes et entérinent, en réalité, les modèles sexués les plus archaïques :

« Refuser la propriété des autres sur son corps, c’est aussi refuser sa propre propriété sur son corps. Le mot d’ordre féministe : “mon corps est à moi”, me semble aberrant, puisqu’on le comprend toujours littéralement.

Qu’est-ce que parler veut dire ? On n’a pas son corps, on est son corps : « mon corps est moi ». Non un objet, un instrument séparé de l’être qu’on peut vendre, louer, abandonner ou garder pour soi, mais l’être même. On ne s’appartient pas, on est. C’est pourquoi la liberté de propriété, que les prostituées revendiquent sur leur corps-objet, me semble la même aliénation. (…) Autant il est merveilleux d’être enceinte quand on le désire, autant avoir dans son ventre un corps étranger qu’on refuse et qui croît est un scandale affolant, invivable, comme un cancer, une question de légitime défense, de vie ou de mort : c’est ça ou moi. Et l’avortement est une réaction élémentaire d’intégrité corporelle, d’intégrité de soi. Autant il est merveilleux de faire l’amour avec qui on désire, autant la pénétration par une chair étrangère (…) est un scandale affolant, invivable, l’irruption de la mort en soi. (…)

Comment peut-on dire de la même voix (…) : « Liberté de l’avortement. Plus jamais de viol. Liberté de prostitution » ? Le corps réagit-il différemment lorsqu’il y a de l’argent et lorsqu’il n’y en a pas ? En est-on moins malade pour autant ? Moins coupée ? Moins expulsée de soi-même ? Où peut-on aller se réfugier quand le lieu de son corps est occupé par autrui ? Quand on n’a pas son espace du dedans ? »

FS : Des pédocriminels comme Tony Duvert et Gabriel Matzneff font l’apologie de la pédophilie, sont invités dans les émissions littéraires à la télévision (Apostrophes, de Pivot), et reçoivent des prix littéraires pour leurs livres (prix Médicis pour Duvert, plus tardivement, en 2013, prix Renaudot pour Matzneff). Daniel Cohn-Bendit parle de relations sexuelles qu’il a avec des enfants, Libération publie des annonces de pédocriminels et des pétitions signées par de nombreuses célébrités en faveur de la libération de pédocriminels ayant agressé des très jeunes enfants. Quand on rappelle maintenant à ces personnes leurs comportements de normalisation et de justification de la pédophilie, elles se défaussent en déclarant que « c’était l’époque » qui voulait ça. Que pensez-vous de cette justification

MM : « C’était l’époque » est la justification la plus réactionnaire qui puisse être. Après-tout, la colonisation, l’esclavage, les mutilations sexuelles, la collaboration sous Vichy, le bannissement des femmes de l’espace public, les mariages arrangés et/ou forcés, le troussage de domestique etc., « C’était l’époque ! »

A la limite, je peux comprendre que l’on utilise cet argument pour expliquer que l’on a laissé faire, que l’on n’a pas voulu voir, que l’on a eu peur… Dans ce cas, il faudrait que s’opère une véritable remise en question de ces dérives. Il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain mais de regarder avec honnêteté cette époque, qui fut aussi un grand moment de créativité.

Ce qui est totalement inouï, c’est qu’à la fin des années 70, ceux que l’on appelait les Nouveaux philosophes ont remis en question leurs engagements maoïstes des années 68, voire ont critiqué comme Bruckner et Finkielkraut, dans Le nouveau désordre amoureux la normalisation totalitaire de la fin des rapports d’exclusivité dans le couple. Dans le même temps, ils promeuvent la pédocriminalité dans cet ouvrage et font l’apologie de Tony Duvert qui selon eux doit : « stimuler, susciter des vocations, dessiller les yeux »

La question qui me taraude est la suivante : « que sont ces enfants devenus ? Quels adultes sont-ils devenus ? » Le mouvement #MeToo ne répond que très partiellement à ces questions. Dans mon livre, de nombreux témoignages montrent l’impact terrorisant de cette omerta dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans après. Depuis la sortie de mon livre, j’ai reçu d’autres témoignages. Il semblerait que plus les années passent, plus le désir de suicide devient grand.

FS : Des intellectuels réputés comme Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner cités ci-dessus ont justifié des comportements de harcèlement sexuel en arguant du fait que les féministes qui les dénonçaient succombaient au « puritanisme américain », que la galanterie française et l’exception française en matière de traitement respectueux des femmes rendaient inutiles et oiseuses ces dénonciations féministes. Que pensez-vous de cet argument de l’« exception française » en matière de sexualité et de rapports hommes-femmes ?

MM : Dans une conception conceptuelle totale, Ils associent libéralisme, Révolution française, libre pensée, liberté sexuelle, révolution sexuelle. Ils appellent « néo-féministes » toutes celles qui dénoncent les violences sexuelles et qui deviendraient ainsi les nouvelles tenantes de l’ordre moral, du puritanisme et de la pudibonderie. Ils rêvent d’un âge d’or qui n’existe que dans la littérature et leurs fantasmes.

Pour moi, ce sont de vieux ringards, bien plus ringards que tous les vieux ringards qu’ils dénonçaient dans leur jeunesse.

FS : Pensez-vous que l’influence de la révolution sexuelle se fait encore sentir dans la France de 2023, et définiriez-vous son bilan comme positif ou négatif.

MM : La révolution sexuelle qui promouvrait l’égalité sexuelle entre les femmes et les hommes n’a en réalité pas encore commencé. Nous portons la force de nos mères, nos grands-mères, nos ancêtres qui ont résisté et survécu contre vents et marées. Quand on voit les régressions à l’œuvre, partout dans le monde, la normalisation de l’apartheid sexuel en Afghanistan, le courage des femmes iraniennes qui redonnent un sens puissant et symbolique au mot liberté, on se sent porté par un nouveau mouvement internationaliste. Mais nous savons aussi que rien n’est jamais acquis. Je suis née en 1959, au tournant des années « bascule ». Je sais qu’il faut plus que jamais faire le tri, prendre conscience de ce que ma génération a vécu comme violences au nom de la « liberté sexuelle », mais aussi conserver et transmettre ces étincelles de vie puissante pour les générations futures.

[1] « Propos élémentaires sur la prostitution », in Les Temps modernes, no 356, 1976.

https://revolutionfeministe.wordpress.com/2023/03/12/50-ans-apres-bilan-de-la-revolution-sexuelle/

Francine Sporenda

Américaine qui anime le site Révolution féministe.

https://www.facebook.com/RevolutionFeministe/

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