Édition du 7 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

À propos de l’invasion russe « non provoquée »

Lors d’une récente interview dans le podcast Useful Idiots, Noam Chomsky a répété son argument selon lequel la seule raison pour laquelle nous entendons le mot « non provoquée » à chaque fois que quelqu’un parle de l’invasion de l’Ukraine par la Russie dans les médias grand public c’est parce que l’invasion a absolument été provoquée, et l’individu qui parle le sait bien.

7 septembre 2022
https://caitlinjohnstone.substack.com

« En ce moment, si vous êtes un.e. écrivain.e respectable et que vous voulez écrire dans les principaux journaux, si vous parlez de l’invasion russe de l’Ukraine, vous devez l’appeler « l’invasion russe non provoquée de l’Ukraine », a déclaré Chomsky. « C’est une phrase très intéressante. Elle n’a pas été utilisée auparavant. Si vous regardez les reportages de guerre précédents, sur ’Irak, par exemple - une invasion qui n’a été absolument pas provoquée - personne ne l’a jamais présenté comme « l’invasion non provoquée de l’Irak. » En fait, je ne sais pas si le terme a jamais été utilisé auparavant. Si c’était le cas, il était très marginal. Maintenant, si vous le recherchez sur Google, vous verrez qu’il y a eu des centaines de milliers de visites. Chaque article qui paraît doit parler de l’invasion non provoquée de Ukraine. »

« Pourquoi ? Parce qu’on sait parfaitement que cette guerre a été provoquée », a déclaré Chomsky. « Cela ne la justifie pas, mais elle a été massivement provoquée. Les plus haut.e.s diplomates américain.e.s en parlent depuis 30 ans, même le chef de la CIA. »

Chomsky a bien sûr raison ici. Les médias impériaux et leurs automates endoctriné.e.s ont passé six mois à bêler sans réfléchir les mots « sans provocation » en rapport avec cette guerre. Mais une question à laquelle aucun.e d’entre eux et elles n’a jamais de réponse claire est la suivante : si l’invasion de l’Ukraine n’a pas été provoquée, comment se fait-il que tant d’experts occidentaux aient passé des années à avertir que les actions des gouvernements occidentaux provoqueraient une invasion de l’Ukraine ?

Car, comme le note Chomsky, c’est bien le cas. Quelques jours après le début de l’invasion en février dernier, un type du nom d’Arnaud Bertrand a créé un fil Twitter extrêmement viral qui parle interminablement des divers.es diplomates, analystes et universitaires occidentaux et occidentales qui, au fil des ans, ont averti qu’une confrontation dangereuse avec la Russie se préparait à cause des avancées de l’OTAN vers ses frontières, de l’interventionnisme en Ukraine et de diverses autres agressions. Il contient des exemples, comme le politologue connu John Mearsheimer, qui a averti clairement en 2015 que « l’Occident mène l’Ukraine sur la voie de la primevère, et le résultat final est que l’Ukraine va faire naufrage ». Et Pat Buchanan qui avertissait déjà en 1999 qu’« En déplaçant L’OTAN sur le porche de la Russie, nous avons programmé une confrontation du XXIe siècle. »

Les apologistes de l’Empire adorent prétendre que l’invasion de l’Ukraine n’a rien à voir avec l’expansionnisme de l’OTAN. Leurs affirmations sont généralement basées sur de déclarations grossièrement dénaturées de ce que Vladimir Poutine a dit sur les raisons de la guerre. Mais la machine de guerre américaine a continué à narguer la possibilité d’une adhésion à l’OTAN pour l’Ukraine jusqu’à l’invasion, une menace qu’elle a refusé de retirer de la table depuis qu’elle l’y a placée en 2008, alors qu’elle savait pertinemment que cette menace était une provocation incendiaire contre Moscou.

Et cela ne veut encore rien dire du rôle actif de l’empire américain en fomentant le soulèvement violent en 2014, qui a renversé le gouvernement légal de Kyiv et qui a fracturé la nation entre ses populations les plus fidèles à Moscou à l’est et les parties du pays les plus favorables aux États-Unis et à l’UE. Cela a conduit à l’annexion de la Crimée (soutenue à une écrasante majorité par les habitant.e.s de la péninsule) et à huit ans de guerre brutale contre les séparatistes, soutenus par la Russie dans le Donbass.

On sait que les attaques ukrainiennes contre ces séparatistes ont augmenté de façon exponentielle dans les jours qui ont précédé l’invasion. Il a été avancé que c’est cela qui a finalement provoqué la décision de Poutine d’envahir - une décision de dernière minute, selon les services de renseignement américains.

L’alliance militaire américaine aurait très facilement pu empêcher cette guerre avec quelques concessions à faible coût, comme la consécration de la neutralité ukrainienne, le recul de sa machinerie de guerre des frontières de la Russie, et la poursuite sincère de la détente avec Moscou, au lieu de déchiqueter les traités de contrôle des armes nucléaires et d’intensifier les escalades de la guerre froide. Enfer, cela aurait probablement pu empêcher cette guerre simplement en protégeant le président Zelensky des nationalistes d’extrême droite anti-Moscou qui menaçaient ouvertement de le lyncher s’il commençait à honorer les accords de Minsk et à rechercher la paix avec la Donbass et la Russie, comme il avait été initialement élu pour le faire.

Au lieu de cela, les E-U à la tête de l’OTAN ont sciemment choisi la voie opposée : continuer à laisser planer la possibilité d’une adhésion formelle à l’OTAN pour l’Ukraine, tout en déversant des armes dans le pays et en en faisant de plus en plus un membre de fait de l’OTAN, avec une intimité de plus en plus étroite avec la machine de guerre américaine, puis ordonnant, encourageant, ou tolérant l’agression agressive de l’Ukraine contre les séparatistes du Donbass.

Mais pourquoi l’empire a-t-il opté pour la provocation plutôt que pour la paix ? Le membre du Congrès américain Adam Schiff a offert une réponse à cette question en janvier 2020, alors que la route de la guerre se préparait : « Afin que nous puissions combattre la Russie là-bas, et nous n’aurons pas à la combattre ici ». Si vous renoncez à l’idée infantile que l’empire américain aide sa bonne amie l’Ukraine parce qu’il aime le peuple ukrainien et veut qu’il vive en liberté et en démocratie, il n’est pas difficile de voir que les États-Unis ont déclenché une guerre par procuration commode, parce qu’ils étaient dans leur intérêts géostratégiques de le faire, et parce que ce ne serait pas leur vie et leurs biens qui seraient dévastés.

Brian Berletic a publié il y a quelques jours une bonne vidéo sur une étude produite en 2019 par la Rand Corporation, groupe de réflexion financé par le Pentagone, et qui est intitulée « Obliger la Russie à se surmener - rivaliser sur un terrain avantageux », ce qui est exactement ce à quoi cela ressemble. Cette étude, commandée par l’armée américaine, détaille comment l’empire peut se servir d’uneguerre par procuration, une guerre économique et d’autres tactiques de la guerre froide pour pousser son adversaire géopolitique de longue date au bord du gouffre. Et cela sans coûter la vie aux Américain.e.s, ni déclencher un conflit nucléaire.

L’étude mentionne l’Ukraine des centaines de fois. Elle discute explicitement des mêmes tactiques de guerre économique que nous voyons aujourd’hui, comme les sanctions et l’atteinte aux intérêts énergétiques de la Russie en Europe. Ce dernier élément de la stratégie, selon Berletic, sert également à renforcer la domination américaine sur ses vassaux dans l’UE.

Le document préconise même explicitement de continuer à brandir la menace de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN pour provoquer une réponse agressive de la part de Moscou. Il déclare : « Bien que l’exigence d’unanimité de l’OTAN rende peu probable que l’Ukraine puisse devenir membre dans un avenir prévisible, le fait que Washington pousse cette possibilité pourrait renforcer la détermination ukrainienne, tout en amenant la Russie à redoubler d’efforts pour prévenir une telle évolution. »

Le président Biden a lancé des appels non déguisés à un changement de régime à Moscou. Et le secrétaire à la Défense Lloyd Austin a ouvertement déclaré que le plan américain est d’utiliser cette guerre pour « affaiblir la Russie », ce que d’autres responsables américain.e.s ont cofirmé être la politique des E-U. Les commentaires de l’administration Biden répètent clairement que l’alliance américaine est décidée à continuer cette guerre pour des années à venir, ce qui cadrerait bien avec la politique bien établie de Washington d’attirer délibérément la Russie dans des bourbiers militaires contre les mandataires américains, comme en Afghanistan et en Syrie.

Alors ne vous y trompez pas, derrière tous ces faux cris de chagrin et ces faux drapeaux, l’empire américain obtient exactement ce qu’il veut de ce conflit. Il arrive à étendre la Russie militairement et financièrement, à promouvoir ses récits à travers le monde entier, à réhabiliter l’image de l’interventionnisme américain, à étendre la censure sur Internet, à s’étendre militairement, à renforcer le contrôle sur ses États-clients européens. Et tout cela ne coûte qu’un peu d’argent factice de l’empire, argent qui de toute façon finit par faire son chemin dans le complexe militaro-industriel.

C’est pourquoi, alors qu’il semblait que la paix risquait d’éclater dans les premières semaines du conflit, l’empire a rapidement envoyé le premier ministre britannique Boris Johnson pour dire à Zelensky que, même s’il était prêt à ce que la guerre se termine, ses partenaires à l’ouest ne l’étaient pas.

Ainsi, comme on peut voir, l’idée que cette guerre est « non provoquée » est un conte de fées farfelu pour les idiot.e.s et les enfants. Il n’y a aucune excuse pour qu’un.e adulte ayant accès à Internet et qui possède cerveau fonctionnel dise une telle chose. Si la Chine avait soutenu un coup d’État au Mexique et avait par la même obtenu un vassal fidèle à Mexico qui laissait Pékin distribuer des armes le long de la frontière américaine, tout en bombardant continuellement les séparatistes anglophones de Basse-Californie qui cherchent l’annexion américaine, il ne fait aucun doute que Washington considéreraient ceci comme une provocation et réagiraient en conséquence. Vous pouvez me dire que ce n’est pas vrai, mais nous saurions tous et toutes les deux que vous mentez.

Mais comme l’a dit Chomsky, la presse débite quand même toujours cette absurdité « non provoquée ».

« On pense généralement que la Russie a été surprise par la réponse ferme et unifiée de l’Occident à son invasion non provoquée de l’Ukraine, » pouvons-nous lire on dans un article de CNBC publié quelques minutes avant la rédaction de cet article.

« La visite diplomatique souligne l’importance des relations russes pour la Chine, même face au coup de poing international contre Moscou après son invasion non provoquée de l’Ukraine plus tôt cette année, » lit un nouveau rapport de CNN tout juste sorti de presse.

« C’était une attaque non provoquée contre un pays souverain, » a déclaré une source citée dans un autre article de CNN, publiée il y a quelques heures.

Comme Chomsky l’observe, c’est vraiment effrayant de voir à quel point on nous frappe avec ce mot, chaque fois que l’invasion de l’Ukraine est mentionnée. Dans les médias de masse, on n’est pas autorisé à parler des actions connues des États-Unis, de l’OTAN et de l’Ukraine, actions que des expert.e.s avertissent depuis de nombreuses années qu’elles nous mèneraient là où nous en sommes.

On n’est autorisé à dire que Poutine a attaqué l’Ukraine sans provocation, dans le vide, uniquement parce qu’il est méchant, qu’il veut restaurer l’empire russe, et qu’il déteste la liberté. Et vous devez à chaque occasion ajouter les mots « non provoquée ».

Les apologistes de l’Empire s’énervent lorsqu’on dit que cette guerre a bien été provoquée, parce qu’une grande partie de la propagande de l’Empire repose sur la prétention que la provocation n’existe simplement pas. Par une astuce de la double pensée à la Orwell, cette idée ne serait qu’une invention bizarre et ridicule du Kremlin.

Nous sommes tous et toutes coupables d’avoir fait des choses que nous choisissons sciemment de faire. Si je choisis de provoquer quelqu’un pour qu’il fasse du mal, alors il est coupable d’avoir choisi de faire le mal, mais je suis également coupable de l’avoir provoqué. Rien de nouveau ici. Personne n’est jamais sorti de la pièce de théâtre d’Othello de Shakespeare en pensant que Iago n’était peut-être qu’un spectateur innocent qui essayait d’aider ses amis.

La plupart d’entre nous apprennent que la provocation est une chose réelle en tant qu’enfants avec nos des frères et nos sœurs, en donnant des coups de pied l’un.e à l’autre sous la table pour provoquer une explosion bruyante. Mais en 2022, on nous demande de prétendre que ce concept basique au niveau de la maternelle est une sorte de charabia extraterrestre bizarre.

Les apologistes de l’Empire soutiendront également que dire que la Russie a été provoquée à envahir l’empire américain revient à dire qu’une victime de viol a provoqué son violeur en portant une jupe serrée, ou qu’une femme battue a provoqué son agresseur en lui désobéissant. Et en tant que survivante de viols multiples et d’une relation abusive, je dois dire que je trouve cela extrêmement offensant lorsque les gens comparent le fait de blâmer l’empire le plus puissant qui ait jamais existé pour ses agressions bien documentées à blâmer les victimes de viol et de violence domestique. Le pauvre empire mondial n’est pas comparable à une victime de viol, et si vous pensez que c’est le cas, il est temps de repenser toute votre vision du monde.

Ce n’est pas bien pour un.e adulte en septembre 2022 de continuer à dire que l’invasion de l’Ukraine n’a pas été provoquée. Vous avez un cerveau entre vos oreilles et tout un Internet d’informations à portée de main. Utilisez-les.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : La guerre en Ukraine - Les enjeux

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...