Édition du 7 mai 2024

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Politique canadienne

A quoi s’amuse Harper ?

Ces der­nières se­maines, nous avons ob­servé trois évè­ne­ments, en eux-mêmes assez in­si­gni­fiants (dans les deux sens du terme : peu si­gni­fi­catif et un peu mi­nable), qui laissent son­geurs. D’abord ce mi­nistre qui, dans la foulée d’une vi­site royale, dé­cide de re­tirer de ses murs une toile du grand peintre qué­bé­cois Alfred Pellan pour y sub­sti­tuer un « ma­gni­fique » por­trait de sa ma­jesté.

On hausse les épaules. On se dit : « Il veut sans doute at­tirer l’attention sur son mau­vais goût », his­toire de nous faire ou­blier des choses plus im­por­tantes dont il par­tage la res­pon­sa­bi­lité. Cette par­ti­ci­pa­tion ca­na­dienne aux bom­bar­de­ments en Libye, par exemple. Plus de cinq cents bombes… Puis vient cette his­toire de roya­liser à nou­veau les forces ar­mées ca­na­diennes sans qu’aucun groupe de pres­sion connu ne se soit ou­ver­te­ment ma­ni­festé pour re­prendre ces vieilles dénominations.

Quel mes­sage veut-il en­voyer à nous, du Québec, qui avons voté contre lui à 83 % ? Nous rap­peler que, malgré nous, ce gou­ver­ne­ment est ma­jo­ri­taire et qu’il ne man­quera pas une oc­ca­sion de nous le dire, y com­pris avec des pe­tites pro­vo­ca­tions de ga­mins de cour d’école ? Peut-être. Est-ce le style du per­son­nage ? Le style, c’est l’homme, di­sait Trotski.

Et c’est quoi la pro­chaine ? Une ré­ha­bi­li­ta­tion du God Save The Queen pour émous­tiller ce qui reste du vieux fond tory des conser­va­teurs ? Mais là où ça de­vient peut-être plus sé­rieux, c’est la no­mi­na­tion de son nou­veau conseiller en com­mu­ni­ca­tion Per­si­chilli, uni­lingue an­glo­phone et pra­ti­quant, à ses heures, le bon vieux Quebec ba­shing qui oc­cupe la presse de droite au Ca­nada an­glais. Selon lui, non seule­ment le bi­lin­guisme ca­na­dien se­rait un énorme gas­pillage, mais les fran­co­phones se­raient sur­re­pré­sentés dans l’appareil exé­cutif et lé­gis­latif de l’État canadien.

Une nou­velle approche ?

Comme dit le pro­verbe, la pre­mière fois, c’est un ha­sard. La deuxième fois, un concours de cir­cons­tances. Et la troi­sième fois, une dé­cla­ra­tion de guerre. Ad­met­tons qu’il existe une cer­taine conti­nuité dans ces trois faits et que ceux-ci té­moignent d’un es­prit à la fois re­van­chard et har­gneux au­tour de la garde rap­prochée de M. Harper.

Mais peut-être y a-t-il beau­coup plus. De­puis les an­nées soixante, es­sen­tiel­le­ment sous la gou­verne de la tra­di­tion li­bé­rale, se sont construits au­tour de l’État ca­na­dien de puis­sants sym­boles iden­ti­taires. Du dra­peau de Lester Pearson d’où a dis­paru la ré­fé­rence à l’empire bri­tan­nique en pas­sant par la consti­tu­tion ra­pa­triée de Pierre Tru­deau au cœur de la­quelle on re­trouve une charte axée es­sen­tiel­le­ment sur des va­leurs li­bé­rales dont cer­taines sont assez éloi­gnées de celles his­to­ri­que­ment por­tées par le conser­va­tisme comme idéo­logie po­li­tique. Mais il y a sur­tout, dès l’époque de la com­mis­sion Laurendeau-Dunton, une très forte vo­lonté de struc­turer l’identité ca­na­dienne au­tour du bi­lin­guisme et du biculturalisme.

Soixante an­nées plus tard, que se passe-t-il ? Le poids nu­mé­rique ob­jectif des fran­co­phones continue son lent dé­clin. Deux dé­faites ré­fé­ren­daires plus tard, il semble per­ti­nent pour nos conser­va­teurs de choc de lier la contrac­tion des dé­penses pu­bliques à une cri­tique dé­sor­mais ou­verte du bi­lin­guisme comme po­li­tique ins­ti­tu­tion­nelle ca­rac­té­ri­sant l’État ca­na­dien. Le tout dans un contexte où l’intégration conti­nen­tale a fait des pas de géant et qu’ont déjà été ba­layées d’autres ma­ni­fes­ta­tions du na­tio­na­lisme ca­na­dien de tra­di­tion li­bé­rale par les en­tentes de libre-échange, par exemple.

Selon cette hy­po­thèse, il s’agirait pour les conser­veurs d’infléchir à la fois vers la droite et vers le passé les va­leurs idéo­lo­giques struc­tu­rant ce fa­meux na­tion buil­ding pro­cess. Un Ca­nada spon­ta­né­ment en­clin à par­ti­ciper aux guerres de l’empire se dé­mar­quant ainsi fer­me­ment de la po­li­tique inau­gurée par le ré­ci­pien­daire du prix Nobel de la paix, L. B. Pearson. Un Ca­nada de loi et d’ordre ca­pable d’expulser des « cri­mi­nels », de mater les jeunes dé­lin­quants et de neu­tra­liser les ONG pro­gres­sistes qui osent cri­ti­quer Is­raël. Un Ca­nada ca­pable de re­mettre vi­gou­reu­se­ment en ques­tion ses po­li­tiques so­ciales les plus em­blé­ma­tiques, no­tam­ment au cha­pitre de la santé et pour­quoi pas, à nou­veau, sur l’assurance-chômage. Un Ca­nada ca­pable de mo­duler son aide in­ter­na­tio­nale en fonc­tion de cri­tères idéo­lo­giques re­le­vant de l’univers de re­pré­sen­ta­tion conservateur.

Et si fi­na­le­ment, der­rière tout cela, se pro­fi­lait le vrai mes­sage po­li­tique de M. Harper ? Non seule­ment on peut gou­verner l’État ca­na­dien sans le Québec, mais la conjonc­ture est pro­pice pour qu’on puisse éga­le­ment gou­verner l’État ca­na­dien contre le Québec et ses va­leurs do­mi­nantes. Assez ou­ver­te­ment, cette fois.

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