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Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne : le Canada est un bar ouvert à la prédation

Nous publions la lettre adressé au président du Syndicat canadien de la fonction publique à propos du projet d’ Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne, lettre qui contient les avis de la firme d’expert mandatés par le SCFP pour étudier les impacts très négatifs de cet accord.

10 avril 2012

M. Paul Moist

Président national

Syndicat canadien de la fonction publique

1375, boul. St. Laurent

Ottawa (Ontario) K1G 0Z7

Objet : Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne

Cher Monsieur,

Vous nous avez demandé notre avis sur les réserves qu’a formulées le Canada et les exceptions qu’il a proposées en lien avec les services et les règles d’investissement de l’AÉCG entre le Canada et l’Union européenne.

Cet accord international en devenir ayant une grande portée et étant lourd de conséquences, il vaut mieux décrire ses effets en termes simples et clairs. Voici nos principales conclusions :

1. L’AÉCG étendrait, de manière dramatique, le champ d’application des lois internationales aux sphères de gouvernance provinciale et municipale qui, jusqu’ici, n’ont jamais été assujetties aux contraintes et aux lois qu’imposent les régimes commerciaux internationaux. Bien que les règles de l’AÉCG s’apparentent à celles de l’ALÉNA et de l’AGCS, leur champ d’application sera beaucoup plus grand, puisque le Canada propose d’abandonner la plupart des réserves (exclusions ou mesures de protection) qui, jusqu’à présent, exemptaient les gouvernements sous-nationaux de l’application pleine et entière de telles règles internationales.

2. Les gouvernements provinciaux détiennent la compétence principale en matière de réglementation des investissements dans les services publics et de la fourniture desdits services (du traitement de l’eau potable aux soins de santé) en vertu du paragraphe 92 (13) de la constitution canadienne. Par conséquent, l’AÉCG étendrait effectivement l’autorité du fédéral à cette sphère de compétence provinciale. Ainsi, en vertu de l’AÉCG, les provinces ne pourraient plus exercer leurs mandats respectifs sans devoir respecter les limites politiques et réglementaires strictes d’un traité international qu’elles ne sont pas autorisées à modifier. Le droit de modifier l’AÉCG est une prérogative du fédéral, que peut l’exercer avec ou sans l’appui des provinces.

3. Une conséquence quasi constitutionnelle de l’AÉCG est soulevée par les approches divergentes adoptées par les provinces quant aux réserves qu’elles réclament. Par exemple, certaines provinces cherchent à préserver leur droit de promouvoir les énergies renouvelables, de maintenir un système de gestion de l’offre pour certains produits agricoles ou de fixer des mesures de conservation de l’eau, alors que d’autres ne le font pas. Nous pourrions ainsi nous retrouver devant un paysage constitutionnel fragmenté, avec des provinces ayant un pouvoir de gouvernance que d’autres n’auraient pas.

4. Du côté des relations commerciales trilatérales avec les États-Unis et le Mexique, on peut voir l’AÉCG comme une sorte de désarmement unilatéral, puisque, en vertu de l’ALÉNA et à peu d’exceptions près, le Canada est tenu d’offrir aux investisseurs et fournisseurs de services américains et mexicains le statut de nation la plus favorisée (NPF). Avec l’AÉCG, le Canada accorderait aux investisseurs et aux fournisseurs de services de l’Union européenne des droits beaucoup plus étendus que ceux qu’il accorde à leurs homologues américains et mexicains. Le Canada serait donc obligé d’offrir ce traitement « du plus favorisé » à ses partenaires de l’ALÉNA, même si ni l’un ni l’autre n’offre un engagement réciproque au Canada.

5. Les réserves qu’avance l’UE sont beaucoup plus fortes et englobantes que celles proposées par le Canada. Donc, l’UE cherche à exclure un plus vaste éventail de domaines qui, autrement, violeraient les contraintes de l’AÉCG, des domaines comme les services de garde, le maintien des monopoles de l’eau et de l’énergie ou encore la protection de l’environnement. Par exemple, à cette fin, l’UE a demandé de vastes réserves pour les services publics, les monopoles et les réglementations concernant l’eau, la santé, l’éducation, l’énergie et plusieurs autres services. Le Canada, lui, n’a demandé aucune exclusion que ce soit pour nombre de ces domaines et, pour les autres, ces réserves sont superficielles.

6. Parmi les lacunes spécifiques des réserves actuellement proposées par le Canada, notons l’absence de demandes d’exemption des champs clés des politiques et lois publiques, dont celles nécessaires…

(i) …pour réglementer les soins de santé lorsque ceux-ci sont prodigués sur une base commerciale ou en concurrence avec d’autres fournisseurs. Dans le contexte canadien, on parle des services fournis par les médecins, les cliniques privées, les ambulances, les fournisseurs de soins à domicile et de soins de longue durée, ainsi que les sociétés d’assurance-maladie ;

(ii) …pour réglementer les services éducatifs et de garde à la petite enfance fournis sur une base commerciale, y compris les règles définissant le nombre de ces établissements, l’octroi de territoires et la formation du personnel ;

(iii) …pour établir et maintenir des monopoles publics dans des secteurs aussi variés que le transport et la distribution d’électricité, la consultation scientifique et technique, ainsi que certains services environnementaux ;

(iv) …pour garder le contrôle public sur les services d’eau et les ressources en eau ;

(v) …pour protéger l’environnement en matière d’utilisation du sol et d’activités manufacturières et industrielles.

7. En vertu de l’AÉCG, les mesures des gouvernements municipaux, y compris celles de leurs entités apparentées, comme les commissions scolaires et les services publics municipaux, bénéficient d’une clause de droits acquis. Cependant, le Canada a précisé que cette exemption « sera assujettie au mécanisme de cliquet » qui empêche l’adoption de nouvelles initiatives ou de toute réforme aux mesures actuelles susceptibles de limiter un tant soit peu les droits des investisseurs et des fournisseurs de services étrangers.

Les points ci-dessus, sur lesquels nous reviendrons plus en détail plus loin, ne représentent qu’une partie des conséquences qu’auront les propositions actuelles du Canada. Ces exemples illustrent les problèmes d’une approche qui semble traduire un désir d’accorder de vastes concessions aux sociétés européennes, sans attendre grand-chose en retour.

Étant donné la faiblesse patente des propositions du Canada et devant le fait que l’UE n’est pas prête à abandonner elle aussi ses prérogatives politiques et réglementaires sur son propre territoire, les gouvernements provinciaux et territoriaux devraient être prudents et réévaluer leur appui à la liste des réserves proposées par le Canada, en tenant compte de l’engagement du fédéral à déréglementer et à privatiser. En fait, pour cette raison, le fédéral pourrait bien voir dans l’AÉCG (qui incarne ces politiques) un moyen utile de les enchâsser afin de pouvoir consacrer moins d’effort à l’obtention d’un équilibre raisonnable des bienfaits.

Il est donc primordial pour les gouvernements provinciaux et territoriaux de comprendre que les propositions de l’AÉCG représentent un changement radical qui, dût-elles être mises en oeuvre, influenceraient de manière omniprésente, contraignante et sans précédent l’autorité des gouvernements provinciaux et territoriaux. Conséquemment, il est dommage que plusieurs provinces et territoires aient exclu du champ d’application des règles de l’AÉCG si peu de domaines de politique et de loi publique. Qui plus est, comme nous l’avons déjà souligné, les disparités entre les diverses propositions provinciales et territoriales transformeraient profondément le paysage constitutionnel canadien, qui se fragmenterait. Plus d’un expert en droit international (Schwartz, Schneiderman) a souligné que l’influence généralisée et le caractère virtuellement permanent des règles internationales d’investissement et de service équivalent à des contraintes quasi constitutionnelles sur l’exercice de l’autorité gouvernementale.

Conséquemment, il est important que les gouvernements provinciaux et territoriaux aient le temps de revoir leur alignement actuel. À cet égard, le Canada a accompagné son offre d’un certain nombre de conditions, dont celle : [d’obtenir] de l’UE une offre satisfaisante représentant une ouverture des marchés équilibrée par rapport à l’offre canadienne, quant à l’étendue des mesures non conformes incluses aux Annexes I et II.

Comme nous l’avons déjà souligné, ce n’est clairement pas le cas entre les propositions européennes et canadiennes. De plus, des deux approches, celle de l’UE protège beaucoup mieux la capacité des gouvernements à gouverner dans l’intérêt de la population.

Les conséquences qu’aura l’AÉCG sur la capacité de gouverner des gouvernements provinciaux, territoriaux et municipaux étant identifiables et très majoritairement négatives, il serait judicieux pour les gouvernements provinciaux et territoriaux de suspendre leur appui à cette initiative fédérale, d’ici à ce qu’une évaluation publique exhaustive permette d’en évaluer les risques, les coûts et les avantages.

Enfin, et cela nous servira d’introduction, notons que l’évaluation qui suit se fonde sur des documents obtenus par le biais de fuites. Les propositions canadiennes décrites ci-dessous sont datées du 12 octobre 2011 ; celles de l’UE, du 28 février 2012. Il est déplorable qu’un accord international si lourd de conséquences virtuellement permanentes se soit négocié, jusqu’à présent, sans permettre la tenue d’une discussion ou d’un débat public éclairé. [...]

Conclusion

Cet avis évalue quelques-unes des conséquences qu’entraînera une expansion importante de la portée d’un accord commercial international qui inclura des mesures gouvernementales provinciales et territoriales qui, jusqu’à ce jour, avaient été exemptées des contraintes imposées par de tels accords. Parce qu’en vertu de la Constitution, les droits de propriété et les droits civils relèvent de la compétence des provinces, la plupart des politiques publiques et des lois canadiennes relatives à l’investissement et aux services sont des politiques et des lois provinciales ou territoriales. En adoptant une approche descendante dans l’application des disciplines de l’AÉCG, le gouvernement du Canada a placé les provinces et les territoires devant une tâche quasi impossible : celle de dresser la liste exhaustive et détaillée de toutes les mesures provinciales et territoriales sur lesquelles ils souhaitent réserver leur droit de gouvernance.

Les approches modestes et inconsistantes qu’ont adoptées plusieurs provinces et territoires pour répondre à cette situation laisseront de grands pans de politiques et de lois exposés à des contestations en vertu des règles de l’AÉCG.

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