Édition du 7 mai 2024

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Asie/Proche-Orient

Après l’Ukraine, Taïwan ?

Il y a un mois, Pékin et Moscou affichaient dans un communiqué commun leur ambition d’un « partenariat sans limite ». Les appétits de Vladimir Poutine pour l’Ukraine pourraient-ils donner des envies à Xi Jinping dans sa volonté de « réunification » de la Chine, autrement dit d’annexion de Taïwan ? (Nashidil Rouiaï)

Tiré du blogue des auteurs.

La géopolitique mondiale est-elle en train de vivre un tournant ? En janvier dernier, le président chinois annonçait le renforcement de son arsenal nucléaire. Aux tensions grandissantes avec Taïwan s’ajoute le refus du Président chinois de condamner la guerre menée par Moscou, du fait de ce que Pékin considère comme des « préoccupations légitimes » de la part de la Russie concernant sa sécurité. De quoi s’interroger sur une possible guerre entre les deux Chine. Car si Taïwan est indépendant de fait, l’île est considérée par la République populaire comme une de ses provinces, son indépendance n’ayant jamais été officiellement revendiquée et encore moins reconnue.

Après la défaite des nationalistes face aux communistes durant la guerre civile chinoise (1927-1950), Chang Kai-chek transféra en 1949 le gouvernement de la République de Chine à Taiwan alors que Mao Zedong déclarait la fondation de la République populaire de Chine depuis Pékin. Depuis, la République populaire de Chine et la République de Chine (Taïwan) affirment toutes deux représenter la Chine, chacune revendiquant le territoire de l’autre. Cette posture a été figée en 1992 par un accord entre les représentants des deux rives du détroit, qui établit l’existence d’« une seule Chine ». Si ce consensus ne résout pas les enjeux de souveraineté pour Taiwan, les implications géopolitiques et diplomatiques d’une Chine unique sont largement en défaveur de l’île. Alors qu’un même pays ne peut disposer que d’un siège aux Nations Unies, le siège chinois est occupé par la République populaire de Chine depuis 1971, invisibilisant ainsi la République de Chine dans les instances internationales.

Début 2019, le président chinois le réaffirmait : l’unité de la nation chinoise rend « inévitable » la réunification entre la Chine et Taïwan d’ici 2049. Taïwan sera-t-il la prochaine démocratie à subir l’attaque d’un régime autoritaire ?

Un jeu inégal

Séparées par un détroit de 160 kilomètres et des décennies d’histoire amère, la République de Chine et la République populaire de Chine ne font pas jeu égal sur l’échiquier économique et géopolitique mondial. D’un côté la Chine, seconde puissance économique mondiale (1846 mds $ de PIB), 9,6 millions de km2, 1,4 milliard d’habitants. De l’autre, Taïwan, 21ème puissance économique mondiale (850 mds $ de PIB), 36 000 km2 et 23,5 millions d’habitants. Sur le plan militaire également le déséquilibre est flagrant. En 2021, le budget militaire chinois s’élevait à 209 milliards de dollars, contre 10,5 milliards côté taïwanais. Cette même année, l’armée chinoise comptait presque 2,2 millions de forces vives contre 163 000 militaires actifs à Taïwan. Ce décalage évident renforce d’autant la tension régionale que Pékin a déjà absorbé le Tibet en 1951, Hong Kong en 1997, Macao en 1999, et que la Chine ne cesse de renforcer sa pression en mer de Chine méridionale.

La valse des incursions militaires

En 2021, Pékin a intensifié ses opérations militaires autour de l’île contestée, déployant un nombre record d’avions militaires. Le 1er octobre, jour de la fête nationale, la Chine faisait voler 38 avions, dont des chasseurs et des bombardiers, en direction de Taïwan, pénétrant dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) de l’île, une région tampon où les intrusions déclenchent souvent des alertes militaires. Au cours des trois jours suivants, la Chine envoyait 111 autres avions. En réponse, Taïwan faisait décoller des chasseurs de l’armée de l’air lors d’exercices simulant des scénarios de guerre.

Fin 2021, la marine chinoise organisait des exercices de tir à balles réelles à proximité des eaux taïwanaises. Plus largement, la Chine a établi une présence navale constante à proximité du sud du Japon et de l’est de Taïwan, dans le cadre d’une expansion marquée de sa puissance maritime. Depuis plusieurs mois, la marine de l’Armée populaire de libération fait tourner des destroyers et des bateaux lance-missiles dans les eaux à l’est et au sud de l’extrémité méridionale de la chaîne des Ryukyu (îles Nansei en japonais).

Taïwan est un maillon crucial de la stratégie maritime de la République populaire, qui souhaiterait voir sa première ligne de défense maritime repoussée au-delà de l’archipel japonais, des îles Ryukyu, de Taïwan et du nord des Philippines. La marine chinoise étant désormais en mesure d’essayer de transformer le concept stratégique de la « première chaîne d’îles » en une réalité pour sa défense avancée, la sécurisation de Taïwan sous la juridiction de la République populaire est devenue plus pertinente et plus précieuse. Pékin considère la capacité à opérer librement dans les eaux de Chine méridionale comme un élément clé de sa puissance navale. Cette nouvelle présence navale a accéléré les efforts déployés par les États-Unis et le Japon pour élaborer des plans d’opérations militaires conjointes en cas de crise à Taïwan.

Taïwan, maillon central du « rêve chinois »

Au-delà des enjeux stratégiques immédiats, le rétablissement de sa « place légitime » dans le monde passe pour la Chine par une résolution satisfaisante de la question taïwanaise. Aucun territoire n’est plus symbolique pour Pékin que Taïwan. Selon la Constitution de la République populaire, Taïwan est un « territoire sacré » de la Chine. Son avenir ou, du point de vue de Pékin, sa réincorporation ou non à la Chine, est une question qui peut affecter la capacité du PCC à conserver sa légitimité dans le pays. Avec une exaltation du nationalisme et un Parti qui considère que sa légitimité repose sur la promotion d’une vision unifiée de la Chine et du monde, Pékin ne peut se permettre de laisser Taïwan avoir un avenir distinct du sien.

La réalisation du « rêve chinois », c’est-à-dire le renforcement des succès en matière de développement économique afin que le pays devienne au moins une société prospère, au mieux qu’elle gagne sa place jugée légitime de pays le plus riche du monde, implique pour Xi Jinping d’intégrer Taiwan à son projet national. En définissant Taiwan comme l’élément le plus fondamental de ses intérêts nationaux, le gouvernement chinois laisse entendre qu’il ne fera aucun compromis sur sa revendication de souveraineté sur l’île et pourra recourir à la force pour assurer son unification avec le continent si nécessaire.

Des soutiens peu présents

Pour Taïwan, la situation est d’autant plus compliquée que face à l’expansionnisme économique chinois, « l’île rebelle » perd petit à petit ses partenaires historiques. En accroissant son influence sur des pays qui sont ses marchés d’exportation, Pékin impose sa vision de la mondialisation, développe son soft power et fixe son agenda géopolitique. L’influence de la Chine auprès de ses partenaires et débiteurs a un impact sur leur positionnement géopolitique vis-à-vis de Taïwan.

Depuis 1971, les efforts de Pékin pour saper l’influence de la République de Chine n’ont jamais cessé. Si en 1949, une majorité d’États reconnaissaient encore Taïwan, ils n’étaient plus que 68 en 1971 et à peine 14 aujourd’hui. Afin d’intégrer le projet chinois des nouvelles routes de la soie avec ses nombreux prêts et investissements, la République Dominicaine et le Salvador ont récemment dû cesser toute relation diplomatique avec Taipei. En janvier 2021, 19 pays d’Amérique latine et des Caraïbes avaient rejoint les routes de la soie. Entre 2005 et 2018, Pékin a prêté 141 milliards de dollars aux pays d’Amérique latine, 40 de plus que la Banque mondiale. Difficile pour Taipei de rivaliser sur cet échiquier de l’influence.

Moscou et Pékin, le rapprochement

Si la perspective d’une guerre sino-taïwanaise est aujourd’hui ravivée par la guerre que mène le pouvoir russe en Ukraine, c’est aussi du fait du rapprochement entre Pékin et Moscou depuis 2014.

Alors que les 4 200 kilomètres de frontière sino-russe ont longtemps été le théâtre de tensions entre les deux géants, sur fond de rivalités territoriales, le gouvernement chinois a souhaité modifier la donne et multiplie les annonces autour du renforcement des relations transfrontalières avec la Russie. Côté russe, l’année 2014 a été marquée par l’annexion de la Crimée. Les sanctions imposées par l’Europe et les États-Unis ont renforcé les liens de la Russie avec la Chine.

La coopération sino-russe et les grands projets communs se sont ainsi intensifiés dans les secteurs de l’énergie, de la finance, du train à grande vitesse, des infrastructures et des sciences et technologies. Alors que le volume des échanges entre la Chine et la Russie s’élevait à 69,5 milliards de dollars en 2016, il atteignait 146,9 milliards de dollars en 2021 (+111,37% en cinq ans) et les infrastructures construites dans le cadre des nouvelles routes de la soie favorisent ce développement.

Vers une guerre, vraiment ?

Mais retournons à Taïwan et à la possibilité d’une tentative d’annexion par la force. Même si le combat serait inégal, une guerre resterait risquée pour Pékin. Au-delà du fait que l’armée taiwanaise et sa population opposeraient une forte résistance à toute occupation, Taipei garde de nombreux relais à Washington, alors que la rivalité sino-américaine pousse les États-Unis à accentuer leur soutien à Taiwan. Si Washington a rompu ses relations diplomatiques avec Taïwan en 1979 après avoir reconnu le principe de la Chine unique, il demeure le principal allié de l’île, l’un de ses plus importants partenaires commerciaux et son unique fournisseur d’armes.

Mais les États-Unis iraient-ils jusqu’à risquer un embrasement et un conflit ouvert avec Pékin ? Rien n’est moins sûr, malgré les annonces de Joe Biden fin 2021 sur le fait que les troupes américaines défendraient Taïwan en cas d’intervention militaire chinoise. Ce qui est plus certain, c’est que la posture des forces occidentales dans la guerre en Ukraine devrait donner à Xi Jinping une idée de l’ampleur des sanctions internationales.

Renaud Duterme

Renaud Duterme est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

Nashidil Rouiai

(Université de Bordeaux).

Gilles Fumey

(Sorbonne Univ./CNRS).

Manouk Borzakian

(Lausanne).

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