Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Au Chiapas, l’autre frontière de notre présent (1)

Depuis ce printemps se joue au Mexique, dans l’état méridional du Chiapas, une guerre sourde qui n’a que très peu capté notre attention.

Simon Latendresse,
Anthropologue, chercheur postdoctoral au Centre de Recherches en Géographie Environnementale à la UNAM, au Mexique.

Dans le cycle habituel des nouvelles, on dira même que ce train-là est passé. Au-delà des caprices de l’actualité, au-delà des évènements saillants, la transformation de la « Frontière Sud » offre pourtant une profondeur de vue nécessaire sur les forces et les flux qui traversent le continent.

Trente ans après l’optimisme utopique du soulèvement zapatiste, c’est au contraire la barbarie cynique, sinistre, des entrepreneurs de la mort qui consume aujourd’hui le Chiapas. Des décennies de promesses rompues, de dépossession et de répression sourde, et nous voilà dans le plus sombre des présents possibles.

La guerre pour le contrôle de la Frontière

Depuis l’hiver dernier, il y avait des signes avant-coureurs. Des avertissements, quelques règlements de compte. Mes amis sur place me prévenaient que l’orage couvait. Soudain fin mai, ça éclate. La ville de Frontera Comalapa est prise d’assaut. Chargeant à bord de véhicules blindés, armés de calibres 50 et autre artillerie de grade militaire, les puissants cartels de Sinaloa et de Jalisco, dit « Nouvelle Génération » (CJNG) s’y affrontent, terrorisent pendant près de quatre jours la ville et les villages avoisinants. Sur les messages vocaux partagés sur WhatsApp, on pouvait entendre les chuchotements terrifiés des habitants qui tentent d’alerter les leurs :

«  On a eu de la chance, on a réussi à sortir à temps. On plusieurs familles ici dans la montagne. »
« Ils entrent dans les maisons et enlèvent les jeunes pour les envoyer au combat. Allez vite vous cacher dans la forêt !
 »

La Garde Nationale ne se présentera sur les lieux qu’une semaine plus tard, une fois les canons tus.

Septembre. Après quelques mois d’une apparente accalmie, une enseignante d’Amatenango est enlevée en pleine classe puis retrouvée assassinée la semaine suivante. De Comalapa jusqu’à Tapachula, les « narco-barricades » bloquent l’autoroute panaméricaine qui longe la frontière, paralysant toute circulation, toute activité, menaçant jusqu’à l’approvisionnement alimentaire. Dans les municipios (comtés ou communes) de la région, même les chemins de terre vers les villages avoisinants sont bloqués. Un siège total qui dure près d’un mois. Pendant plus d’un mois, les écoles restent fermées. Même la poste locale demeure à l’arrêt.

De la capture de nouveaux marchés à la gouvernance nécrocapitaliste

Les affrontements entre cartels pour le contrôle de la « Frontière Sud » ne sont pas en soi nouveaux. Mais cette plus récente escalade — sa durée, son intensité, son caractère absolument décomplexé — dévoile le caractère stratégique que couvre cette frontière.
Comme toute entreprise capitaliste, les entrepreneurs de la mort visent l’expansion, cherchent à diversifier leur « portfolio ». Elles étendent désormais leur contrôle sur des pans entiers de l’économie : la culture d’agave, d’avocat… Même de citrons ! À Frontera Comalapa, Amatenango de la Frontera, Mazapa de Madero et Chicomuselo, ils taxent le commerce informel, les débits d’alcool, les compagnies de transports. Ils organisent ceux-ci en « syndicats » ou en unités paramilitaires contraintes à travailler comme informateurs, messagers ou intimidateurs, à monter des barricades ou à mater les journalistes contestataires, les activistes sociaux et autres opposants politiques.

Exodes, terreur et marchandise

Longtemps un point névralgique pour le passage de cocaïne, le contrôle de la Frontière Sud, c’est aussi, et peut-être surtout aujourd’hui, le contrôle d’une autre ressource, particulièrement profitable, simultanément main d’œuvre et marchandise : les migrants (ils sont six millions à être entrés au Mexique cette année seulement !). Extorqués, conscrits comme mules ou comme coursiers, les femmes souvent violées, brutalisées et forcées à la prostitution.

Interviewée dans un refuge de Mexico, une jeune hondurienne venait tout juste d’échapper à son calvaire. La voix brisée, elle me raconte comment son « contact » au Chiapas l’avait séquestrée et forcée ensuite à travailler comme livreuse :
«  Tous les jours, c’était les coups, les insultes, les menaces, dit-elle. Ils disaient qu’ils allaient me tuer si je n’obéissais pas. Mes amies avec qui j’avais traversé, elles sont disparues. Je ne les ai plus jamais revues. »

Les corps découverts par dizaines, par centaines dans bien autant de fosses clandestines au nord du pays ces dernières années, témoignent sans doute de ce qui est fait de ces migrants sitôt qu’ils ne rapportent plus. À moins que la terreur elle-même soit plus profitable.
Et plus la frontière est ardue à traverser, plus les cartels en profitent. La production de l’illégitimité, par la fermeture des voies légales, oblige les migrants à emprunter des chemins de traverse de plus en plus dangereux. Ce qui les rend de plus en plus vulnérables à la capture et à l’exploitation par les groupes criminels, de connivence avec la police.

Du droit de ne pas migrer

Le Chiapas lui-même est d’ailleurs un microcosme emblématique pour saisir avec clarté les forces qui poussent des millions de gens du Sud à l’exil.

Les autochtones du Chiapas ont une longue et tragique histoire de migrations ouvrières entre hautes-terres et basses-terres de l’état. Aujourd’hui c’est désormais vers le nord du pays, les États-Unis (et dans une moindre mesure vers le Canada) qu’ils quittent en masse. Une analyse récente de la banque espagnole BBVA place San Cristobal de las Casas, la capitale culturelle du Chiapas au premier rang des villes du Mexique qui reçoivent le plus de transferts de fonds de l’étranger, avec 420 millions USD au total, seulement pour le premier trimestre de 2023. À l’échelle de l’état, ces transferts (ou remesas) atteignent un peu plus de 3 milliards en 2022, dépassant largement l’investissement direct de l’étranger qui, bon an mal an, oscille entre les 50 et 250 millions à peine1.

Avec la réforme constitutionnelle de 1992, prélude obligé à la signature de l’ALÉNA (aujourd’hui l’ACEUM), la fin des subventions agricoles aux paysans mexicains, le dumping massif des États-Unis et la chute précipitée des prix du maïs et du café qui s’en suivit ont durement appauvri les paysans chiapanèques, provocant la révolte dans les campagnes qui menèrent au soulèvement zapatiste de 1994. Pour seule solution, l’État mexicain, avec l’appui matériel militaire des É.-U. et la caution du Canada n’ont su miser que sur la répression.

Dans les ejidos (terres agricoles collectives), des aînés qui se sont autrefois battus pour la redistribution de la terre déplorent aujourd’hui combien celle-ci manque de bras pour la travailler. Mais confrontés à la rudesse d’un travail de plus en plus ingrat et à des sols aussi dégradés que les marchés, leurs fils et petits-fils, se demandent, eux, pourquoi diable ils restent.

L’agriculture de subsistance occupe pourtant encore près du tiers de la population active (soit un peu plus d’1,2 millions de personnes), dans cet état où le salaire moyen ne dépasse pas les 400$ par mois, et où le taux d’emploi informel est de 76% (d’après les plus récentes données de l’INEGI). Privés d’option de rechange, l’exode massif des jeunes chiapanèques devient une formidable source de recrutement pour les cartels. Argent facile, consommation, glamour : les sirènes mortifères de la vie de gangster peuvent sembler irrésistibles face à la misère d’une économie sclérosée.

Ce cercle infernal pauvreté-migration-criminalité-insécurité nous oblige à sortir de nos lieux communs : au-delà du droit à migrer, n’est-il pas possible, voire urgent, de penser aussi un droit à ne pas devoir migrer ? Un droit à une vie décente dans son lieu d’origine ? Cette dernière formulation, beaucoup plus exigeante, demande de revoir la façon dont sont pensés et structurés nos liens avec le Mexique (et ceux du Nord avec le Sud en général).
Mais pour l’instant, le modèle dominant du sous-développement capitaliste n’a rien à proposer qu’une interminable fuite vers l’avant. Et comme si le libre-échange et la capitalisation agricole n’était pas suffisants pour appauvrir et déposséder la paysannerie mexicaine et centre-américaine de ses moyens de production et de reproduction sociale, la nouvelle ruée vers les ressources minérales et énergétiques, qui s’accélère depuis le début des années 2000, vient ajouter à la menace. Dans un prochain volet, il sera question du lien entre les groupes narcoparamilitaires et le capital minier dans la région frontalière du Chiapas.

Note
1. D’après les données publiées par le gouvernement mexicain.

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