Édition du 23 avril 2024

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Afrique

Au Sénégal comme ailleurs, le glissement du complexe de Fachoda au complexe de Bangui

La dernière lettre hebdomadaire d’Afrique XXI souligne le glissement des obsessions diplomatiques françaises sur le continent africain, du danger anglo-saxon au péril russe. Dans quelle mesure ce changement opère-t-il une mutation du paradigme françafricain ?

Tiré du blogue de l’auteur.

Durant toute son histoire coloniale, la France a été en situation de rivalité avec l’Angleterre, ce qui a nourri de nombreuses et tenaces rancœurs. Sur le continent africain, l’obligation faite par les Anglais à la France, représentée par l’expédition Marchand, de céder la place aux troupes de Kitchener, a donné naissance à ce qu’on appelle le complexe de Fachoda. C’est que dans cette localité aujourd’hui située au Soudan, s’est jouée la défaite du projet français – un empire colonial allant de Dakar à Djibouti - au profit de celui, anglais, visant à constituer un axe du Caire jusqu’au Cap en Afrique de Sud[1]. La presse française se déchaîna alors dans un accès de nationalisme et certains se souviennent peut être avoir vu ce dessin de presse filant la métaphore du petit chaperon rouge et montrant l’abominable loup anglais s’apprêtant à manger l’innocente France, avec sa galette estampillée Fachoda sous le bras. Cette histoire date de 1898 mais n’a cessé de nourrir un complexe d’infériorité et un sentiment de revanche inlassablement transmis dans les milieux diplomatiques et militaires français.

L’illustration la plus tragique de cette obsession anti anglo-saxonne peut être trouvée dans le rapport Duclert sur le rôle de la France dans le génocide tutsi au Rwanda en 1994. On y trouve en effet la confirmation que si les autorités françaises ont soutenu la dérive des autorités rwandaises hutues avant, pendant et après le génocide, c’est notamment parce que le FPR de Paul Kagame était perçu comme le bras armé des ambitions impérialistes anglo-américaines[2] dans cette région de l’Afrique.

L’expulsion des forces françaises de la Centrafrique d’abord, du Mali et du Burkina-Faso ensuite, au profit des forces russes, opère un glissement des priorités si ce n’est des obsessions de nos dirigeants et de nos commentateurs. Le complexe de Bangui serait en passe de remplacer le complexe de Fachoda[3], au point de devenir une clé de lecture universelle, propice à tous les abus et à toutes les erreurs d’analyse comme l’illustre Afrique XXI à propos d’un commentaire de plateau sur Cnews à propos du Sénégal[4]. Les difficultés françaises dans son pré carré seraient le résultat des opérations de déstabilisation de la perfide Russie, sans rien à voir avec le bilan désastreux de 60 années de Françafrique.

Peut-on parler alors de mutation du système françafricain ? Il est possible d’observer et d’anticiper quelques changements. On vient de le voir plus haut, la Russie va devenir un épouvantail bien pratique – sans minimiser les exactions bien réelles commises par elle mais sans en avoir l’apanage – pour justifier le maintien, de plus en plus difficile, des mécanismes d’influence français. Mais le glissement du complexe de Fachoda vers le complexe de Bangui risque d’inverser le type de configuration des actions françaises en passant d’un régime d’opérations secrètes fondé sur des rivalités tues à un régime d’impuissance fondé sur une rivalité au grand jour. Car jamais la concurrence avec le monde anglo-saxon n’a servi de justification officielle à la politique néocoloniale française. Les E.U. et le R.U. étant nos alliés, c’est dans le cadre d’une rivalité sourde entre partenaires que s’est perpétuée la tradition anti anglo-saxonne caractéristique des acteurs de la diplomatie française, du Biafra au Rwanda[5]. Cette rivalité inavouable s’est traduite par des opérations secrètes[6] dont l’opération Turquoise, sous couvert humanitaire, a été une des tristes illustrations[7]. Aujourd’hui, la politique de plus en plus agressive de la Russie dans le pré carré français rebat les cartes des rivalités postcoloniales au grand jour et il sera sans doute plus difficile pour les forces françaises de mettre sur pied des opérations clandestines face au rival russe, habile utilisateur des techniques de manipulation de l’opinion[8].

Le système françafricain connaît donc une mutation forcée par l’irruption de la Russie sur sa zone d’influence. Mais c’est un changement qui reste dans le paradigme général des rivalités de puissances qui caractérise l’ordre international actuel. La question fondamentale à cet égard est : qu’avons-nous raté pour que les opportunités ouvertes en 1991 n’aient pas donné naissance à un nouveau cadre de coopération multilatéral ? Bien des choses sans doute, qui expliquent en partie où nous en sommes en Ukraine. S’agissant de l’Afrique, le fiasco occidental en Libye[9] fut sans doute le point de non-retour pour les autorités russes. Cette opération à laquelle la Russie avait donné son feu vert a une nouvelle fois montré le potentiel déstabilisateur et la duplicité de l’Occident. Fondée sur une propagande manipulatrice, motivée par des raisons obscures[10], outrepassant le mandat donné et débouchant sur un chaos effroyable, elle n’a pu que renforcer la conviction des Russes – qu’il n’était peut-être pas difficile de faire glisser sur cette pente - que les Occidentaux n’étaient pas des interlocuteurs fiables et que toute tentative d’organisation d’un réel ordre de coopération multilatéral était vouée à l’échec. Pourquoi, se crurent-ils alors en droit de se demander, ne pas s’adonner franchement au jeu libre et non faussé de la barbarie des puissances ?

Notes

[1] Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas cette notion, je conseille cette petite vidéo très pédagogique : (1045) La crise de Fachoda, 1898 - YouTube

[2] « L’année 1991 débute sur les réflexions de la fin de l’année précédente qui, toutes, signalent la difficulté prévisible pour la France de maintenir des éléments militaires significatifs au Rwanda dans le cadre de l’opération Noroît. Rester est déjà compris comme alimentant un soutien non seulement militaire mais encore politique décisif au président Habyarimana dont l’action personnelle, selon différentes administrations françaises, a construit sur le long terme la situation actuelle, ses tensions et ses crises. Partir envoie aussi un signal puissant de critique de celui qui vient d’être aidé. Partir affaiblirait la position rwandaise que les Français perçoivent toujours comme menacée par le FPR et, avec lui, par l’Ouganda et le monde anglo-saxon. » Rapport Duclert, p. 128. Rapport Duclert La France le Rwanda et le génocide des Tutsi 1990-1994 | vie-publique.fr

[3] France. Après le syndrome de Fachoda, le « complexe de Bangui » (afriquexxi.info)

[4] Lettre hebdomadaire d’Afrique XXI, no77, semaine du 5 au 11 janvier 2023. Edito : « La crise sénégalaise, Cnews et les ‘toutologues’ ».

[5] F.-X. Verschave, La Françafrique, Stock, 1998, voir notamment le chapitre consacré au Biafra, cette province sécessionniste du Nigéria soutenue par la France dans sa volonté de nuire aux intérêts britanniques « Biafra pétrolo-humanitaire », p. 137-155.

[6][6] B. Collombat, D. Servenay, ‘Au nom de la France’. Guerres secrètes au Rwanda, La découverte, 2014.

[7] T. Prungnaud, Laure de Vulpian, Silence Turquoise, Don Quichotte, 2012.

[8] Comment la Centrafrique est devenue le laboratoire de la propagande russe en Afrique (lemonde.fr)

[9] Libye : les terribles séquelles de l’intervention de l’OTAN (lvsl.fr)

[10] Notons encore une opération militaire sous couvert d’intervention humanitaire. Rappelons le jeu trouble de la France de Sarkozy, en relation avec l’affaire du financement libyen de la campagne de 2007, amplement documenté par Mediapart. Voir F. Arfi et al., Sarkozy Kadhafi. Des billets et des bombes, La Revue Dessinée / Delcourt, 2018.

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