Édition du 14 mai 2024

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Débat dans le mouvement des femmes : quelle solidarité avec le peuple ukrainien

Construire un mouvement anti-guerre

Commentaires sur le " Manifeste féministe contre la guerre ".

Je n’ai pas signé le Manifeste féministe contre la guerre, bien que je partage (comme je l’ai dit à la camarade qui me l’a envoyé) de nombreux aspects de ce Manifeste, signé par des femmes que j’estime beaucoup. J’espère que mon texte sera interprété comme une contribution à un dialogue nécessaire.

25 MARS 2022 | tiré d’International View Point

Mon principal désaccord concerne "l’analyse concrète de la situation concrète" - ou la nature de cette guerre. Une telle analyse détermine toujours la formulation des positions internationalistes - et je crois aussi qu’une telle exigence d’analyse des situations concrètes est nécessaire pour la détermination des réponses féministes. Or, à cet égard, les formulations du Manifeste tendent au contraire à l’expression d’une posture pacifiste générale - sans doute associée à une analyse politique qui ne distingue pas entre guerre agressive et résistance légitime. En tout cas, je ne souscrirais pas à un féminisme qui défend l’idée que les femmes ne devraient "par nature" jamais prendre les armes.

L’essentiel du débat réside donc dans la compréhension des causes de cette guerre, qui est présentée comme un conflit entre impérialismes. Si tel était le cas, je soutiendrais un pacifisme radical. Il serait semblable à celui prôné par Jaurès à la veille de la première guerre mondiale inter-impérialiste, face à laquelle le défaitisme révolutionnaire des zimmerwaldiens était totalement justifié. J’ajoute qu’évidemment, contre la guerre actuelle lancée par Poutine, un pacifisme est totalement justifié en Russie, notamment le pacifisme féministe, que le Manifeste évoque - mais sans distinguer l’ancrage de ce point de vue dans le pays agresseur et celui des femmes dans le pays agressé. En raison de son analyse du conflit, le Manifeste ne peut établir aucun lien avec les féministes ukrainiennes engagées dans une lutte de résistance. J’espère et je crois que le rôle des mères, des épouses et des sœurs des soldats russes qui ont été soi-disant envoyés en "opérations militaires" et qui mourront dans une sale guerre contre leurs frères ukrainiens sera fondamental pour vaincre Poutine. D’autre part, comme je l’ai dit dans ma réponse négative aux initiateurs du Manifeste, je respecte à la fois les femmes ukrainiennes qui ont fui le pays et la guerre pour protéger leurs enfants et celles qui sont restées pour participer à la défense (armée et non armée) de leur pays.

Mais cela signifie reconnaître que la résistance armée en Ukraine est une "guerre juste", une guerre défensive, menée par un peuple dont Poutine a explicitement voulu remettre en cause l’existence autonome. A la veille de son "opération", il a clairement évoqué - loin des arguments sur l’OTAN - ce qui pour lui était la "création" artificielle de Lénine, qui inscrivait dans la constitution de l’URSS une pleine reconnaissance de l’Ukraine et du Belarus comme distincts de la Russie et dotés du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Poutine a assumé le passé tsariste et Staline contre Lénine et de tels droits lorsqu’il a lancé son "opération" - qu’il pensait facile. La résistance qu’il rencontre est celle de tout un peuple ukrainien - hommes et femmes de toutes les régions - y compris des russophones (comme le président Zelensky). Le premier effet de cette guerre est et sera (contre tout régime fantoche) la consolidation de la nation ukrainienne en construction, luttant pour sa dignité et son droit à l’autodétermination.

En tout cas, face à la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine, les appels à la " paix " et aux négociations diplomatiques - refusant la résistance armée (et les moyens de la mener à bien) - signifient en pratique des appels à la soumission à la fois à Poutine et aux grandes puissances. On peut débattre des différentes manières de contester un ordre injuste et de répondre à la violence, de dénoncer et de rejeter l’agression. Mais l’accent sur les choix exprimés par les populations agressées - en l’occurrence le droit du peuple ukrainien à l’autodétermination face à cette guerre et aux relations internes et internationales dans lesquelles elle s’inscrit - me semble essentiel. Un tel accent sur la société concrète est en contradiction avec les lectures " géostratégiques " des conflits qui réduisent les peuples à des pions instrumentalisés par l’un ou l’autre camp.

Malheureusement, l’analyse de la nature des agressions concrètes n’épuise pas le débat sur les analyses et les tâches des luttes émancipatrices. Il est certain que tout conflit est exploité par les grandes puissances du monde. Biden espère vendre son gaz de schiste contre celui de la Russie. Et les industries de l’armement contraintes d’enregistrer les retombées de la défaite américaine en Afghanistan se réjouissent de l’autre effet immédiat de la guerre de Poutine (qu’il n’attendait pas) : la consolidation, au moins immédiate, de l’OTAN et de l’UE et de leurs budgets militaires.
Mais le peuple ukrainien qui résiste utilise - en plus de ce qu’il produit lui-même - des armes fabriquées dans les usines de l’OTAN. Cela ne suffit pas à nier l’autonomie de leur engagement dans la lutte, et donc leur motivation. Cela ne change pas non plus (jusqu’à présent) la nature de la guerre - que les forces de l’OTAN ne veulent pas transformer en une guerre avec la Russie. Mais c’est pourquoi la critique et la remise en question de l’OTAN - qui est une question globale et actuelle, surtout depuis 1991 - ne peut pas être comprise en Ukraine et face aux horreurs et menaces de la guerre de Poutine si elle s’exprime par des slogans refusant d’envoyer des armes défensives au peuple ukrainien - ou plaçant la Russie et l’OTAN dos à dos dans l’analyse de cette guerre. De même, le slogan internationaliste - combattre son propre impérialisme - perd tout son sens et sa portée si les anti-impérialistes sont indifférents au sort infligé par... un autre impérialisme.

Une autre chose - qui ne justifie pas une minute cette guerre - est la remise en cause radicalement critique des institutions et des relations économiques, politiques et militaires qui ont structuré le continent européen - Est et Ouest - et le reste du monde depuis 1989/1991. Mais c’est dans une temporalité différente de l’analyse et des slogans.

La guerre va produire des polarisations en Ukraine et dans le monde, notamment la croissance d’une composante d’extrême droite ultra-militariste et fasciste dans la résistance ukrainienne : elle a menacé de mort Zelensky lors de ses premières tentatives de dialogue dans le Donbas et avec Poutine. Le président-combattant ukrainien est en fait entouré de deux forces d’extrême-droite (très dissymétriques) : l’une poutinienne grand-russe (avec sa puissance étatique et ses mercenaires) et l’autre, défendant une ukrainité "anti-russe". Lui-même n’est ni un fasciste, ni le pion que Poutine méprisait - ni Ho Chi Minh. Et son profil d’apologiste de l’ordre libéral, dépendant des oligarques - et incapable de considérer que le sort de son peuple ressemble à celui des Palestiniens, comme l’a montré de façon spectaculaire son discours en Israël - exige que le soutien internationaliste à la résistance ukrainienne soit accordé avec une indépendance critique.

Nous devons tout mettre en œuvre pour que la défaite de l’agresseur Poutine s’accompagne de la consolidation par le bas d’une ukrainité beaucoup plus large, plus inclusive et plus enracinée dans la société que celle de l’extrême droite raciste, avec une gauche qui lutte contre tous les néofascismes d’Ukraine et de Russie ; une gauche qui s’adresse aussi à Zelensky en temps de guerre pour que les travailleurs ne supportent pas les coûts de la dette ukrainienne et les coûts de la guerre à la place des oligarques. C’est en soutien à cette gauche fragile mais essentielle en Ukraine et en lien avec le mouvement anti-guerre en Russie que nous devons construire un internationalisme d’en bas.

Cette tâche se heurte à un contexte marqué par des héritages historiques - des anciens empires au stalinisme, en passant par la lutte contre le nazisme et les désastres de la mondialisation capitaliste post-1989 - qui doivent être examinés dans une perspective radicalement émancipatrice, contre tous les rapports d’oppression. Le féminisme internationaliste a un rôle majeur à jouer dans ce processus.

25 mars 2022

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