Édition du 30 avril 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Comment l’Etat maintient les femmes dans la dépendance économique

La Fondation des femmes lance un Observatoire de l’émancipation économique des femmes et présente une note très convaincante sur « l’individualisation des droits » en matière de prestations et d’imposition, c’est-à-dire un accès aux droits individuels, reposant sur la situation de chaque personne et non en référence à sa famille.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Avec les aimables autorisation de l’autrice et de Alternatives Economiques

Le sujet est déjà bien étudié, mais régulièrement écarté, à de rares exceptions près. En France, ce n’est que fin 2022 que l’allocation aux adultes handicapés (AAH) a enfin été « déconjugalisée », après d’importantes mobilisations. Cela signifie que désormais l’AAH est attribuée à chaque personne en situation de handicap, indépendamment de sa situation conjugale.

Ce sont des questions récurrentes chez les économistes et les féministes : à quand un système fiscal et social dépourvu d’une vision familialiste, qui donne une place prépondérante à la famille et maintient encore et toujours une image dépassée des couples et de la famille ? A quand l’introduction de droits propres à chaque citoyen·ne et non dépendants de la référence à leur famille ? Questions très controversées, comme en témoigne un débat de la revue Travail, genre et sociétés déjà ancien…

Ainsi, l’Etat octroie certains droits en fonction de la situation familiale de la personne, ce qui peut renforcer sa dépendance… Concrètement, certaines prestations seront diminuées, voire supprimées, si madame vit dans un ménage où monsieur gagne assez bien sa vie… Encore aujourd’hui, on raisonne comme si tous les couples mettaient en commun tous leurs revenus et biens.

Selon l’économiste Sophie Ponthieux, ce n’est le cas que de 64% des couples, surtout mariés (74%), le chiffre tombant à 30% pour les pacsés et à 37% pour les concubins. Or, on le sait, le mariage poursuit son déclin, les mariages sont deux fois moins nombreux que dans les années 1970. Et même mariés, les couples sont de plus en plus nombreux à opter pour une individualisation de leur patrimoine et pour le régime de la séparation des biens, ce qui accroît les inégalités de genre en fragilisant la situation des femmes.

On ne sait donc pas ce qui se passe vraiment au sein des couples, le ménage est une « boîte noire » où peuvent se reproduire des inégalités. D’autant que, selon l’Insee, trois femmes sur quatre en couple gagnent moins que leur conjoint, et que l’écart de revenus est en moyenne de 42% (l’écart entre les hommes et les femmes célibataires n’étant que de 9%).

Ce que l’on constate en revanche, toujours selon l’Insee, c’est qu’au moment des séparations, de plus en plus fréquentes, le niveau de vie des femmes baisse de 20% et seulement de 3% pour les hommes. Et ces derniers conservent bien davantage de patrimoine que leur ex-conjointe, comme l’ont montré les chercheuses Sybille Bessière et Céline Gollac dans leur ouvrage Le genre du capital. Sans parler bien sûr de la croissance des familles monoparentales, qui représentent désormais un quart des familles, avec à leur tête une femme dans 84% des cas.

Des prestations sociales non individualisées

La liste est longue des prestations fonctionnant sur une base familialiste, c’est-à-dire sous condition de revenus du ménage et non de la personne bénéficiaire : le revenu de solidarité active (RSA), la prime d’activité, l’aide personnalisée au logement, mais aussi les prestations familiales, l’assurance vieillesse pour le parent au foyer (AVPF), l’allocation personnalisée au logement (APL), l’allocation solidarité aux personnes âgées (Aspa), ou encore l’allocation de solidarité spécifique (ASS)…

L’exemple de la prime d’activité est très éclairant de ce point de vue, puisque les femmes en sont les bénéficiaires à 57%, et qu’il s’agit d’un complément de revenu pour les salariés modestes ayant une activité réduite, à temps partiel… C’est normalement une incitation à l’activité, même partielle, et une désincitation au chômage, puisqu’avec cette prime chacun est censé gagner davantage qu’au chômage. Sauf que si Madame « Gagnemiettes » est en couple avec Monsieur « Gagnepain », elle peut voir sa prime d’activité baisser ou même disparaître…

Un autre exemple, au cœur de l’actualité, concerne la pension de réversion. On sait que ce sont majoritairement les veuves (à 88%) qui en bénéficient et que son rôle est essentiel pour leur permettre de toucher une partie de la pension du défunt et de maintenir ainsi leur niveau de vie, à condition d’avoir été marié·e.

C’est le seul dispositif qui soit familialisé et qu’il convient de maintenir – voire de renforcer pour certain·es, en l’ouvrant aux couples pacsés – sous peine d’aggraver les risques de précarité d’une frange importante de veuves : pour plus d’un million d’entre elles, cette pension de réversion est leur seul revenu. A terme, dans une société égalitaire où chacun, et surtout chacune, aurait les moyens de travailler et de disposer d’un revenu décent, ce dispositif pourrait être rediscuté.

Mais en attendant, dans le système actuel, certaines dispositions de la pension de réversion sont injustes, car si la ou le bénéficiaire se remet en couple, cette pension peut être réduite (dans le privé, en fonction du revenu du nouveau ménage) ou même supprimée (dans la fonction publique).

« Ces mécanismes soumettent les femmes veuves à une forme de chantage économique sexiste et patriarcal, induisant que l’argent ne se mérite qu’à travers la fidélité absolue, même après la mort  », relèvent Lucile Peytavin et Lucile Quillet, autrices de la note.

Les arguments contre une individualisation de ces prestations sont notamment économiques : elle engendrerait un coût important, à l’heure où l’on ne cesse d’évoquer les déficits publics. Mais on oublie que l’application de cette politique familialiste coûte en réalité de l’argent à l’Etat à travers le système d’imposition.

L’imposition conjointe : un cadeau aux hommes riches

Le système d’imposition français repose toujours sur la mise en commun des revenus du couple (marié ou pacsé). Cette conjugalité joue considérablement parmi les couples où monsieur gagne beaucoup plus que madame. Quand on compare le taux d’imposition d’un couple ayant des revenus très différents à leur taux d’imposition si ces deux personnes étaient célibataires, les hommes sont les grands gagnants de l’imposition conjointe : l’Insee estime en 2019, que le taux d’imposition des hommes baisserait de 13 points en moyenne, et que celui des femmes augmenterait de 6 points, par rapport à ce qu’elles paieraient en étant célibataires.

Ce système date du lendemain de la Seconde Guerre mondiale et favorisait les familles à un seul revenu, en désincitant au travail des femmes. On estime ainsi que déconjugaliser, comme dans la plupart des pays européens, l’imposition des couples aurait une incidence sur l’emploi des femmes mariées et pacsées qui pourrait représenter jusqu’à 80 000 emplois supplémentaires. C’est aussi un frein à l’allongement de la durée de travail des femmes : en restant à temps partiel, les femmes permettent au couple de payer moins d’impôts, ce qui maintient les inégalités entre les sexes.

Qui plus est, ce système d’imposition se traduit par un coût pour l’Etat car l’avantage fiscal sur les revenus élevés génère un manque à gagner de l’ordre de 11,1 milliards d’euros pour l’année 2017. En effet, on estime que 60% des couples ont un impôt inférieur grâce à ce système et le gain est en moyenne de 1 840 euros. Qui plus est, ce sont les plus aisés qui en bénéficient davantage : le montant moyen des gains est de 4 549 euros pour les 1,9 million de couples aisés (et 812 euros pour les 10% des couples modestes, mais imposés), soit 5,6 fois moins…

En l’occurrence, le quotient conjugal devrait être plafonné comme le propose l’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) Hélène Périvier. Ce serait une bonne mesure à envisager avant même d’individualiser totalement l’impôt, cette dernière option soulevant de nombreuses questions et pouvant pénaliser des couples à faibles revenus, au sein desquels les femmes travaillent peu ou pas.

Au total, les politiques sociales et fiscales ne reconnaissent que les couples mariés et parfois pacsés, et modulent certaines prestations sociales au nom d’une solidarité conjugale loin d’être systématique, tout en offrant des avantages fiscaux aux plus aisés. Tout ceci, au détriment de l’indépendance économique des femmes.

Rachel Silvera, Maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre
https://www.alternatives-economiques.fr/rachel-silvera/letat-maintient-femmes-dependance-economique/00106028

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