Édition du 7 mai 2024

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Europe

Des « antifas » traités de fascistes : les perversions sémantiques de l’extrême droite se banalisent

« Collabos ! Collabos ! » Ce sont les cris lancés par des militants d’Éric Zemmour, dimanche 5 novembre, à son meeting de Villepinte, aux journalistes accusés d’hostilité envers leur candidat. L’infamie du qualificatif, rattaché à la Collaboration avec l’occupant allemand, peut surprendre de la part des partisans d’un candidat qui a entrepris, justement, de réhabiliter le maréchal Pétain.

Tiré de Médiapart.

Cette étrange inversion n’est pourtant que le nouvel avatar d’un patient travail de subversion sémantique, opéré par l’extrême droite depuis des années. Un travail qui a notamment permis de qualifier les militants antifascistes de « fascistes », comme récemment encore les antiracistes de « nouveaux racistes ». Pire : cette entreprise de dynamitage du langage a contaminé une partie des médias et du débat public.

Ainsi, lorsque Éric Zemmour est empêché d’effectuer sereinement sa visite à Marseille par les « antifas », ses soutiens crient sur les réseaux sociaux aux « méthodes fascistes » des antifascistes. Un renversement martelé dans la presse de droite et d’extrême droite depuis des mois.

Le site d’extrême droite Boulevard Voltaire raconte même l’histoire d’une nonne qui a « chassé les antifas » en train de taguer un restaurant marseillais où avait déjeuné Zemmour. Recueillant le témoignage anonyme de cette sœur, le journal raconte ce « miracle » : « Elle leur a demandé ce qu’ils faisaient. Ils ont essayé de se justifier : “C’est un facho !” “C’est vous les fascistes !”, a répondu sans concession la nonne. »

Quelques semaines plus tôt, dans le même journal, c’est l’éditorialiste canadien Mathieu Bock-Côté qui explique que les « antifas », « ces milices d’extrême gauche » harcelant le candidat patriote Éric Zemmour, « nous rappellent que le totalitarisme porte aussi un drapeau rouge ».

Au lendemain du meeting de Villepinte, où des militants de SOS Racisme ont été frappés par des supporters de Zemmour, l’avocat Gilles-William Goldnadel se fend d’un édito dans Le Figaro fustigeant l’attitude des « antifas » voulant faire taire par la violence le polémiste d’extrême droite. « Le fascisme intolérant habite de quel côté de la rue politique ? », s’alarme-t-il. L’homme vient d’ailleurs de publier Manuel de résistance au fascisme d’extrême gauche (Éditions de Passy), qu’il présente comme « interdit à la vente pour tous ceux qui n’ont pas encore compris que le fascisme était aujourd’hui situé à l’extrême gauche de l’échiquier politique et intellectuel ».

« La rhétorique du miroir permet de renvoyer à l’adversaire les accusations de fascisme ou de violence pour lui couper l’herbe sous le pied et surtout noyer le sens de ces expressions. L’idée, en traitant n’importe qui – notamment les antifascistes – de fascistes, est de discréditer non seulement les adversaires politiques mais la notion même de fascisme comme système de pensée et d’organisation du politique totalitaire », explique la chercheuse Cécile Alduy, qui va publier en février La langue d’Éric Zemmour (Seuil).

« Cela démonétise l’accusation portée contre Zemmour et les groupuscules néonazis qui le soutiennent et étaient au meeting. Si les antifascistes sont “fascistes”, plus personne ne l’est, le mot n’a plus aucun sens », poursuit-elle.

Pour elle, traiter les journalistes de « collabos » participe à cet « appauvrissement sémantique ». « “Collabo” devient juste une insulte, détachée de son sens historique très précis. »

Après les attentats islamistes de 2015, l’expression « islamo-collabo » avait fleuri dans la presse d’extrême droite, notamment dans Valeurs actuelles, pour cibler les personnalités engagées dans la lutte contre l’islamophobie. Une manière habile de décoller une étiquette qui colle à cette famille politique pour la mettre sur ses adversaires. L’éditorialiste du Figaro Ivan Rioufol avait aussi signé dans ce journal, en novembre 2019, un édito dans lequel il conspuait ceux qui appelaient à aller manifester contre l’islamophobie après les tirs sur la mosquée de Bayonne, les désignant comme « le gratin des collabos de l’islamisme ».

Une entourloupe purement lexicale et rhétorique

Idem pour toute la rhétorique entonnée par l’extrême droite, mais aussi une partie de la gauche, consistant à faire passer les nouveaux antiracistes pour des « racialistes ».

« Nous assistons depuis quelques années à une entreprise d’inversion sémantique à but politique, précise la chercheuse à Stanford, spécialiste de sémiotique. Il s’agit de détacher les mots des objets ou groupes qu’ils désignent normalement pour les retourner contre ceux-là mêmes dont c’est le combat politique de militer contre certaines formes de discrimination ou de violences en les accusant de faire ce qu’ils condamnent. Ainsi, en accusant les militants antiracistes d’être “racialistes” , on sous-entend, in fine, qu’ils sont “racistes”. Le syllogisme est consternant : les antiracistes parlent de racisme, donc utilisent la notion de “race”, donc sont “racialistes”, sous-entendu “racistes”. Une entourloupe purement lexicale et rhétorique. »

Pour l’historien de l’extrême droite Nicolas Lebourg, cette bataille sémantique a une longue histoire au sein de l’extrême droite française.

Dès les années 1960, le théoricien d’extrême droite Dominique Venner théorise ainsi l’idée qu’il faut, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « réinventer le vocabulaire politique, imposer ses mots et changer ceux des adversaires ». Il s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de groupes d’extrême droite européens qui réfléchissent à la manière de « désataniser » le national-socialisme.

Ce sera ensuite, en France, le combat principal du courant de la Nouvelle Droite – un bel euphémisme pour ce groupe radical – d’Alain de Benoist à partir des années 1970. L’adoption de la loi Pleven en 1972, qui pénalise la parole raciste, contraint aussi l’extrême droite à reformuler son discours. « On ne dit alors plus “race” mais “identité” », selon la nouvelle rhétorique adoptée par les identitaires et portée aujourd’hui par Jean-Yves Le Gallou, présent au premier rang du meeting de Zemmour, à Villepinte.

« À partir de 1982, Jean-Marie Le Pen commence à ne plus revendiquer l’étiquette de parti d’extrême droite, reconnaissant que l’expression sent trop le soufre », précise Nicolas Lebourg. Marine Le Pen, comme Éric Zemmour, crie à la stigmatisation dès lors que la presse l’identifie à cette famille politique.

Dans la disqualification des adversaires – les antiracistes, les antifascistes – par l’extrême droite, le rôle d’un intellectuel comme Pierre-André Taguieff a été déterminant. « Taguieff va jouer un rôle de matrice », souligne Nicolas Lebourg dans Les nazis ont-il survécu ? Enquête sur les internationales fascistes et les croisés de la race blanche (Seuil 2019).

Dans un article publié en 1986 dans un ouvrage collectif auquel participe également le penseur de la Nouvelle Droite Alain de Benoist, Taguieff dresse un premier parallèle saisissant entre les « antiracistes » et les racistes. Il y dénonce la « politisation de l’antiracisme » qui « lui confère une fonction instrumentale dans une guerre idéologique dont l’un des objectifs est de paralyser l’adversaire ». Les antiracistes sont des censeurs mus par une idéologie totalitaire. Un sillon qu’il ne va cesser de creuser ensuite de livre en livre et qui fera des émules.

Dès 2007, Zemmour revendique cet héritage en s’en prenant au président de SOS Racisme, Dominique Sopo, comme le souligne Sébastien Fontenelle. « C’est le résultat d’une longue préparation des esprits », note le journaliste qui collabore au collectif Les mots sont importants. Dans Les Éditocrates (La Découverte, 2018), il cite une tribune rédigée par Zemmour dans Le Monde en 2007 : « Sopo ne sait pas qu’on a lu Pierre-André Taguieff ; on a bien compris que le progressisme antiraciste n’était que le successeur du communisme, avec les mêmes méthodes totalitaires mises au point par le Komintern dans les années 1930. “Tout anticommuniste est un chien”, disait Sartre. Tout adversaire de l’antiracisme est pire qu’un chien. »

Qui sont d’ailleurs les vrais fascistes pour Éric Zemmour ? Il est vain de les chercher à l’extrême droite du spectre politique puisqu’ils sont aujourd’hui, et depuis l’origine, à gauche. « Les fascistes sont des gens de gauche », martèle-t-il sur CNews en juin 2021, comme le note le chercheur Jonathan Preda dans un article de Temps présents. « Qu’importe si ce n’est en aucune manière une nouveauté », note-t-il, et si le socialisme d’origine de Mussolini n’est un fait contesté par personne. L’important est de vider de son sens le fascisme et de le renvoyer à la gauche.

Là encore, Éric Zemmour a été à bonne école. « Socialisme et fascisme : une même famille ? » est ainsi le thème d’une réunion du Club de l’horloge, émanation de la Nouvelle Droite, organisée le 22 novembre 1983. « Ses membres sont invités à discuter autour du thème : discuter est un bien grand mot tant l’équivalence proposée est affirmée et réaffirmée tout au long des interventions. Les recherches de Zeev Sternhell sur les origines du fascisme sont reprises et caricaturées. D’une synthèse entre nationalisme et socialisme, le fascisme devient un socialisme national. [...] “Changer la vie” selon le slogan de campagne du président socialiste Mitterrand deviendrait l’équivalent d’une volonté totalitaire de créer un homme nouveau ! », relève Jonathan Preda.

Éric Zemmour est l’héritier de cette longue tradition de subversion sémantique menée par les tenants de la bataille culturelle. La presse qui se livre à ces hasardeuses analogies depuis quelques semaines aussi.

Lucie Delaporte

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