Édition du 7 mai 2024

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La révolution arabe

Dissensions dans les rangs de l’opposition libyenne

Gilbert Achcar, originaire du Liban, est actuellement professeur à l’École des Études orientales et africaines (School of Oriental and African Studies, SOAS) de l’université de Londres. Il a récemment publié un long article sur la situation en Libye. Nous en publions deux extraits.

Le commentaire du Times se montre sceptique sur ce scénario de cooptation du régime par le CNT : « Ceci est non seulement risqué mais controversé, alors que de nombreux combattants rebelles sont décidés à balayer tous les vestiges du régime. » Comme le Wall Street Journal l’avait noté dans son propre rapport sur la feuille de route produite par le Royaume-Uni :

« Beaucoup de brigades rebelles sont devenues des milices, dont certaines n’aiment pas recevoir des ordres de ceux qui occupaient des postes militaires ou de sécurité dans le régime du colonel Kadhafi et qui ont changé de camp pour rejoindre la rébellion après qu’elle ait éclaté en février. Certains chefs rebelles influents ont appelé à écarter les anciens partisans du régime de toute future force et à donner la priorité à ceux qui ont combattu contre le colonel Kadhafi. »

La détermination des rebelles à écarter ceux qui ont soutenu Kadhafi contre l’insurrection est en réalité la clé pour comprendre le comportement paradoxal de l’OTAN décrit ci-dessus. Les puissances de l’Alliance ne veulent pas que les rebelles libèrent Tripoli par leurs propres moyens, comme l’Economist de Londres l’a déclaré sans ambages (16 juin) :

« L’espoir des gouvernements occidentaux est que les rebelles ne parviennent pas à saisir Tripoli à la suite d’une avance à toute vitesse en venant de l’Est, avec les risques de représailles qui seraient infligées aux partisans de Kadhafi en cours de route. Leur préférence est plutôt que le régime implose de l’intérieur et que le peuple de Tripoli se soulève contre le colonel – une éventualité qui se rapproche selon ce que beaucoup croient dans les milieux gouvernementaux occidentaux. »

Tom Dale a commenté cette préférence de l’OTAN pour une « implosion de l’intérieur » :

« Pourquoi les puissances occidentales préfèreraient-elles un coup d’État réalisé par le cercle des proches de Kadhafi à la victoire de l’armée rebelle ? Un tel coup d’État impliquerait un règlement négocié entre les éléments de l’ancien régime qui sont encore avec Kadhafi et la direction des rebelles, qui elle-même comprend de nombreux anciens du régime. Les gouvernements occidentaux veulent stabilité et influence, et ils voient les personnalités de l’ancien régime, exception faite de la famille Kadhafi, comme le meilleur garant de cela. »

Cette dernière affirmation doit être nuancée. Prenons par exemple le cas du major-général Abdul-Fattah Younès, l’une des figures clés du régime Kadhafi qui a fait défection pour se joindre à la rébellion quelques jours après qu’elle ait commencé. Commandant militaire de la rébellion libyenne récemment assassiné, Younès a été un ardent critique de la performance de l’OTAN dans son pays.

Il a développé une relation très antagoniste avec un agent de la CIA, le colonel Khalifa Haftar (parfois écrit Hifter) qui, après avoir vécu en exil pendant près d’un quart de siècle, surtout aux États-Unis et à la solde de la CIA, est retourné en Libye et s’est vu confié une haute position dans la hiérarchie militaire par le CNT sous pression de Washington. L’homme était détesté par beaucoup dans l’opposition libyenne. Comme l’expliquait le journaliste Shashank Bengali sur Real News Network (14 avril) :

« Il y a une certaine préoccupation ici au sujet de Hifter qui a résidé longtemps aux États-Unis, et qui a des liens présumés avec la CIA et d’autres responsables américains qui font de lui un peu un personnage controversé pour les Libyens qui ont le sentiment fort qu’il s’agit d’un soulèvement local. Ils veulent un soutien étranger sous la forme d’armes et de reconnaissance du gouvernement d’opposition libyenne. Aussi veulent-ils que cela ne soit pas une rébellion dont puisse s’emparer une force extérieure comme la CIA. »

L’hostilité entre Younès et Haftar a amené certains à croire que l’assassinat du premier a été organisé par la CIA afin de dégager la voie pour le second. Toutefois, Younès n’a pas été remplacé par Haftar mais par un autre transfuge du régime de Kadhafi, le général Suleiman Mahmoud, commandant de la province de l’Est basé à Tobrouk avant sa défection. En fait, les conditions ne semblent pas être favorables aux hommes ayant les liens les plus forts avec l’étranger, comme l’indiquent les commentaires sur la dissolution du cabinet provisoire par le CNT, à la suite de l’assassinat de Younès.

« Le remaniement semble également représenter un effort par des groupes d’intérêt au sein du mouvement rebelle, y compris les dirigeants locaux qui ont aidé à lancer l’insurrection, d’affirmer leur pouvoir par la mise à l’écart des dirigeants qui étaient rentrés de l’exil et occupaient des postes clés. Pendant des mois, il y a eu des plaintes que les membres du gouvernement rebelle étaient inconnus de la plupart des Libyens, et passent la plupart de leur temps à l’étranger – en particulier au Qatar, le pays devenu le plus enthousiaste sponsor des rebelles.

« Un porte-parole des rebelles a déclaré que M. [Mahmoud] Jibril [l’économiste néo-libéral nommé par le CNT à la tête de son gouvernement, après avoir présidé les réformes néolibérales du régime de Kadhafi depuis 2007 jusqu’au soulèvement], qui a rarement été vu à Benghazi, devrait passer plus de temps en Libye. »

Une explication plausible de l’assassinat d’Abdul-Fattah Younès a été donnée par son collaborateur, Mohammed Agoury, qui a attribué le meurtre à des membres de la Brigade des Martyrs du 17 février. (Selon une autre source, les auteurs appartiendraient à un groupe islamique connu sous le nom de Brigade Abou Ubaidah Ibn al-Jarrah.) Le témoignage d’Agoury fournit un aperçu de la composition complexe et hétérogène de la rébellion :

« La Brigade des Martyrs du 17 février est un groupe composé de centaines de civils qui ont pris les armes pour rejoindre la rébellion. Leurs combattants participent à des batailles en première ligne contre les forces de Kadhafi, mais agissent aussi comme une force semi-officielle de sécurité intérieure pour l’opposition. Certains de ses dirigeants viennent du Groupe combattant islamique libyen, un groupe islamique militant qui a mené une campagne de violence contre le régime de Kadhafi dans les années 1990. “Ils n’ont confiance en personne de ceux qui étaient avec le régime Kadhafi, ils ont voulu se venger”, a déclaré Agoury. »

Un autre événement qui révèle l’hétérogénéité dans les rangs de l’opposition est la « Conférence pour le dialogue national » qui s’est tenue à Benghazi le 28 juillet. Elle a regroupé 350 participants dont des membres de la Brigade des Martyrs du 17 février et des anciens membres de la branche libyenne des Frères Musulmans, les Frères Musulmans eux-mêmes ayant nié tout lien avec la conférence. Les participants ont insisté sur l’unité de la Libye, son caractère islamique et la nécessité d’un dialogue englobant toute la nation, tandis qu’Al-Amin Belhaj, membre du CNT, a indiqué que, bien que Kadhafi et son fils ne pouvaient pas rester au pouvoir, ils pourraient rester en Libye sous protection. Apparemment, certains des participants avaient des contacts avec Saïf al-Islam Kadhafi, un fait qui s’accorde bien avec les dernières déclarations de ce dernier au New York Times :

« J’ai libéré des islamistes libyens de prison, je les connais personnellement, ce sont mes amis”, a-t-il dit, mais il a ajouté qu’il considérait que leur libération avait été “bien sûr une erreur” en raison de leur rôle dans la révolte. »

Une manifestation s’est déroulée devant l’hôtel où se tenait la conférence. Aljazeera.net montre un jeune homme brandissant une pancarte disant, au nom des Jeunes de la Révolution du 17 février : « La Conférence pour le dialogue national ne représente qu’elle-même. » Les manifestants ont souligné leur refus de tout dialogue avec Saïf al-Islam et ses collaborateurs. Ils ont accusé les organisateurs de la conférence de recourir à des milices afin de s’emparer du pouvoir avant même que la libération de la Libye ne soit achevée. Naïma Djibril, une juriste et membre à Benghazi du « comité pour le soutien à la participation des femmes dans la prise de décision », s’est plainte au journaliste du site de l’exclusion des femmes de la conférence.

D’autres détails sur le projet du CNT, rapporté par le Wall Street Journal (12 août), montrent une reconnaissance rassurante de la complexité de la situation libyenne avec des plans pour y faire face de manière démocratique :

« Le plan reconnaît que la direction de Benghazi n’a pas encore le soutien officiel de régions qui se trouvent toujours sous le contrôle du colonel Kadhafi, en créant un processus visant à remplir 25 sièges vacants destinés à représenter ces régions sur un ensemble de 65 sièges. Selon le plan, les membres actuels du Conseil ne pourraient se présenter aux deux premiers tours des élections nationales, ni accepter des postes politiques dans les gouvernements qui en résulteront. […] Selon le document, un CNT élargi, comprenant de nouveaux représentants des régions tenues par Kadhafi, gouvernerait durant huit mois après la chute du colonel Kadhafi, période pendant laquelle des élections se tiendraient pour élire un Comité constitutionnel et un Congrès national intérimaire de 200 membres. La représentation des régions au congrès serait basée sur un recensement de la population réalisé en 2010. Le congrès gouvernera pour une période intérimaire de moins d’un an, durant laquelle un projet de nouvelle constitution serait soumis à un référendum national et le nouveau gouvernement permanent de la Libye serait élu en conformité avec les paramètres établis dans cette constitution. »

One ne peut qu’espérer que la réalité sera conforme à un telle vision. Mais les chances d’une mise en œuvre harmonieuse de ce plan – étant donné l’extraordinaire enchevêtrement des forces tribales, ethniques et politiques qui constituent la société libyenne tout juste sortie de plus de quatre décennies de l’un des régimes dictatoriaux les plus fous de l’histoire moderne – sont plutôt minces. La constitution provisoire récemment publiée et fondée sur le plan ci-dessus est déjà contestée à Benghazi, et le CNT accusé de travailler derrière des portes closes. Les principales différences entre le tumulte politique libyen et la situation qui prévaut en Égypte sont que l’opposition et le régime sont territorialement séparés en Libye, et que la famille régnante a été écartée au Caire mais pas encore à Tripoli.

Comme en Égypte, la bataille politique fait rage entre les divers groupes de l’opposition, certains d’entre eux, surtout parmi les forces islamiques, se montrant prêts à faire des compromis avec les institutions du régime, tandis que d’autres, surtout parmi les jeunes, rejettent cette perspective et veulent une transformation radicale de leur pays. Une autre différence majeure est l’absence en Libye de rôle du mouvement ouvrier, rôle très important dans le processus égyptien. (Toutefois, Kamal Abu-Aita, le président de la nouvelle Fédération égyptienne des syndicats indépendants, m’a dit qu’une fédération indépendante similaire a été récemment créée à Benghazi.)

La situation en Libye – comme en Tunisie et en Égypte, et dans tous les autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord où le processus révolutionnaire actuel se déroule – n’en est qu’au début d’un cours long et tumultueux de développement. C’est le destin normal des bouleversements révolutionnaires. Les puissances occidentales auront beaucoup de difficulté à contrôler ce processus.

Elles n’ont pas de troupes au sol, sans parler du fait qu’elles ont de toute façon échoué à contrôler la situation dans les pays où leurs forces sont déployées, comme en Irak ou en Afghanistan. Le processus de libération et d’autodétermination des peuples est compliqué, et peut bien passer par des phases détestables. Mais sans ce processus et la disposition à s’acquitter du coût qui lui est inhérent et qui peut s’avérer lourd, le monde entier vivrait encore sous des régimes absolutistes.

L’intégral de l’article est disponible à l’adresse suivante : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22622

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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