Édition du 21 mai 2024

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Afrique

Dix réflexions sur la crise égyptienne

Introduction : La violence qui a suivi le renversement de Mohamed Morsi se continue, semble s’amplifier et sous certains aspects paraît trop insensée pour être analysée. Il est clair que les dirigeants des deux camps, les militaires et les Frères musulmans doivent faire tous les efforts possibles pour arrêter le bain de sang immédiatement, et que la justice doit agir pour que les criminels des deux formations soient accusés et déférés devant les tribunaux. C’est plus que clair. Il est beaucoup plus difficile de comprendre le jeu politique actuel dans le pays et de prédire où cela peut conduire. L’objectif des quelques observations qui suivent est de jeter un peu d’éclairage sur ce paysage politique très complexe et confus.

Traduction, Alexandra Cyr.

1- Une ironie théâtrale : En août 2012, dans un moment de sagacité, M. Morsi a profité d’une attaque contre un poste avancé dans le Sinaï pour faire le ménage dans les hauts rangs de l’armée et pour nommer le commandant en chef de son choix. Ce fut l’apogée de sa présidence. On a eu à ce moment-là l’impression que le centre de gravité politique égyptien venait de passer de l’armée aux autorités civiles dûment élues. Le choix de M. Morsi s’était porté sur le général Abdel Fattah-al-Sisi celui-là même qui vient de le démettre de ses fonctions et qui poursuit une politique de répression terrible contre ses supporters. Que peut maintenant penser M. Morsi du général Al-Sisi depuis sa cellule ?

2- Les démocrates et les autres : Le parti des Frères musulmans, le Parti pour la justice et la paix, a largement gagné ses élections. Mais il a aussi eu un impact destructeur sur le processus de démocratisation. Gagner une élection ne vous transforme pas en ami de la démocratie. Les urnes sont un instrument qui se limite à s’assurer que le gouvernement représente les intérêts de tous les citoyenNEs. Les vraiEs démocrates respectent ce principe et s’emploient à adopter des procédures et des pratiques qui assurent les droits politiques de tous les éléments de la société civile. Les Frères musulmans, au contraire, se sont servis de leur victoire électorale pour s’approprier la moindre parcelle de pouvoir à leur portée. Ils ont pris le contrôle de la rédaction de la constitution post révolutionnaire, ont nommé leurs fidèles à des ministères clés, et leurs membres aux postes de gouverneurs. Leurs membres qui revendiquent maintenant le retour de leurs droits démocratiques en demandant le retour de l’ex-président n’ont qu’à moitié raison. Ils et elles sont membres d’une organisation qui s’est attaqué aux droits démocratiques de nombreux ÉgyptienNEs. Les libéraux, vraiment attachés aux valeurs démocratiques, ont eut raison d’être alarmés (par ces attaques). Ils ont utilisé des moyens non violents et démocratiques pour s’opposer au Président Morsi : ils ont lancé la pétition « Tamarod » (Rebelles) pour demander des élections anticipées. Cette pétition déclarait que les Frères musulmans n’étaient pas la seule partie de l’électorat qui devait être représentée dans les institutions démocratiques et que l’organisation et son parti politique avaient dépassé les bornes dans leur accaparement du pouvoir.

3- Y-a-t-il eu un coup d’État le 30 juin ? Cette pétition nous aide à examiner le débat autour des événements du 30 juin : était-ce un coup d’État ou non ? Les États-Unis se servent de cette ambiguïté pour ne pas répondre car le déclarer déclencherait une procédure légale qui mettrait fin immédiatement à leur aide à l’Égypte. Pourtant le terme apparaît de plus en plus justifié alors que l’armée poursuit ses adversaires sans répit et qu’il est clair que le Président par intérim, le juge Adly Masour, ne détient aucun pouvoir. Mais nous devons aussi nous rappeler que le retrait du Président Morsi a aussi été déclenché par la campagne de Tamarod dont la pétition a recueilli 22 millions de signatures signe du peu de confiance envers le Président et conséquemment demandant de nouvelles élections présidentielles. C’est une expression de la volonté populaire qui donne un sens plus démocratique au renversement de M. Morsi qu’il ne peut paraitre au premier abord.

4- Les militaires à l’affut : C’est cette résistance populaire qui a permis à l’armée de faire exactement ce qu’elle ne cessait d’essayer de faire depuis la révolution du 25 janvier (2011) : prendre le pouvoir pour ses propres intérêts tout en clamant que c’était l’exécution des vœux du peuple égyptien. L’armée égyptienne est une vaste organisation dont on estime qu’elle contrôle 40% de l’économie du pays. Elle est convaincue d’être l’une des plus importantes institutions nationale. En plus, c’est une armée qui sait qu’elle ne fera jamais la guerre. Donc son image d’elle-même ne repose pas sur d’éventuelles victoires hors de ses frontières mais bien sur sa prétention à être la gardienne du peuple sur son territoire. Cela crée une habitude à se mêler de la politique mais toujours en faveur de ses intérêts propres. Donc, jamais elle n’aura un engagement réel en faveur de la démocratisation qui au bout du compte la placerait sous contrôle civil. De temps en temps s’il est à son avantage de supporter l’appareil judiciaire et la gauche laïque, elle utilisera cet expédient. Peu après le renversement de M. Moubarak, plusieurs membres des mouvements révolutionnaires qui avaient salué le rôle de l’armée se sont retrouvéEs en prison, torturéEs par le pouvoir du Conseil suprême des forces armées (CSFA). Ce même Conseil avait manipulé le pouvoir judiciaire en détournant un jugement de la Cour constitutionnelle sur la loi électorale post révolutionnaire pour se donner le pouvoir de dissoudre le parlement par la force. L’armée a maintenant réussi à mettre fin aux mandats de tous ceux et celles qui ont été éluEs depuis la révolution du 25 janvier. Les révolutionnaires clamaient : « Le peuple et l’armée main dans la main ». Ce sentiment a maintenant été détourné par les forces contre révolutionnaires.

5- El Baradei le naïf : Il n’est pas surprenant que Mohamed El Baradei ait démissionné de la vice-présidence du gouvernement mis en place le 30 juin dernier. Ce qui est vraiment surprenant c’est qu’il ait accepté ce poste au point de départ. Depuis 2009, sa grande notoriété d’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique et de prix Nobel l’avait promu au rang de critique respecté du régime Moubarak. Son potentiel présidentiel s’est évaporé au cours de la période révolutionnaire parce qu’il n’a pas été capable de créer un lien sensible avec les protestataires de la Place Tahrir. C’est son manque de perspicacité politique qui a fait que Hamden Sabbahi l’ait vite éclipsé au titre de candidat de la gauche laïque au cours de la campagne électorale post révolutionnaire. Son adhésion au dernier gouvernement, auquel il ajoutait de la légitimité, procède de son aveuglement politique qui le réduit à un poids plutôt qu’à un atout en faveur de la libéralisation. Cela tend à prouver le bien fondé de son éviction de la direction le l’alliance libérale égyptienne, le Front national de salut.

6- La promesse du Mouvement du 6 avril : On peut espérer qu’un certain leadership puisse émerger de la maturation des groupes de jeunes révolutionnaires. Au cours de la dernière période, alors que M. Baradei a montré qu’il était prêt à jouer le sale jeu de la « realpolitik » (même s’il l’a mal joué), les dirigeants du Mouvement du 6 avril ont été beaucoup plus en phases avec leurs principes et plus authentiques dans leur réponse aux événements du 30 juin. Même si leur opposition au Président Morsi était forte ils et elles n’ont pas manqué de se rappeler leurs souffrances sous la coupe du CSFA. Après le 30 juin c’est la sympathie avec les manifestantEs pro-Morsi victimes des poursuites des services de sécurité qui les a animéEs. Quand les militaires les ont approchéEs pour solliciter leur soutient dans la transition, ils et elles ont vite compris que c’était une demande pour que l’armée ait les mains libres pour réprimer les partisans du Président Morsi. Dans cette période où les opinions sont extrêmement polarisées, ils et elles ont défendu le droit de protester pacifiquement de ceux et celles avec qui leur désaccord est profond. Et ils et elles ont rejeté la prétention des militaires voulant que qui que ce soit qui prenne le parti de Morsi soit dans le camp des terroristes.

7- Nasser City n’est pas un nouveau Tahrir Square : Malgré que l’armée dise avec vigueur que les supporters de M. Morsi sont des terroristes et qu’elle les attaques sauvagement, il faut déclarer haut et fort que seuls quelques uns d’entre eux le sont vraiment et ils veulent faire avancer leur cause par la terreur. Ils ont toujours exigé la réinstallation de l’ex-président sur un ton menaçant. Leur message est clair : « Retournez M. Morsi à sa fonction ou nous allons faire du grabuge » ! Depuis quelques semaines on a pu observer leurs violentes attaques contre des édifices d’habitation, des bureaux gouvernementaux, des églisesi, des écoles et des postes de police. Ils ont combattu les forces de sécurité et les militaires les armes à la main. Ils ont utilisé des manifestanEs pacifiques comme boucliers humains et ont tiré sur les forces de sécurité depuis les minarets de la ville. Mais la plupart des membres des Frères musulmans sont pacifiques et veulent utiliser les processus politiques légaux pour mener leur combat. Il est pourtant clair qu’il y a des éléments violents qui veulent s’emparer du pouvoir par la force. L’assaut de l’armée contre les partisans de M. Morsi est criminel mais certaines mesures de sécurité devaient être adoptées dans la foulée du 30 juin.

8- Pourquoi les monarchies du Golfe persique sont-elles si contentes ? L’afflux récent de sommes importantes, 8 milliards de dollars en provenance d’Arabie Saoudite et des Émirats Unis, est une des conséquences du renversement du gouvernement Morsi. Pourquoi donc une telle générosité ? M. Morsi avait fait des efforts pour venir à bout de l’historique fossé qui sépare les Frères musulmans de la Maison royale saoudienne, pourtant c’est sans doute le roi Abdullah qui s’est le plus ouvertement réjoui de son renversement. Les monarchies du Golfe ont quelques gains à faire dans cette situation. Premièrement, le Wahhabisme dont elles sont la source prêche l’acceptation passive des autorités mondiales. Elles travaillent depuis des décennies à associer l’identité islamique à la soumission à des régimes absolutistes décrépits et se réjouissent de leurs succès dans ce domaine. La dernière chose qu’elles souhaitent c’est l’émergence d’un régime démocratique dans le pays arabe le plus peuplé. Dans leur perspective, il vaut mieux que l’Égypte soit sous la coupe des militaires engagés sans faille dans la destruction de l’influence des Frères musulmans. Elles vont utiliser leur influence sous forme de sommes sonnantes et trébuchantes pour encourager l’armée à poursuivre son œuvre et pour contre carrer toutes les pressions que les pays occidentaux pourraient faireii. Elles connaissent bien ce démon que sont les régimes militaires ; elles en connaissent bien le fondement conservateur surtout en matière économique. Contrairement à la gauche laïque, les militaires ne s’engageront pas dans des politiques économiques qui pourraient mettre en péril leurs investissements et favoriser les pauvres égyptiens.

9-Comme en 1659 en Angleterre : La situation égyptienne ressemble de plus en plus à ce qui est arrivé de la mort d’Oliver Cromwell en 1658 à la restauration de Charles 11 en 1660. Au cours de ces tumultueux vingt mois, l’Angleterre a vu défiler six gouvernements, la plupart d’entre eux mis en place par des officiers à courte vue. Dans ce chaos, un ancien général du parlement, George Monck, est parti de l’Écosse avec son armée pour arriver à Londres en promettant le retour de la stabilité dans le Commonwealth. Il a utilisé sa position militaire pour obliger le parlement à réintroduire les monarchistes dans ses rangs. Il a finalement fait adopter une résolution sur le retour de la monarchie en Angleterre après onze ans d’expérimentation républicaine. Le général Al-Sisi ressemble beaucoup à un George Monck égyptien : il utilise sa position militaire pour soutenir sa promesse de stabilisation à la population épuisée par la transition politique. Il est probable que ses liens avec le régime prérévolutionnaire soient encore plus étroits que ceux que Monck pouvait avoir avec les monarchistes en son temps. L’armée égyptienne a, pendant 50 ans, alimenté directement le palais présidentiel. Le maintient de l’instabilité va favoriser le retour à l’ancien régimeiii et accentuer la marginalisation de la gauche laïque. Et la nouvelle de la libération de M. Moubarak cette semaine donne une idée des liens fraternels qui unissent les dirigeants actuels à l’ancien dictateur et à sa tribu de voleurs patentés. L’armée a déjà nommé 19 généraux dans autant de gouvernorats du pays répétant ainsi une vieille tactique de l’ancien gouvernement comme le fait remarquer le New York Times. Il semble bien que le général Al-Sisi et l’armée soient décidés à rétablir le vieil ordre politique prérévolutionnaire.

10- Et après ? Il est impossible de prédire quoi que ce soit à propos de l’Égypte. À moyen terme toutefois, il semble bien que l’armée va continuer ses efforts pour annihiler l’influence des Frères musulmans. Des discussions sont en cours au nouveau gouvernement pour interdire de la formation encore une fois. Il se peut que la nouvelle constitution, en cours de rédaction, contienne un article bannissant les partis politiques organisés sur des bases religieuses. Cela peut paraitre un pas positif dans la marche vers la démocratie libérale mais, dans les faits, il s’agit de la reprise de l’article 5 de la constitution de l’ère Moubarak. Une fois qu’ils auront démoli la machine électorale des Frères ils vont organiser l’élection présidentielle et vont soutenir à fond leur propre candidat. C’est ce qu’ils ont tenté depuis le renversement de M. Moubarak en présentant Omar Suleiman, un officier des services de renseignements sous Moubarak, comme un président valable. Lors de la dernière élection, ils ont soutenu un autre membre de la vieille garde, M. Ahmed Shafikiv. Il se peut qu’il soit encore leur candidat aux prochaines élections à moins qu’on convainque le général Al-Sisi de troquer son costume militaire contre le trois pièces-cravate et de présenter sa candidature. S’il le faisait maintenant il gagnerait sans aucun doute. Que tout autre homme fort de l’armée remporte la présidence, la révolution de 2011 devient un moment glôrieux mais pas une victoire contre la tyrannie.

Feisal G. Mohamed

Auteur pour Dissent magazine.

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